Articles parus dans la presse

Cette rubrique est consacrée à des textes en lien avec l'actualité publiés dans la presse, en particulier militante, par Irène Pereira.



Un enjeu syndical: la distinction entre travail et loisir

 

 

L'arrivée des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) a eu pour effet d’amplifier un phénomène qui existait déjà auparavant, au moins dans certaines professions, à savoir la

difficulté à distinguer temps de travail et temps personnel : pouvoir être joint à tout moment, pouvoir travailler de chez soi grâce au télétravail… Certains métiers, comme ceux du spectacle vivant,

connaissaient déjà un phénomène similaire, quoique différent dans ces modalités. Le temps de conception, de création ou de répétition, qui se déroule sur du temps personnel, n’est pas intégré au travail salarié, alors même qu’il en est la condition de possibilité. Il s’agit alors de se demander si les évolutions actuelles du travail ne doivent pas nous amener à renoncer à la distinction entre travail et loisir, au profit

d’une notion plus générique, qui serait celle d’activité, ou si au contraire, plus que jamais, l’enjeu est de distinguer clairement entre travail et loisir ? Distinguer entre travail et loisir, nous paraît à bien des égards, pour notre part, être un enjeu crucial des rapports de travail.

 

La distinction entre loisir et travail gratuit

 

Il est tout d’abord important de distinguer entre travail et loisir pour pouvoir distinguer le loisir du travail gratuit. Bon nombre d’activités qui ne sont pas rémunérées sont en réalité, non pas du loisir, mais du travail gratuit. Le travail gratuit peut avoir des modalités différentes. Il peut s’agir du travail qu’un employé

effectue en dehors de son temps de travail légal et qui devrait être rémunéré en heures supplémentaires.

Dans certaines professions, le travail gratuit prend des formes tout à fait spécifiques. On peut citer ainsi le monde de la recherche où le travail gratuit (participation à des colloques, rédaction d’articles pour des revues scientifiques…) constitue un ticket d’entrée obligé que doit payer le futur professionnel de la recherche s’il veut pouvoir accéder à poste de titulaire. On peut aussi noter que le temps consacré à l’éducation des enfants ou aux taches ménagères par les femmes a pu être analysé comme du travail gratuit par les féministes. Certes ces activités effectuées par les femmes ne sont pas rémunérées, mais cela n’en est pas moins du travail car l’on est prêt à payer des femmes de ménage ou des nurses pour effectuer des tâches équivalentes. Ainsi les employeurs, qu’il soit privés ou publics, ont tout intérêt à ne pas rémunérer du travail et à le faire passer

sur le temps personnel des travailleurs de manière à augmenter la plus-value. Il est possible cependant de noter que certains statuts comme celui des professeurs du secondaire prennent en compte la nécessité de rémunérer des activités qui sont hors de la présence en face à face avec les élèves : préparation de cours, correction des copies. À l’inverses, des statuts, beaucoup moins favorables, par exemple, dans l’animation, font peser au moins en partie sur le temps personnel du salarié, les activités de création et de réalisation de l’animation. Il s’avère donc fondamental d’un point de vue syndical de distinguer entre travail et loisir pour lutter pour la juste rémunération de tout ce qui est de l’ordre du travail.

 

La colonisation du temps de loisir par le travail

 

Le second enjeu de la distinction entre temps de loisir et temps de travail consiste justement dans le fait de préserver l’espace du temps personnel et la possibilité

pour tout un chacun de se réaliser dans des activités qui n’ont d’autres fins

que le plaisir que l’on peut en retirer.

La non-distinction entre travail et loisir, au profit de la notion plus générique d’activité, risque d’aboutir au fait que tout le temps consacré au loisir ne devienne du temps de travail déguisé. Au contraire, c’est un enjeu syndical que de préserver la qualité du temps personnel et de revendiquer même l’augmentation de ce temps, sans perte de salaire, de

manière à ce que les gains de productivité puissent être répartis entre tous les

travailleurs. Il s’agit de travailler moins pour que tous travaillent et que tous accèdent à du temps de loisir.

