Sociologie de la vie quotidienne et grammaires de la philosophie

 

Quel peut être l’usage de la philosophie, et plus particulièrement de l’élaboration de grammaires  de la vie quotidienne dont la structure s’appuie sur une homologie avec des grammaires de la philosophie ? Dans quelle mesure les structures logiques de l’argumentation en philosophie peuvent être utilisées dans l’analyse des phénomènes sociaux ?

 

1) Le premier usage peut consister dans l’analyse de la structure argumentative philosophique des justifications des acteurs. Dans ce cas, des grammaires de la philosophie permettent de proposer des structures simples et schématiques plus commodes d’usage que les théories des philosophes eux-mêmes.

En effet, les justifications des acteurs constituent bien souvent des argumentations qui présentent des homologies avec celles des philosophies savantes mais sous une forme simplifiée. En outre, à la différence des professionnels de la philosophie, les argumentations profanes présentent souvent une moindre recherche de cohérence et peuvent combiner plusieurs argumentations et positions qui d’un point de vue philosophique apparaîtraient difficilement conciliables.

 

2) Le second usage peut consister dans l’étude des affirmations discursives des acteurs. Néanmoins, en dehors des justifications énoncées par les acteurs eux-mêmes, l’étude des présupposés philosophiques des positions des acteurs suppose une analyse pragmatique c’est-à-dire prenant en compte le contexte d’énonciation. En effet, il est possible de justifier philosophiquement de manières différentes une même position. Dans ce cas, l’analyse du contexte peut permettre de déterminer quelle est la logique philosophique qui est en cohérence avec ce que l’on sait par ailleurs du contexte (c’est-à-dire par exemple ce que l’on sait des acteurs eux-mêmes, de leurs prises de position par ailleurs...).

 

3) Il peut être en outre possible de tenter d’utiliser des grammaires philosophiques classiques pour analyser des logiques d’action non-discursives ou des phénomènes sociaux plus larges. Mais il convient de  faire trois remarques:

a) Les mêmes problèmes d’interprétation se posent que dans le cas précédent.

b) Il est possible qu’un même ensemble de phénomènes sociaux puissent être interprétés à partir de grammaires philosophiques divergentes. Il peut alors même y avoir concurrence entre des positions philosophiques quant à l’analyse qu’il faut faire de ces phénomènes.

c) Il est possible également qu’un phénomène ne présente pas une cohérence logique suffisante pour être analysé avec une seule grammaire.

 

4) Un quatrième axe consiste à s'intéresser à la manière dont les pratiques des acteurs peuvent être productrices de théorisations philosophiques novatrices. En effet, si dans les justifications discursives, les praticiens sont dépassés par les théoriciens, en revanche dans leurs pratiques, confrontés à la complexité du réel, ils peuvent être amenés à mettre en place des solutions dont la subtilité dépasse les réflexions abstraites des intellectuels.

 

Le rôle de l’analyse théorique tient alors justement dans la capacité à réussir à produire une grammaire de justification cohérente capable de rendre compte de l’ensemble des phénomènes présents au sein de la pratique. Une limite des théories critiques actuelles c’est qu’elles sont incapables de produire une théorisation unifiée de l’ensemble des mouvements sociaux critiques qui forment pourtant entre eux des réseaux d’action dans la pratique. En effet, ces théories procèdent : a) soit en partant d’une théorie sociale dont elles tentent de déduire les mouvements sociaux b) soit en produisant une théorie à partir d’un mouvement social spécifique c) soit en affirmant l’éclatement irréductible de ces mouvements sociaux.   

 

Conclusion:

Il est ainsi possible de distinguer deux niveaux d’étude:

1) Le premier se situe au niveau d’une sociologie pluraliste des controverses. Elle étudie la pluralité des logiques de justification discursives des acteurs et leurs actions. L’étude de cette pluralité peut être effectuée à partir d’homologies structurales avec des positions philosophiques classiques. Cette approche se veut avant tout constructrice de descriptions et typologique.

2) Le second consiste à essayer de dépasser la pluralité des discours en tentant de produire une théorie unifiée des pratiques. Il s’agit alors d’analyser la façon dont les pratiques peuvent être créatrices de nouvelles grammaires.

Alors que la première approche vise avant tout à rendre compte de la logique interne des positions des acteurs à partir de leurs justifications (en utilisant en particulier le principe de charité), la seconde trouve son critère avant tout dans sa capacité à organiser de la manière la plus cohérente possible l’ensemble des phénomènes (“sauver les phénomènes”).

 

Ce second objectif d’un dépassement de la pluralité par une recherche de l’unité, William James en donne une bonne description dans la Préface de son ouvrage, La volonté de croire:

 

Prima facie le monde se présente comme un pluralisme; tel qu’il nous apparaît, son unité est celle d’une collection; et nos efforts les plus élevés visent principalement à le dégager de cette forme primitive et imparfaite. Nous découvrons, à mesure que nous la cherchons, une unité plus complète que n’en n’apporte notre expérience première, mais l’unité absolue, en dépit de l’impétuosité brillante que nous déployons pour l’atteindre, continue à nous échapper et demeure “une limite conceptuelle””. 

 

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