Dévaluer son propre travail. Une réflexion sur les stratégies individuelles de contournement de la souffrance professionnelle chez les enseignants du second degré.


Nada Chaar, septembre 2010.

 

Introduction


Notre réflexion part d’une observation participante menée dans le cadre du travail d’une commission de délibération sur les résultats du baccalauréat. Elle porte sur une réunion dont l’objectif est de résoudre, entre l’écrit et l’oral de rattrapage, les cas difficiles d’élèves dont les résultats se situent à un certain nombre de points (correspondant à 5% de la note globale coefficientée[1]) au-dessous de l’oral de rattrapage (accessible avec 8 de moyenne), de l’obtention du bac (qui requiert 10 de moyenne) ou d’une mention (12, 14 ou 16 de moyenne). La réunion à laquelle nous avons assisté a eu lieu dans un lycée de la banlieue parisienne et a duré cinq heures, coupées de deux courtes pauses.

Nous même enseignante en lycée et assistant pour la première fois en sept ans d’enseignement à ce type de réunion[2], nous avons été intéressée par les multiples comportements qui dénotent chez les enseignants une souffrance qui les pousse à dévaluer leur propre travail de professeur, de correcteur et de membre du jury.

Quel intérêt scientifique peut-on accorder à une étude portant sur un temps d’observation si court ? Ici, il s’agit de montrer que, dans le cas très précis d’une réunion de délibération, dévaluer son propre travail en réaction à l’impression de sa dévalorisation croissante et inéluctable est une réponse à un problème difficile à résoudre pour les individus : comment concilier leur adhésion à un contenu (c’est-à-dire à un système de valeurs et de classements) et leur indignation face à ce qu’ils décrivent comme des dérives, des dysfonctionnements, des perversions ou des détournements et qui relèvent donc pour eux de la forme ?

Cette observation est une partie et une étape d’un travail ethnographique et d’une recherche théorique plus larges, que nous menons auprès des enseignants du second degré à partir de problématiques liées à l’engagement et non-engagement des individus dans la construction d’un discours et d’une action critiques de défense collective de leurs droits. Etant nous-même responsable syndicale, nous donnons à notre travail une double dimension théorique et pratique. D’un point de vue théorique, la question que nous posons est la suivante : pourquoi les individus en général et les salariés en particulier n’engagent-il pas leur personne, face à ce qu’ils dénoncent comme des atteintes à l’image valorisée qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur droit à une existence épanouie, dans l’action collective ?  Le prolongement pratique d’une telle interrogation est de savoir quelles réponses un syndicalisme de combat, affaibli dans le cadre de rapports socio-économiques en recomposition depuis les années 1970, peut aujourd’hui trouver à la question du non-engagement.

Dans le cadre limité de notre courte observation, nous montrerons d’abord les multiples comportements de disqualification du travail en cours auxquels se livrent les enseignants pendant la réunion pour essayer ensuite d’en analyser les raisons. Nous observerons également les attitudes paradoxales de conscience professionnelle et de solidarité dans le travail des professeurs au cours de la réunion. Nous terminerons en tentant d’apporter une réponse de type sociologique au paradoxe que nous aurons soulevé en posant la question de savoir dans quelle mesure l’adhésion des enseignants à l’institution et à l’ordre social en général ne contribuent pas à les enfermer dans leur souffrance professionnelle.

 

Stratégies individuelles de résistance.

 

Le déroulement de la réunion est le suivant : le président de séance prend un par un des livrets scolaires[3] des élèves que la commission a en charge. Il lit les notes des candidats ou les montre par projection sur écran blanc aux enseignants. Lorsqu’un cas difficile (pendant la commission, on disait « tangent ») se présente, on délibère : le président de séance lit les remarques inscrites dans le livret scolaire et l’appréciation finale, et les différents membres du jury décident si oui ou non le candidat doit être rattrapé. Si oui, il est décidé quels professeurs doivent remonter leur note d’écrit (en fonction des coefficients), et de combien de points. Un coup de tampon encreur authentifie alors sur la copie le changement de note, le président du jury tamponne et signe le livret scolaire et on passe à l’élève suivant.

Les enseignants montrent, dès le début de la réunion, et de façon croissante au fur et à mesure qu’elle dure, leur mécontentement et leur désir de partir le plus tôt possible. Dès leur arrivée, les certains se livrent à des calculs, fondés sur le nombre de candidats, le pourcentage habituel de cas à résoudre (en référence à l’expérience qu’ils ont de commissions précédentes) ou la pratique (plus ou moins rapide) du président de séance, pour évaluer l’heure de fin de la réunion. Sur les cinq heures de délibération, on assiste également à de nombreuses stratégies d’évitement consistant à discuter avec ses voisins, lire, travailler sur autre chose (notamment consulter les nouveaux programmes en prévision de l’année scolaire à venir), partir quand le cas de tous les élèves dont on a corrigé l’écrit a été traité (ce qui est normalement interdit), se plaindre haut et fort de la lenteur de l’ensemble, couper régulièrement la parole au président du jury.

