Deshumanisation et humanisme chez Paulo Freire

 

 

Dans Pédagogie des opprimés, comme dans ses ouvrages suivants, la réflexion sur ce qui fait l’humanité de l’être humain est centrale chez Paulo Freire. Elle trouve son pendant inversé dans la critique centrale chez cet auteur de la désuhumanisation.

 

Déshumanisation et humanisme dans Pédagogie des opprimés

 

Il est possible de dire que la problématique centrale de Pédagogie des opprimés porte sur la lutte contre la déshumanisation des êtres humains. La thématique de la déshumanisation revient à plusieurs reprises. Cette déshumanisation peut intervenir à plusieurs niveaux.

 

La déshumanisation a lieu lorsque l’être humain n’est plus traité comme un sujet conscient, mais comme une chose. C’est la réification. Pour Paulo Freire, l’être humain se distingue de la chose et de l’animal. C’est pourquoi il accorde une si grande place à la conscience et au processus de conscientisation. La conscience humaine n’est pas pour lui un simple épiphénomène. Par la prise de conscience, l’être humain est capable d’orienter ses choix différemments.

 

Dans la relation opprimés/oppresseurs, il y a déshumanisation. Les oppresseurs par la colonisation et/ou l’exploitation capitaliste déshumanisent les opprimés. Elle les réifient en les traitant comme de simples instrument au service de l’accumulation capitaliste. Mais s’ils déshumanisent les opprimés, cela ne veut pas dire qu’ils se réalisent en tant qu’humains. En effet, au lieu d’être dans le « plus-être », ils sont dans « l’avoir plus ». « La déshumanisation qui se constate, non seulement, chez ceux qui sont dépouillés de leur humanité, mais aussi quoique de manière différente, chez ceux qui en privent les autres, est une déviation de la vocation au « plus-être » » (P.O., p.20).

 

L’action éducative et donc la pédagogie est censée être un vecteur d’humanisation. En effet, l’éducation est censée faire passer de la nature à la culture. Par l’éducation, l’être humain s’humanise. Néanmoins, toutes les pédagogies ne sont pas propices à faire naître un processus d’humanisation. En effet, si l’action pédagogique réifie la personne humaine en la traitant simplement comme une chose dans l’action pédagogique, il y a une contradiction entre les moyens pédagogiques et la finalité éducative. Pour Freire, la pédagogie bancaire produit cette déshumanisation dans la mesure où elle conduit à traiter l’apprenant dans le processus d’apprentissage, non pas comme un sujet, mais comme un objet. L’esprit humain est réduit à un mécanisme d’apprentissage. Dans la pédagogie dialogique, aussi bien l’enseignant que l’apprenant sont des sujets du processus d’apprentissage.

 

Cette déshumanisation peut se produire également dans l’action révolutionnaire. Les leaders révolutionnaires peuvent déshumaniser les opprimés s’ils mettent en œuvre à leur égard des techniques telles que la manipulation, la division, la conquête… Comme dans le cas de l’alphabétisation, Paulo Freire considère que l’action révolutionnaire doit adopter une méthode dialogique.

 

La lutte contre la déshumanisation au-delà de Pédagogie des opprimés

 

Les déclarations internationales des droits humains garantissent de manière théorique des droits à chaque personne. C’est pourquoi l’un des axes de la pédagogie critique constitue l’éducation aux droits humains. Cela consiste à considérer que connaître ses droits et pouvoir les revendiquer est déjà une forme d’encapacitation.

 

Aujourd’hui, la question de la déshumanisation reste centrale dans la lutte contre l’oppression. En effet, la déshumanisation se manifeste de différentes manières. Elle est présente de manière cruciale avec la question des migrants qui meurent en Méditerranée. Lorsque la police effectue un contrôle abusif au facies, elle est également dans la déshumanisation. Elle est présente quand une femme est violentée et/ou tuée simplement parce qu’elle est une femme. Il en va de même lorsque des personnes LGBT sont agressées verbalement ou physiquement simplement pour ce qu’elles sont. Dans ce cas, ce n’est plus leur commune appartenance à l’humanité que voient leurs agresseurs, mais ils les expulsent de l’humanité en les réduisant à une catégorie particulière. La déshumanisation est également présente quand la pauvreté réduit des personnes au-dessous d’un seuil d’existence décent. Elle l’est aussi lorsque les droits humains d’une personne en situation de handicap ne sont pas respectés.

 

Si la démocratie est simplement définie comme le pouvoir de la majorité, elle ne nous garantie pas contre la déshumanisation. La conceptualisation même du vote démocratique doit inclure qu'il est contradictoire que celui-ci puisse priver de leurs droits humains une partie des citoyens et leur refuser le statut d'être humain. Si le pouvoir du peuple est absolu, son caractère absolu sur le plan logique est néanmoins limité par le fait même que le peuple ne peut se nier en partie lui-même et éradiquer une partie de lui-même. Notre conceptualisation de la démocratie doit donc impliquer un respect des droits humains de la minorité. 

 

Pour l’enseignant, la lutte pour les droits humains se situe au-dessus des combats partisans. En tant que citoyen, chaque enseignant peut avoir des conceptions politiques qu’il défend hors de la classe. Mais dans la classe, l’obligation de neutralité ne peut l’astreindre à une neutralité vis-à-vis des droits humains et vis-à-vis de la déshumanisation de certains groupes humains. Car la déshumanisation ne peut pas être compatible conceptuellement avec la démocratie, sous toutes ses formes.

 

Or le plus inquiétant aujourd’hui même, c’est que non seulement dans plusieurs pays du monde se présentant comme des démocraties, mais également en France, la déshumanisation de certains groupes humains est défendue par des organisations politiques et des personnalités politiques de premier plan.