Cette distinction entre travail et loisir est aussi importante de manière à préserver ce qui nous semble devoir, dans une société, relever du simple plaisir et ce qui nous semble relever du travail. Ainsi, le refus des organisations syndicales interprofessionnelles de syndiquer les prostitué(e)s relève là aussi de l’importance de distinguer clairement entre

travail et loisir. Les prostitué(e)s effectuent certes un travail. Mais il s’agit de se demander si l’activité sexuelle relève bien d’un travail ou si elle ne devrait être qu’un loisir. Ne pas syndiquer les prostitué(e)s, ce n’est pas ne pas considérer que les prostitué(e)s ne doivent pas voir leur situation immédiate s’améliorer, mais c’est considérer que la prostitution ne

doit pas être reconnue comme un travail, mais comme un rapport d’oppression.

 

Un enjeu profond de société

 

La distinction entre travail et loisir est un enjeu profond de société à plusieurs niveaux. C’est tout d’abord revendiquer que tout travail doit être reconnu et correctement

rémunéré. C’est exiger que le temps de loisir soit préservé comme un temps personnel et revendiquer même l’augmentation de ce temps sans perte de salaire. C’est enfin faire des choix de société en distinguant clairement, collectivement, ce que nous considérons comme des activités utiles à la communauté et qui doivent être rémunérée, c’est-à-dire

ce qui est de l’ordre du travail, ce qui est une activité de loisir et enfin ce qui peut être considéré comme des activités nuisibles à la communauté. À partir de ces distinctions, il est possible de se demander alors quel pourrait être le statut des activités suivantes : la culture, la santé, l’armement, la prostitution, le football… non plus selon des critères capitalistes, mais selon des critères humanistes.

 

Irène Pereira

 

Publié dans Voix de Sud, juillet 2010.



Convergence des luttes : Féminisme et écologisme

Irène Pereira

 

En refusant de penser les liens qui existent entre les diverses formes d’oppression, c’est la convergence des luttes qu’on affaiblit. Les rapports entre féminisme et écologie illustrent bien ce problème…

 

 

Le dernier ouvrage de la féministe libérale universaliste Élisabeth Badinter, Le conflit, illustre les débats qui peuvent exister entre féminisme et écologie quand le premier est pensé sans prendre en compte les autres systèmes d’oppression. L’auteure, qui se veut une héritière de l’esprit de progrès de la philosophie des Lumières, s’en prend par exemple aux écologistes qui prônent les couches en tissu lavables et la purée bio pour bébé faite maison.

Pour autant, doit-on nécessairement penser qu’écologisme et féminisme sont antinomiques ?

 

Penser l’écologie et le féminisme : l’éco-féminisme

 

Il existe un courant du féminisme qui tente depuis plusieurs années de penser les liens entre écologie et féminisme, il s’agit de l’éco-féminisme. L’un des apports de ce courant est de penser l’exploitation de la femme et l’exploitation de la nature de manière homologique. Tout comme la pensée androcentrée occidentale a opposé l’homme et la nature en dévalorisant cette dernière, elle a opposé l’homme et la femme en infériorisant cette dernière. Ce n’est pas pour rien si la femme est ainsi renvoyée du côté de la nature tandis que l’homme est associé à la culture et à la technique. De ce fait, pour des éco-féministes, telles que Françoise d’Eaubonne, les systèmes capitaliste et étatique sont des conséquences du patriarcat. Le développement occidental se serait donc appuyé sur cette logique patriarcale, qui conduit à la destruction de la nature.

Une autre dimension intéressante de l’éco-féminisme est d’avoir su articuler dans des luttes le lien entre écologie, féminisme et auto-subsistance alimentaire dans les pays du Sud. On peut citer par exemple, le mouvement Chipko, où des villageois en Inde, principalement des femmes, s’opposent à la déforestation ou celui de la « ceinture verte », mouvement de femmes kenyannes qui s’opposent elles aussi à la déforestation. Ces mouvements ont par exemple alimenté la réflexion et l’action de la physicienne indienne Vandana Shiva [note].

L’éco-féminisme peut être ainsi rapproché, en ce qui concerne sa vision de l’écologie, des théories de la décroissance qui prônent des pratiques économiques qui reposent sur une logique différente du capitalisme et des schémas de développement européanocentrés.

 

Un éco-féminisme matérialiste

 

Il faut néanmoins distinguer au sein de l’éco-féminisme deux courants. Un courant spiritualiste (Starhawk par exemple) et un autre matérialiste (comme chez Maria Mies). Le premier présente des aspects d’inspiration religieux. Il tend à naturaliser la différence des sexes en établissant une analogie entre la terre mère et la femme mère.