Ces stratégies d’évitement, dans les cas les plus extrêmes, peuvent aller jusqu’à des pratiques, sinon de sabotage, du moins de dévaluation de son propre travail (comme on le verra avec l’exemple 1) pouvant aller jusqu’au renoncement (qui n’est pas forcément conscient) à la légalité des procédures (comme le montrera l’exemple 2). Le premier exemple que nous développerons est le suivant. Quand la réunion commence à durer plus que la patience des présents ne peut le tolérer[4], certains enseignants acceptent de remonter leur note sans même consulter la copie concernée, « pour en finir ». Quand on sait que certains enseignants disent passer jusqu’à ½ heure par copie d’écrit, non seulement en temps de lecture et de correction, mais aussi à comparer les copies pour s’assurer de noter les élèves de façon équitable, on mesure à quel point cette attitude (qui reste néanmoins exceptionnelle) est contradictoire. Le second exemple est celui d’une enseignante qui, pendant la réunion, raconte à ses voisins une réunion de délibération dont elle considère le déroulement comme idéal, regrettant de n’avoir vécu cette expérience qu’une seule fois. Quand les membres du jury sont arrivés le matin, le président avait déjà fait le tri des cas tangents. « C’était super, dit-elle, parce que ça allait très vite ». Nous tentons, à titre personnel, de suggérer que cette pratique pose peut-être un problème du point de vue de la transparence des procédures. La réponse de l’enseignante est qu’il faut savoir « faire confiance à la personne » et que « c’est ce qu’on est en train de faire toute façon : quand un cas n’est pas tangent, on passe très vite ». Poursuivant la discussion, nous répondons qu’ « on voit quand même passer tous les élèves, même rapidement ». La seule réponse de l’enseignante est alors « eh bien dans ce cas, il faudrait qu’ils soient deux [présidents du jury] à le faire [le tri préalable des dossiers]» de façon à ce que l’un contrôle le travail de l’autre. Autrement dit, l’enseignante en question ne voit pas d’opposition à l’idée de déléguer son droit de regard. Lors de la discussion (qui n’a duré que le temps de deux échanges), les enseignants assis près de nous ne sont pas intervenus, sauf au début, pour manifester leur admiration devant l’efficacité de la procédure décrite par leur collègue.

Nous venons de décrire ce que nous appelons des « petites résistances », autrement dit des comportements individuels non concertés (ce qui n’empêche pas qu’ils impliquent entre les auteurs une complicité plus ou moins tacite, marquée par des sourires entendus, des hochements de tête, des clins d’œil ou des comportements d’imitation) destinés à se mettre à distance (parce qu’on « n’est pas d’accord », à se ménager un espace de liberté (pour faire autre chose, pour ne pas perdre son temps), mais aussi à faire passer un message de mécontentement, aux autres présents, et notamment au président de séance (assimilé, bien qu’il soit un enseignant du secondaire comme les autres, à la hiérarchie qu’il représente) ou au personnel administratif du lycée d’accueil[5]. Comment expliquer ces expressions de mécontentement ?

 

 

Une image dévalorisée du travail et de la personne de l’enseignant, génératrice de souffrance.

 

Deux types de raisons, matérielles, mais également symboliques, nous semblent contribuer à donner l’impression aux enseignants que non seulement leur travail, mais également leur personne font l’objet d’une dévalorisation croissante. Nous ne chercherons pas ici à vérifier cette impression par l’étude des mécanismes qui y contribuent, et nous ne développerons pas le lien qui la rattache à ce qu’il nous semble possible d’appeler un « ethos professionnel des enseignants » et à un rapport des professeurs du secondaire à leur métier qui tend à imbriquer fortement leur personne et leur travail. Nous nous contenterons de reprendre le discours des enseignants tel que nous l’avons entendu à l’occasion de notre participation au jury pour montrer comment l’image dévalorisée qu’ils ont de leur travail peut les conduire à participer à sa dévaluation.

 

Des conditions matérielles qui tendent à dévaloriser le travail des enseignants.


Les conditions de convocation sont un des éléments principaux de mécontentement liés à des raisons matérielles. Les enseignants ont en effet un sentiment d’injustice, dû à la façon dont le SIEC (Service interacadémique des examens et des concours) gère les convocations : certains professeurs ne sont jamais convoqués, alors que d’autres le sont tous les ans, et certains, alors qu’ils ont déjà accompli des tâches similaires au cours de l’année (certains oraux, de bac ou de BTS, ayant lieu au mois de mai). Ils se retrouvent ainsi, en plus, à corriger les écrits, participer à la réunion de délibération et faire passer les oraux du second groupe jusqu’au 9 juillet alors que leurs collègues sont libérés de leurs obligations vers la troisième semaine du mois de juin. Mais cet élément, somme toute routinier et admis comme plus ou moins inévitable (« nous sommes des fonctionnaires en mission jusqu’au 9 juillet »), vient loin derrière un autre facteur de mécontentement : les convocations de dernière minute, liées à des désistements. Certains enseignants sont convoqués le vendredi pour le lundi pour le retrait des copies, certains, le lundi matin pour le lundi après-midi, dans des conditions ressenties comme très désagréables (l’enseignant arrive dans son établissement, où il doit normalement surveiller les épreuves écrites encore en cours et est accueilli par un membre de l’administration qui lui demande d’aller rapidement au secrétariat car il y a une convocation qui l’attend). En cas d’incapacité à se rendre à cette convocation de dernière minute, il est très difficile (voire impossible) de joindre le SIEC par téléphone.

Les conditions d’affectation viennent encore aggraver le mécontentement. Certains enseignants se trouvent en effet convoqués très loin de chez eux, et se rendent compte, en en parlant à d’autres collègues qui sont dans le même cas, que leurs lieux de convocation auraient pu être intervertis, ce que le SIEC refuse quand on lui en fait la demande. Une enseignante habitant dans la grande couronne sud est ainsi convoquée pour récupérer ses copies dans la grande couronne nord. Arrivée au centre d’examen, elle se rend compte qu’elle est victime d’une erreur : aucun paquet de copies ne l’attend. Le SIEC, appelé en urgence, l’invite à rentrer chez elle et à attendre une nouvelle convocation.

