La colonialité de la forme scolaire

 

 

 

La notion de colonialité est issue des penseurs latino-américains de l’option décoloniale. L’objectif de ce texte est d’appliquer la notion de colonialité à la forme scolaire dans un pays du centre du système monde économique.

 

Appliquer l’option décoloniale dans le système scolaire en France

 

L’option décoloniale désigne un mouvement de intellectuel et militant critique latino-américain. Ce courant de recherche est en particulier caractérisé par la centralité qu’il a accorde la notion de colonialité du pouvoir.

 

La colonialité du pouvoir, issue de travaux du sociologue péruvien Anibal Quijano (1) désigne un régime de pouvoir né avec la modernité coloniale, mais qui ne s’est pas achevé avec la décolonisation. La colonialité continue à organiser le système monde. Il s’agit d’un régime de pouvoir où se trouve enchevêtré le capitalisme, le racisme, l’épistémé eurocentrique, l’État nation, mais aussi comme l’a montré la philosophe Maria Lugones, le genre.

 

L’option décolonial se veut donc un décentrement de l’épistémé eurocentrique par l’élaboration d’une théorie critique à partir de la périphérie du système-monde (2).

 

Néanmoins, il est intéressant d’essayer de comprendre ce que peut faire l’option décoloniale non pas lorsqu’elle est appliquée à partir de la périphérie, mais à partir du coeur du système-monde par les subalternes eux-mêmes pour produire un regard décolonial à l’intérieur même du centre. Les subalternes occupant la place paradoxale des marges dans le centre.

 

L’objectif est plus précisément de produire une théorie critique en éducation en s’appuyant entre autres sur les apports conceptuel de l’option décoloniale.

 

L’émergence de la forme scolaire

 

La « forme scolaire » (Guy Vincent) émerge à l’époque moderne. Plus spécifiquement en France, il est possible de voir dans les écoles des Frères chrétiens de Jean-Baptiste de la Salle un des vecteurs de la construction historique de cette forme scolaire.

 

Bien que les écoles des Frères chrétiens soient souvent données comme l’exemple de la pédagogie traditionnelle, elles constituent néanmoins une forme de rationalisation méthodique de la pédagogie caractéristique de la rationalisation des sphères d’activité mise en lumière par Weber, repris par la théorie critique de l’école de Francfort sous la forme de la domination de raison instrumentale.

 

Cette rationalisation de l’école dans la forme scolaire conduit Foucault, dans Surveiller et Punir, à la caractériser comme une institution disciplinaire au même titre que la prison, l’hôpital ou l’usine.

 

Si on se donne l’objectif de comprendre la forme scolaire dans le cadre de l’option décoloniale, il est possible de dire qu’elle constitue une production caractéristique de l’épistémé eurocentrique à la fois dans ses modes de fonctionnement et dans le type de savoir qui y est dispensé.

 

L’universalisation de la forme scolaire

 

Sous la Troisième république, c’est Jules Ferry qui est à la fois l’artisan de l’école gratuite, laïque et obligatoire, et l’auteur d’un discours en 1885 justifiant la colonisation par « le droit des races supérieures sur les races inférieures ».

Pour comprendre, le lien qui s’établie entre les deux phénomènes, il est possible de s’appuyer sur le concept de « colonialisme intérieur ». Cette notion a été théorisée par Robert Lafont dans le cadre du mouvement régionaliste pour parler de la situation des régions françaises comme l’Occitanie (3).

 

Le rôle de l’école de la Troisième république a été de soumettre les régions périphériques de la France métropolitaines à un processus de colonisation intérieure pour pouvoir étendre le pouvoir de l’État nation républicain.

 

Mais le rôle de l’école dans la colonialité du pouvoir telle qu’elle s’est exercée à travers l’État républicain ne s’est pas produit uniquement dans la France métropolitaine, mais surtout également dans le processus de colonisation en dehors de l’Europe. Il existe une politique scolaire coloniale (4) qui participe à asseoir l’emprise de la légitimité de la mission civilisatrice de la République française dans ses colonies (4).

 

L’universalisation de la forme scolaire accompagne donc l’universalisation de la forme Etat.

 

La persistance de la colonialité du pouvoir dans la forme scolaire française

 

Les débats en 2005 autour du rôle positif de la colonisation, les débats autour de la laïcité à l’école ou la question de la place de l’esclavage ou de la mémoire des luttes de libération contre la colonisation peuvent être interprétés comme les effets de la persistance idéologique de la colonialité du pouvoir.

 

De même, le traitement des élèves descendants de l’immigration post-coloniale peut être interprété à travers la persistance des effets du régime de colonialité du pouvoir.

 

En effet, selon Quijano, la colonialité du pouvoir a mis en place un régime dans lequel le capitalisme, le racisme et l’État nation moderne se trouvent imbriqués. Pour cet auteur, le marché capitaliste fonctionne en s’appuyant sur une racialisation du travail qui permet un traitement différentié des travailleurs.

 

Il est ainsi possible de s’interroger sur le lien entre la sur-orientation des élèves issues des immigrations post-coloniales africaines dans les filières professionnelles et la racialisation du travail dans la colonialité du pouvoir telle que la théorise Quijano.

 

La transmission des valeurs de la République est sensée être une des missions civilisatrices de la République dont les territoires perdus doivent être reconquis et les sauvageons qui les habitent civilisés.

 

La représentation de l’Afrique, dans les albums jeunesses, constitue également sans doute une illustration du maintien dans les imaginaire de la colonialité du pouvoir. L’Afrique sub-saharienne y reste souvent représenté à travers ses contes, ses habitats traditionnels et sa faune sauvage.

 

La colonialité du genre se caractérise par le fait d’attribuer des caractéristiques de genre spécifiques aux jeunes femmes issues de l’immigration post-coloniale : la fille voilée soumise ou au contraire radicalisée…

 

Conclusion : Décoloniser l'école

 

La notion de colonialité du pouvoir constitue un paradigme de recherche qui vise à essayer de produire une théorisation articulée des rapports sociaux de pouvoir à l’oeuvre dans les sociétés modernes. L’école étant l’une des productions de la société moderne, il est possible d’essayer de produire une théorie de la colonialité de la forme scolaire.

 

Décoloniser l'école implique donc une lutte contre les différents rapports sociaux de pouvoir à l'oeuvre à l'école: la reproduction sociale du capitalisme, du racisme, la colonialité du genre, la domination de la raison instrumentale et du pouvoir étatique, l'hégémonie de l'épistémé eurocentrique...

 

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(1) Quijano Aníbal, « « Race » et colonialité du pouvoir », Mouvements, 2007/3 (n° 51), p. 111-118. DOI : 10.3917/mouv.051.0111. URL : https://www.cairn.info/revue-mouvements-2007-3-page-111.htm

 

(2) Quijano a été un élève du marxiste Immanuel Wallerstein, théoricien de la notion de système-monde capitaliste.

 

(3) Alain Alcouffe. Le colonialisme intérieur. submitted to the Conference in tribute to Robert Lafont, Nimes, september 2009 - a revised versio.. 2009.

 

(4) Pascale Barthélemy, « L’enseignement dans l’Empire colonial français : une vieille histoire ? », Histoire de l’éducation [En ligne], 128 | 2010, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 13 avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/histoire-education/2252 ; DOI : 10.4000/histoire-education.2252