Au contraire, l’éco-féminisme matérialiste cherche dans l’exploitation économique des femmes ce lien entre femme et nature. Celui-ci n’est pas contenu dans une quelconque essence féminine, mais construit historiquement.

Articuler le féminisme et l’écologie, nous conduit à devoir penser des formes de techniques conviviales, c’est à dire aisément maîtrisables et réparables, mais qui prennent aussi en compte la question de la libération de la femme par rapport aux tâches ménagères. Cela nous amène à penser une médecine dite « naturelle », mais qui n’oublie pas la question de la contraception.

L’écologie, la décroissance, ne doivent donc pas être aveugles au fait selon lequel, comme l’avait bien formulé Flora Tristan, « la femme est le prolétaire de l’homme ».

 

Article Paru dans AL, n°194, avril 2010.



Voir : Patrick Jean, « La Domination masculine »

Patrick Jean aborde différents thèmes sans qu’on puisse discerner une progression structurée. Ainsi s’ouvre-t-il sur l’exemple d’un homme qui désire se faire allonger le pénis, avant d’aborder entre autres la construction des genres par le biais des jouets, les violences conjugales ou le masculinisme.

Le spectateur ou la spectatrice particulièrement avertie sur les questions féministes n’y apprendra rien de nouveau (celui ou celle qui par exemple connaît déjà l’histoire du massacre de jeunes femmes ingénieures au Canada par un homme qui en voulait aux féministes).

Pour les autres, ce documentaire peut être utile. En effet, on y assiste par exemple à une analyse très pédagogique (et drôle) des jouets sexistes dans un grand magasin. Un autre moment intéressant du film : l’étude concrète de phénomènes de violence conjugale au Canada ainsi que des politiques publiques de prises en charge des femmes qui en sont victimes.

Une des dimensions du film réside dans la polémique qu’il a suscité parmi les milieux masculinistes. Ce courant d’hommes antiféministes et misogynes serait anecdotique si leurs thèses ne tendaient pas à se diffuser plus largement dans la société, en particulier en France par le biais du journaliste Eric Zemmour.

Patrick Jean a ainsi subi des menaces physiques de la part de masculinistes canadiens qui lui ont fait savoir qu’il n’était pas le bienvenu dans ce pays. Le masculiniste français Eric Zemmour a pour sa part traité le réalisateur du film de « minable » lors d’une émission de télévision, l’accusant d’avoir utilisé ses propos en les tirant de leur contexte.

Néanmoins M. Zemmour tient tellement souvent et partout où il peut se faire entendre des propos misogynes qu’on se demande bien comment il peut essayer de faire croire que ses propos auraient un autre sens si on les avaient entendu in extenso.

On aurait pu néanmoins souhaiter que le film aborde de manière plus cohérente et systématique la question de l’oppression des femmes. Cela aurait pu inclure par exemple une analyse des rapports d’exploitation avec le travail gratuit dans le cadre domestique, cela aurait pu être aussi la question de l’influence du patriarcat sur la place des femmes dans le système capitaliste : temps partiels subis ou salaires moindres. De manière générale, le documentaire aurait pu montrer plus rigoureusement la dimension à la fois économique, politique et culturelle du patriarcat, ainsi que son interaction avec les systèmes d’oppression capitalistes, étatiques ou racistes. Mais peut-être que pour aborder tous les aspects du patriarcat, ce n’est pas un documentaire qu’il faudrait, mais toute une série malheureusement !

 

Paru dans AL, mars 2010.

 



Burqua : Des enjeux théologico-politiques avant tout

Au mois de juin 2009, un texte, à l’initiative du député PCF André Gérin et signé par des parlementaires de tous bords, demande l’ouverture d’une commission d’enquête sur le port de la burqa. Nicolas Sarkozy déclare peu de temps après que la burqa, « signe d’asservissement et d’abaissement de la femme », « ne sera pas la bienvenue sur le territoire de la République ».


Ce qui se joue autour de ces déclarations politiques est-il effectivement d’ordre féministe ?

Pour celles qu’on appelle les féministes républicaines, comme Fadela Amara, mais aussi un certain nombre de militant(e)s féministes qui peuvent appartenir à des organisations de gauche, le port de la burqa est analysé avant tout comme une oppression culturelle des femmes liée à une religion : l’Islam.

 

Un combat réellement féministe ?