Les conditions de remboursement sont par ailleurs un autre objet de critiques de la part des enseignants: les missions de membres du jury sont rétribuées en primes qui s’ajoutent au salaire, dans la mesure où les enseignants sont censés être en service (donc déjà recevoir une rémunération) jusqu’à la fin du baccalauréat. Si la correction d’écrit est particulièrement rémunératrice, l’oral est très peu payé (la réunion de délibération n’est pas rémunérée d’après ce que nous ont affirmé les collègues, les oraux ne le sont qu’à partir d’un certain nombre de candidats par demi-journée, variable selon les matières, et il arrive que des enseignants soient obligés de se déplacer de loin pour évaluer un nombre de candidats inférieur au seuil à partir duquel on est rémunéré). Or certains enseignants trouvent inacceptable de ne pas être rémunérés pour des obligations qui n’incombent pas effectivement à l’ensemble des professeurs. De plus, les rémunérations ne sont versées qu’au mois d’octobre ou de novembre suivant.

Ce dont nous avons particulièrement fait l’expérience au cours de notre observation participante est le mécontentement lié aux conditions de déroulement de la réunion de délibération elle-même. Celle-ci a lieu après la fin des cours, dans des établissements déserts dans lesquels le réfectoire est fermé pour les vacances. Les enseignants sont pressés d’en finir et de rentrer chez eux, d’autant que certains, convoqués au dernier moment, avaient prévu autrement le déroulement de leur semaine. La réunion durant trop longtemps, du point de vue des enseignants, en raison du manque d’efficacité du président de séance, il est décidé de sauter la pause déjeuner et de « tenir » jusqu’à 14h, de façon à éviter de terminer trop tard dans l’après-midi. Néanmoins, la faim se manifestant, la mauvaise humeur augmente, surtout quand, ayant réclamé des vivres (les petits gâteaux offerts à la pause de 10 heures ont tôt fait de disparaître), les professeurs doivent faire face à la panique du personnel de l’établissement d’accueil, qui ne trouve au départ rien à leur offrir. La réunion apparaît donc comme le lieu où se cristallisent des frustrations matérielles accumulées dès le mois de mai (date à laquelle les convocations sont normalement envoyées) sans doute parce que le travail lui-même auquel elle donne lieu est perçu comme contradictoire de ce que les enseignants ont essayé de faire avec leurs élèves pendant l’année.

 

Une dévalorisation symbolique du travail de toute une année.

 

Le travail de délibération est un travail de type administratif, qui n’implique qu’une très faible dimension pédagogique[6], et qui en plus, demande aux enseignants de renoncer à la note qu’ils ont donnée préalablement comme étant la plus juste possible. De ce point de vue, il donne l’impression d’une corvée assommante et dévalorisante, parce qu’elle ne relève pas d’un travail intellectuel et parce qu’elle vient contredire l’effort intellectuel et pédagogique accompli en amont.

Avant de recevoir leur paquet de copies d’écrit, les professeurs reçoivent, de façon informelle, un certain nombre de consignes de notation qui consistent généralement à « noter large ». Lors de la réunion de remise des copies à laquelle nous avons assisté, le coordonnateur du jury est arrivé en disant que contrairement à l’usage des années précédentes, il n’avait reçu aucune consigne, ni orale ni écrite, de l’inspecteur, mais que si on se référait aux consignes de l’année précédente, « il serait bon que les paquets de copies tournent autour de 9-10 ». Lorsque nous-même, novice en la matière, lui demandons s’il peut arriver qu’on « surnote », les professeurs présents répondent en cœur que « non, on ne note jamais trop large ». Hors réunion, une enseignante nous a raconté qu’elle avait vu, l’année précédente, un membre de son jury d’écrit se faire convoquer par un inspecteur parce que ses notes étaient trop basses et recevoir l’ordre de corriger les copies à nouveau. Ces consignes officieuses de notation, parfaitement intériorisées par les enseignants, entrent en contradiction avec leur pratique pédagogique de l’année, à tel point que dans les conversations ordinaires de salle des professeurs, il n’est pas rare que, lorsqu’on parle de tel ou tel élève et de ses résultats escomptés, les enseignants disent « oh, tu seras surpris(e). Au bac, ils n’ont jamais les mêmes notes ». L’impression des enseignants est que l’ensemble des conseils et consignes de rigueur intellectuelle (y compris quand il s’agit simplement de l’acquisition des connaissances) sont ignorées au moment de la correction de l’examen au nom d’impératifs, étrangers à la discipline enseignée, d’ordre purement statistique (faire réussir le maximum de candidats au baccalauréat). De leur point de vue, ce qui est mis en péril n’est pas seulement le travail d’une année (un travail élaboré selon des normes édictées par les inspecteurs eux-mêmes et qui fait l’objet de jugements très sévères lorsque ces derniers viennent évaluer un enseignant), mais la substance même du savoir : si l’on décerne le diplôme à des élèves qui n’ont pas accompli l’effort nécessaire pour l’avoir, on annihile la valeur même de la parole de l’enseignant, non seulement comme figure de l’autorité, mais aussi comme représentant d’un rapport au savoir qui se perd dans une société de plus en plus tournée vers la performance technique et l’efficacité. C’est donc l’ethos professionnel lui-même, et par là, l’image que l’enseignant a de sa personne, impliquée dans cet ethos, qui est en danger.

Mais c’est cet ethos professionnel qui, paradoxalement, explique malgré tout un certain professionnalisme des enseignants, qui ne s’est jamais démenti pendant la réunion et cela malgré la mauvaise humeur.

 

 

Des enseignants consciencieux et solidaires

 

L’adhésion des enseignants à l’objet de la réunion (résoudre les cas difficiles de façon à décerner le baccalauréat avec le plus de justice possible) s’exprime de deux façons : leur comportements montre leur respect de la procédure et de ses rituels, leur attitude dans la prise de décision montre leur désir très fort de prendre des décisions justes.

 

Une adhésion à un rituel de travail.


Nous avons été surprise, au cours de la réunion, de voir à quel point certains de nos collègues, régulièrement convoqués aux jury d’écrit et d’oral, en ont intériorisé le déroulement routinisé. A cela contribue le fait que, dans chaque réunion, il y ait des rôles fixes : le président de séance (président ou vice-président de commission) détient le pouvoir de décision en dernière instance, ce qu’il marque en apposant le cachet officiel aux livrets scolaires). Il y a également un déroulement fixe. C’est cela qui rend capables certains enseignants de calculer la durée de la réunion dès ses premières minutes. Chacun attend patiemment son tour, c’est-à-dire le moment où vont défiler les élèves concernés par son paquet de copie. Même en train de discuter, de lire, ou de consulter les programmes de l’année à venir, chacun sait saisir au vol les cas tangents et lever le nez pour regarder l’écran blanc et participer au vote en cas de désaccord. Le degré de ritualisation est tel que, quelles que soient les critiques qui fusent tout au long de la réunion (qu’elles concernent le manque d’efficacité du président ou l’absurdité qu’il y a à remonter des notes déjà trop « larges ») les enseignants ne remettent jamais en question le seuil fixé au départ des 5% (ou quand cela arrive que l’un d’entre eux dise que « c’est trop » ou qu’ on « donne le bac », il y a toujours un collègue pour répondre « mais on a dit 5% au début, on va pas revenir là-dessus »).

 

Un professionnalisme évident tout au long de la réunion

 

La mauvaise volonté à l’égard de la tâche fastidieuse s’accompagne d’une certaine forme de professionnalisme. En effet, si tout au long de la réunion, on entend des complaintes liées au caractère absurde de « la cuisine » à laquelle la commission est en train de se livrer, celles-ci fonctionnent en fait comme une forme de mise à distance par rapport à ce qui est en train de se passer et d’autojustification : « ce que nous faisons, nous le faisons parce que nous n’avons pas le choix ». Dans ce contexte, l’attitude des enseignants oscille entre les comportements de refus et les comportements d’adhésion. Quand se pose la question d’accorder ou non des points supplémentaires à certains candidats, tantôt on voit le même professeur accepter de remonter une copie de 2 points, la passant ainsi de 5 à 7/20, ce qui, du point de vue du contenu, ne se justifie pas sans difficulté, et tantôt on le voit dénoncer haut et fort la « cuisine absurde et inadmissible » à laquelle la commission est en train de se livrer, et refuser de remonter une autre copie d’un point (pour la passer de 7 à 8). On entend souvent la phrase « mais on n’a qu’à donner le bac à tout le monde, alors ! ». A d’autres moments, quand certains enseignants veulent faire preuve d’un zèle jugé excessif (en disant leurs scrupules à remonter la note), ils sont rabroués par les autres qui les somment d’augmenter la copie « qu’on puisse avancer, à la fin ! ». Parallèlement, lorsqu’un cas est soumis au vote, l’ensemble des enseignants y participe, y compris ceux qui étaient distraits pas une conversation ou une activité annexe. Si les enseignants essayent donc de se soustraire au protocole absurde qui se déroule en leur présence, ils ne peuvent néanmoins imaginer perdre le contrôle sur ce que la commission décide.

Mais, si chacun estime avoir noté au plus juste ses copies d’écrits, pourquoi revenir sur les notes ? Les enseignants répondent en général qu’on est tous soumis à l’erreur ou qu’on sait très bien que les pratiques de notation sont parfois très différentes. La valeur intrinsèque de l’institution n’est jamais passée au crible de la critique.

 

Des individus solidaires et conscients des valeurs du groupe.

 

La conscience professionnelle s’exprime également sous la forme de la solidarité dans le travail. Lorsqu’il s’agit de se repartir le faible nombre de candidats prévus à l’oral dans chaque matière, certains enseignants proposent spontanément de venir alors qu’ils habitent loin du centre d’examen, pour soulager des collègues qui soit habitent encore plus loin, soit ont des obligations, notamment de type familial. Nous avons ainsi pu observer ce qu’on pourrait appeler une morale naturelle, une hiérarchie des priorités et des droits spontanément admise par les individus, qui se plient sans discussion à des règles absolues telle que celle qui veut qu’un célibataire doive tout faire pour faciliter les choses à une collègue mère de famille. Tout se passe comme si les enseignants cherchaient à recadrer, par une forme de rationalité morale, une institution dont le fonctionnement leur semble, sinon absurde, du moins mal ordonnée. A ce titre, la solidarité des individus nous semble une forme de garantie intuitivement recherchée par chacun de la préservation de chacun des membres du groupe. En effet, les enseignants sont conscients de former un groupe de personnes qui ont le même souci professionnel et moral de faire réussir leurs élèves. A ce titre, ils doivent entre eux tenter de maintenir une certaine rationalité d’un système dont ils dénoncent ensemble les mêmes dysfonctionnements.

Mais si une telle solidarité existe, pourquoi ne mène-t-elle pas, au lieu, ou en complément de ce que nous avons appelé les « petites résistances », à une réaction collective fondée sur la construction d’un discours et d’une action de dénonciation ?

 

L’adhésion comme entrave à la construction d’un discours critique et d’une action collective ? 


On pourrait invoquer des raisons matérielles pour expliquer l’absence de l’action collective. En effet, l’espace de la réunion ne la permet pas : les enseignants, issus de différents établissements, ne se connaissent pas, ils n’ont comme temps d’échange que deux courtes pauses et les bavardages occasionnels pendant la réunion se limitent forcément à deux ou trois personnes qui échangent quelques phrases. Mais, quand bien même des échanges critiques ont effectivement lieu, ils se fixent en général sur des questions de procédure ou sur les cas tangents. C’est cela qui nous porte à penser que l’absence de construction d’un discours et d’une action collective critiques s’expliquent avant tout par une adhésion fondamentale des acteurs à l’institution.

 

Le rituel comme instance de légitimation et de naturalisation


La sociologie de P. Bourdieu a fortement insisté sur l’importance de la naturalisation des catégories et des classements (produits de ce qu’il appelle le pouvoir symbolique) dans l’adhésion des acteurs à l’organisation sociale, y compris quand celle-ci repose sur des structures dans lesquelles ils font figure de dominés[7]. Or l’inscription de l’ordre social dans des rituels est un des éléments qui viennent lui conférer cette légitimité admise comme naturelle. P. Bourdieu s’est d’ailleurs intéressé à ce qu’il appelle les rites d’institution[8]. Pour lui, « instituer […] c’est consacrer, c’est-à-dire sanctionner et sanctifier un état des choses, un ordre établi, comme fait précisément une constitution au sens juridico-politique du terme ». Il parle de « l’efficacité symbolique des rites d’institution ; c’est-à-dire le pouvoir qui leur appartient d’agir sur le réel en agissant sur la représentation du réel », opération qu’il qualifie d’ « acte de magie sociale » [9]. Si l’objet de départ de l’étude de Bourdieu est de reprendre l’analyse d’A.van Gennep des rites de passage pour en éclairer la fonction sociale, son analyse nous semble pouvoir être appliquée à l’étude des procédures ritualisées telles que celles que nous avons vues en réunion de délibération. En effet, pour Bourdieu, la principale fonction du rite d’institution est de créer des séparations, des frontières dans l’espace social et d’affirmer la légitimité des individus, des fonctions ou des institutions en les dotant d’une visibilité symbolique. Or la réunion de délibération, par la pratique des convocations (qui consacrent certains individus, les professeurs de lycée, comme étant habilités à se prononcer sur le sort des candidats au diplôme national qui sanctionne la fin des études secondaires et permet l’entrée dans le supérieur), par l’identification d’une hiérarchie interne et par le recours à des pratiques (tamponner et signer les livrets scolaires, tâche réservée au président de séance) et à des objets matériels symboliques (deux ou trois tampons encreurs pour une trentaine de présents, qui circulent solennellement dans la salle lorsqu’un professeur est chargé de changer la note d’une de ses copies), relève bien de ce que décrit P. Bourdieu. Et si l’acte d’institution « trouve son fondement dans la croyance de tout un groupe, […] c’est-à-dire dans des dispositions socialement façonnées à connaître et à reconnaître les conditions institutionnelles d’un rituel valide »[10], il nous semble pouvoir affirmer que l’adhésion des individus au rituel lui-même et aux conditions formelles de son déroulement tend à mettre ce qui se cache derrière le rite, autrement dit l’ordre social que celui-ci a pour fonction de légitimer, à l’abri de toute tentation critique. Mais au-delà, P. Bourdieu attribue, en conclusion de son étude, une fonction ontologique au rite : « je voudrais, pour finir, poser une dernière question, dont je crains qu’elle ne paraisse un peu métaphysique : est-ce que les rites d’institution […] pourraient exercer le pouvoir qui leur appartient […] s’ils n’étaient capables de donner au moins l’apparence d’un sens, d’une raison d’être, à ces êtres sans raison d’être que sont les êtres humains »[11]. Or dans le cas qui nous occupe, on peut sans doute au moins affirmer que le rite, dans un contexte où les enseignants déplorent la dévalorisation du diplôme du baccalauréat, concomitante de la dévalorisation de leur fonction, les procédures rituelles continueraient, dans notre hypothèse, à donner un sens à leur travail, et par là, à leur existence personnelle.

Si les individus recourent donc aux comportements d’évitement et aux petites résistances que nous avons décrites, il s’agirait donc en réalité d’une stratégie consciente de préservation de soi par adhésion à l’ordre existant. Mais comment les stratégies, fondées sur un calcul coût/avantage, et mises en place par des acteurs rationnels peuvent aboutir, paradoxalement, à la dévaluation de leur propre travail ?

La sociologie de P. Bourdieu nous permet d’apporter un élément de réponse à cette question. Pour lui, les individus, inscrits dans un certain champ, davantage que des acteurs, sont les agents de logiques qui les dépassent et dans lesquelles leur action est doublement structurée par l’habitus (un système de dispositions innées et acquises et qu’ils ont intériorisé au cours de leur vie sociale) et par les rapports de force au sein du monde social et dans le champ[12]. Or il faudrait se demander dans quelle mesure ce que nous avons appelé un ethos professionnel des enseignants, qui se forme pendant les années d’études (par imitation des enseignants qui leur ont donné l’envie d’enseigner) et ensuite d’exercice du métier (par acquisition d’une certaine « pratique »[13] et fréquentation d’autres enseignants), ne contribue pas au type de stratégie ici déployé. Parmi les valeurs dominantes qui se dégagent lorsqu’on entend les conversations ordinaires des enseignants ou lorsqu’on s’intéresse à leurs annotations (sur les copies ou les bulletins d’élèves) ou à leurs interventions en conseil de classe ou auprès des parents d’élèves, se trouve le respect de l’autorité juste (au premier titre celle du professeur et des autres adultes de l’établissement) et des fondements de la morale et de l’ordre social républicains. Tenir un discours radical de critique de l’institution, c’est entrer en contradiction avec son propre ethos professionnel. Contribuer à la dévaluation de son propre travail est un moindre mal, puisque l’essentiel, l’institution, est préservé. Mais au-delà, on peut se demander si le refus de construire un discours critique sur l’institution elle-même ne peut pas également relever d’un refus chez les enseignants de s’avouer trop clairement une dégradation de leur métier.

 

Adhésion individuelle et préservation de soi

 

La réflexion que mène le psychiatre spécialiste de la psychologie du travail Christophe Dejours dans son ouvrage Souffrance en France[14], fondé sur des enquêtes empiriques sur le travail en usine (un univers professionnel, certes, très éloigné de celui des enseignants), peut contribuer à apporter une réponse à nos interrogations. L’auteur se pose la question suivante : comment expliquer que l’injustice sociale, que traduit la souffrance accrue des travailleurs et des chômeurs dans l’économie néo-libérale, ne provoque pas de réaction de masse dans la population ? Sa réponse met en lumière la conjugaison de plusieurs éléments qui font système : (1) un discours politique et économique dominant qui décrit les transformations en cours depuis les années 1970 et leurs effets sociaux comme les conséquences inévitables d’une situation de crise qui impose des sacrifices, (2) la complicité des cadres avec des techniques managériales dont ils connaissent pourtant les conséquences désastreuses sur le psychisme des travailleurs, (3) les mécanismes de défense des ouvriers eux-mêmes, qui face à la précarisation et aux exigences croissantes en termes de cadence, se plient à la violence des relations de travail et se replient dans l’individuel, (4) l’ignorance du reste de la société et le refus collectif de s’avouer la place de l’injustice et de la souffrance dans les relations professionnelles. Tout cela contribue à un processus de banalisation de l’injustice et de la souffrance qui repose sur la neutralisation de la réflexion critique et du jugement moral qui s’explique principalement par la honte et la peur.

Comment cette réflexion de Chr. Dejours peut-elle éclairer notre recherche ? D’abord, en ce qu’elle explore des mécanismes systémiques dans lesquels s’insèrent ce qu’on appelle communément les stratégies individuelles. Si les stratégies défensives relèvent d’un certain calcul, elles interrogent quand même la rationalité des acteurs, car elles reposent paradoxalement sur des mécanismes d’aliénation consentie de la réflexion intellectuelle et morale. Par exemple, Chr. Dejours s’intéresse à la question du zèle au travail. Si le zèle relève fondamentalement de la liberté et de l’initiative des travailleurs et donne ainsi une dimension épanouissante à leur travail, il peut également, dans un contexte où la peur préside aux relations professionnelles, devenir la simple expression de la concurrence entre les individus et la complicité à l’égard de l’aliénation. Dans le cas que nous avons étudié, le zèle des enseignants se révèle également ambivalent : tout en démontrant l’adhésion des enseignants à l’objet et aux procédures, légitimes à leurs yeux, de la réunion, il joue contre eux en les empêchant de refuser en bloc la « cuisine » à laquelle la réunion donne lieu. Il devient alors l’expression de leur refus de s’avouer la souffrance qu’entraîne chez eux la dégradation de leur métier.

Mais une différence importante nous semble séparer l’analyse de Chr. Dejours de notre observation. L’auteur pose en effet comme un élément central des mécanismes qu’il étudie le concept de « stratégie de distorsion communicationnelle » C’est ainsi qu’il appelle les stratégies managériales qui consistent à faire passer aux cadres comme aux managers une information falsifiée sur le travail et sur les résultats de l’entreprise en dissimulant les traces des injustices et conflits tout en faisant participer les travailleurs, qui s’en font complices par peur et par honte, à ce mensonge. Dans le cas que nous observons, il y a sans doute une forme de distorsion communicationnelle dans la façon dont sont gérées les convocation et affectations des enseignants ou encore, sur le fond, dans la manière dont les exigences statistiques de réussite des élèves contribuent à rendre les enseignants complices de la dévaluation de leur travail de pédagogues et de correcteurs. Mais ici, ce n’est pas la peur à l’égard d’une hiérarchie jugée menaçante qui explique le comportement des acteurs (tout au plus une sorte de fatalisme qui consiste à « corriger comme on nous demande » pour éviter ennuis et tracasseries), mais une posture d’adhésion à l’institution qui relève en réalité d’une stratégie de préservation de soi. Néanmoins, cette posture d’adhésion elle-même relève d’un refus de la critique qui découle à notre sens d’un sentiment de honte : répondre trop clairement à la question du piège de dévalorisation dans lequel les enseignants se trouvent pris, c’est accepter d’apporter des réponses potentiellement douloureuses à la question « suis-je une bon fonctionnaire (d’un Etat républicain de droit dont les valeurs sont miennes) et un bon professeur ? En effet, dans un contexte de recomposition des objectifs et des moyens de l’école et de la conception de la fonction publique tout entière, les individus trouvent de plus en plus difficile d’agir en conformité avec l’image idéale valorisée qu’ils ont de leur métier.

 

L’adhésion comme préservation de l’ordre social.

 

Mais l’apport majeur des analyses de Chr. Dejours à notre réflexion réside dans la dimension politico-morale de ses interrogations. En effet, une question centrale dans l’étude des mécanismes de banalisation de la souffrance au travail et de l’injustice sociale est celle de la responsabilité des acteurs. Comment exercent-ils leur faculté de jugement intellectuel et moral ? Reprenant à H. Arendt ses analyses sur le cas d’Eichmann, il propose d’étudier le processus par lequel les consciences individuelles finissent par accepter le mal. Autrement, ce qui l’intéresse n’est pas la banalité, mais la banalisation du mal, c’est-à-dire la façon dont les mécanismes que nous avons décrits aboutissent à provoquer chez les individus une neutralisation du jugement moral et critique par ce qu’il appelle un « clivage du moi ». Ce qui est intéressant pour notre étude, c’est le paradoxe qui veut que les enseignants du secondaire constituent précisément un groupe parmi les plus instruits au sein de la population et les plus sensibilisés, par leur ethos professionnel, aux questions politico-morales. Par quels mécanismes arrivent-ils à endormir leur faculté de juger ?

Il nous semble que l’explication par des facteurs psychologiques (la honte, la résignation) doit être complétée par une explication sociologique, autrement dit par l’analyse de la position particulière des enseignants au sein des rapports de force qui parcourent la société toute entière. Dans un article sur ce qu’ils appellent de façon provocante « les catégories de l’entendement professoral », P. Bourdieu et M. Saint-Martin décrivent l’attitude de ces enseignants face au reste du monde social comme un ascétisme aristocratique. Conscients d’occuper une position seulement intermédiaire au sein des élites économiques et intellectuelles, les enseignants s’accrochent à un autre prestige, celui qui est conféré par le savoir et par un certain mode de vie. Par leurs jugements sur leurs élèves, ils perpétuent leur pouvoir tout en produisant une consécration invisible, puisque posée comme relevant de formes de classification purement scolaires, de l’ordre social qui fonde leur propre position socio-économique.

Cette analyse nous conduit à formuler l’hypothèse que les enseignants du secondaire refusent de mobiliser leurs compétences cognitives et conceptuelles au service d’une critique de l’institution parce que ce serait là remettre en question un ordre social qui garantit leur propre position. On assisterait donc à une sorte de suspension du jugement politique au nom d’une nécessité sociale. Mais en adoptant une attitude de préservation de soi qui renvoie à une image idéale valorisée de leur métier et de leur place dans la société qui renvoie en réalité à un état antérieur des relations sociales, les enseignants se trouvent pris dans un piège. Ignorer les transformations de fond du métier et de la fonction publique liées à l’incorporation des discours de rationalité du capitalisme managérial[15] condamne les enseignants à une souffrance et à des pratiques de dévaluation qui finissent par prendre des allures de sabotage de son propre travail.

 

Conclusion

 

Si nous avons appelé « petites » les résistances individuelles à la souffrance, ce n’est pas au nom d’un jugement de valeur qui les opposerait aux « grandes » résistances, celles qui se fonderaient sur une stratégie collective. L’adjectif nous a simplement semblé être le mieux à même de traduire le constat d’une juxtaposition des mécontentements qui, à rester dans la sphère individuelle, condamne les individus à un pis-aller qui consiste en une simple gestion de la souffrance. Si la somme des résistances individuelles n’aboutit pas à une construction collective des mécontentements, c’est en raison de l’adhésion des enseignants à la légitimité de l’institution. Dans un contexte où les missions de l’Etat et de ses fonctionnaires se trouvent redéfinis dans le sens d’une forte restriction et d’une importation des normes de l’économie privée, clamer haut et fort ses devoirs de fonctionnaire et de professeur, c’est défendre une certaine conception de la fonction publique tout en s’épargnant la honte de l’aveu d’impuissance doublement douloureux : les professeurs souffrent de ne pas pouvoir exercer leur métier comme ils le voudraient et d’en être réduits malgré eux à contribuer à sa dévaluation, mais ils souffrent aussi de voir leur position sociale elle-même menacée et s’accrochent, dans un monde qui change, à l’image idéalisée d’une ordre valorisant et aujourd’hui menacé.

L’apport de la psychologie, à travers le travail de Chr. Dejours, nous a permis de prendre conscience que la souffrance individuelle, dans la mesure où elle est partagée et fait l’objet, chez les enseignants, d’une communication (par la parole ou par certains comportements), doit trouver sa place dans l’analyse car elle contribue à la compréhension des mécanismes de soumission. Cependant, on peut reprocher à Souffrance en France une vision univalente qui se contente de constater les effets neutralisateurs de la peur et de la souffrance sur le sens moral et politique. Une étude comme celle de Stéphane Beaud et Michel Pialoux sur la condition ouvrière[16], qui donne une place plus grande aux résistances ouvrières et leurs échecs, ainsi qu’aux discours des ouvriers sur leur condition, leurs espoirs et leurs frustrations en les situant dans des évolutions sociales plus larges impliquant notamment le rapport à la mémoire ouvrière, aux syndicats ou à l’école, pourra à l’avenir compléter notre réflexion sur les rapports à l'engagement. La dimension psychologique doit en effet, comme nous l’avons montré en recourant aux théories de P. Bourdieu, nécessairement s’intégrer dans une approche sociologique plus large, qui tiendrait compte de deux éléments à notre sens essentiels : les rapports de force sociaux, dans la mesure où ils constituent une contrainte forte sur l’action individuelle et les représentations morales et politiques des individus (elles-mêmes traduction symbolique des rapports de force), dans la mesure où elles déterminent un discours sur la cité et un certain rapport à l’action collective.

Un syndicalisme de combat soucieux d’élargir et d’affermir les bases de son recrutement et de son rayonnement social doit savoir tenir compte à la fois des ressorts psychiques de la souffrance et de la manière dont les individus, dans leurs discours et dans leurs comportement, évaluent et défendent leur position dans l’ordre social et leurs chances d’accès au bonheur.

 

 

 

 

 

 


[1] Le nombre de points est fixé de façon arbitraire (en réalité, sans doute en référence à la pratique d’une commission précédente ou à des consignes reçues de l’inspection académique) en début de réunion. Proposé par le président de séance, il n’a fait l’objet d’aucune discussion, les enseignants présents le considérant comme légitime.

[2] Les membres de la commission sont membres du jury, ce qui implique la correction des écrits et la participation aux épreuves orales du second groupe, dites « oral de rattrapage ». Les enseignants concernés sont convoqués de façon aléatoire selon les besoins du service.

[3] Le livret scolaire contient les moyennes trimestrielles et annuelles de l’élève et leur position par rapport à celles du groupe classe ainsi que les appréciations méthodologiques et de discipline portées par les enseignants des différentes matières pour les classes de première et de terminale. Lors du conseil de classe de troisième trimestre de terminale, le président porte sur le livret une appréciation générale « très favorable, favorable, assez favorable » ou « doit faire ses preuves à l’examen ». D’après le BO n° 7 du 15 février 2001 (disponible sur http://www.education.gouv.fr/bo/2001/7/encart.htm#bac), ces avis permettent de « de distinguer le cas des élèves qui ont fourni un travail régulier et ont obtenu des résultats moyens mais qui leur permettent d'espérer un succès à l'examen, du cas des élèves qui ont eu des résultats médiocres en ayant peu travaillé et qui doivent effectivement faire leurs preuves à l'examen ».

[4] Ce qui dépend évidemment des individus mais tend à acquérir un caractère collectif à mesure que l’on approche de l’heure du déjeuner.

[5] La réunion ne comprend pas seulement les enseignants membres de la commission de délibération. Sont également présents des membres du personnel administratif (secrétaires) ou du secteur vie scolaire (surveillants) de l’établissement d’accueil. C’est eux qui organisent le déroulement matériel de la réunion et mettent à disposition des enseignants la salle, les paquets de copies ou les livrets scolaires.

[6] Décider ou non de remonter la note d’un élève implique ce que P. Bourdieu appellerait une « pratique » pédagogique, construite dans la durée et la multiplicité des élèves rencontrés, qui permet de dire, avec une certaine assurance et selon un faisceau de critères tellement intériorisés qu’ils ne font plus l’objet d’une énonciation verbale, que tel élève mérite ou non qu’on l’encourage, ou verrait son avenir scolaire « condamné » ou « bouché » par une décision trop sévère. Néanmoins, dans le déroulement administratif routinisé de la réunion, les moments où un professeur s’implique avec force pour défendre tel ou tel élève ou pour appeler au contraire à plus de sévérité, et a donc l’impression de « vraiment faire son travail d’enseignant », sont relativement rares.

[7] Bourdieu P., « Espace social et pouvoir symbolique, texte français de la lecture prononcée à l’université de San Diego en mars 1986 », in Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 147-166.

[8] Bourdieu P., « Les rites comme actes d'institution », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 43, juin, 1982, pp. 58-63.

[9] Ibid., p. 59.

[10] Ibid., p. 63.

[11] Ibid., p. 63.

[12] Voir par exemple Bourdieu P., « De la règle aux stratégies, entretient avec P. Lamaison, publié dans Terrains, n° 4, mars 1985 », in Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 75-93.

[13] Voir note 6.

[14] Dejours Chr., Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.

[15] Nous faisons ici référence à la LOLF (Loi organique relative aux lois de finance, adoptée en 2001, entrée en vigueur dans l’ensemble de l’administration en 2006), ainsi qu’à la politique dite de RGPP (Révision générale des politiques publiques, en cours depuis 2007), qui ont les conséquences suivantes : gestion des finances publiques selon des objectifs de rentabilité et de performance budgétaire, diminution des coûts, accroissement de la mobilité des fonctionnaires et de la flexibilité de leurs missions et de leur temps de travail. Les coupes budgétaires qui touchent l’Education nationale depuis le milieu des années 2000 et les réformes destinées à aligner les contenus et les modes d’évaluation sur les normes mondiales et européennes sont des conséquences directes de la redéfinition du rôle économique et social de l’Etat et de la façon dont les finances publiques doivent être gérées.

[16] Beaud S. et PIaloux M., Retour sur la condition ouvrière, enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 1999.