 

D’autres féministes, qui se qualifient d’antiracistes, ont souligné à juste titre que derrière l’affaire du foulard et maintenant de la burqa se jouent d’autres enjeux que ceux du féminisme. La question du foulard ou de la burqa est la marque d’un racisme qui agite la société française et les politiques racistes d’État. Des phénomènes numériquement minoritaires, qui concernent un nombre réduit de musulmans de France, sont érigés en affaire nationale. Ainsi certains ont pu relever la concomitance entre la Première Guerre du golfe et la naissance comme problème politique du voile islamique.

Deuxième argument, l’affaire de la burqa sert de « voile » à l’expression du patriarcat dans les sociétés occidentales. Eux, les « musulmans », ils voilent les femmes, donc ils oppriment les femmes. Nous, les « français » nous ne les voilons pas, c’est donc la preuve que nous sommes dans une société qui défend l’égalité homme/femme. La féministe Christine Delphy remarque alors, non sans ironie, que c’est à l’occasion de l’affaire du foulard, qu’elle a appris l’existence d’une égalité entre hommes et femmes en France, et que nous, « occidentaux », aurions dépassé le patriarcat.

Mais ni les arguments des féministes républicaines, ni les arguments des féministes antiracistes ne sont probablement suffisants pour comprendre ce qui se joue à travers ces affaires. Certes, les religions autorisent un ensemble de comportements patriarcaux auxquels elles fournissent des justifications. Certes les discours des gouvernements français autour du foulard, et actuellement de la burqa, sont les marques d’un racisme d’État. Néanmoins, ces deux analyses oublient d’interroger les rapports entre religions et pouvoir politique.

 

L’État-nation en concurrence avec les religions

 

La religion, contrairement à ce qu’affirme le libéralisme politique depuis l’époque moderne, n’est pas une affaire privée. La religion est un système politique qui, soit se pose en forme concurrente du pouvoir politique institué, soit se confond avec lui, ou encore lui sert de justification. Ce qu’ont bien vu les théoriciens de l’anarchisme – Proudhon, Bakounine ou Kropotkine…– c’est que combattre l’État, cela suppose d’être athée, car l’État est une forme politique construite sur le modèle de l’idée de Dieu. Selon ces penseurs, religions et pouvoirs politiques ne sont pas fondamentalement de nature différente, mais forment un système, le théologico-politique.

Par conséquent, si on veut comprendre l’affaire de la burqa, il faut avant tout l’analyser comme un problème théologico-politique. L’État français oscille entre affirmation d’une séparation de l’Église et de l’État dans laquelle la morale républicaine aurait pris la place de la religion catholique, d’une part, et la tentation de chercher dans des origines chrétiennes de la France une justification à son pouvoir, d’autre part. Dans ce contexte, les religions ne peuvent être acceptées que si elles se soumettent au pouvoir étatique. Dans le cas contraire, elles sont perçues comme des formes de pouvoir théologico-politique concurrent. En outre, l’Islam, parce qu’elle est perçue comme une religion d’immigrés, remettrait en cause le lien entre nation et État qui fonde la légitimité de l’État-nation français : elle instituerait une forme de communauté « musulmane » avec ses règles propres au sein de la communauté homogène que devrait constituer la nation française. L’unité républicaine s’est en effet constituée en affaiblissant le pouvoir de l’Église catholique par la loi de séparation de 1905 et par la destruction des particularismes locaux au profit de la mise en place d’un puissant État républicain jacobin.

En tant qu’anarchistes, que communistes libertaires, nous n’avons pas à préférer que s’exercent sur nos existences le pouvoir de l’État républicain ou celui des religions, fussent-elles liées aux minorités racisées. Notre devise reste de ce point de vue « Ni dieu, ni maître ». C’est donc parce que nous sommes anarchistes que nous combattons dans un même mouvement à la fois le racisme d’État qui s’exprime dans les lois d’interdiction des signes religieux musulmans, les comportements patriarcaux et l’ordre moral que justifient les religions.

 

Article publié dans AL, n°190, décembre 2009. 

 



Les mères porteuses ou la gestation pour autrui

 

La gestation pour autrui (appelée plus couramment « recours à une mère porteuse ») est interdite en France depuis la loi de bioéthique de juillet 1994. Néanmoins, en octobre 2008, la justice française a reconnu la qualité de parents à un couple ayant eu recours à cette pratique aux États-unis. À l’approche de la révision des lois de bioéthiques prévue pour 2009, le débat se trouve relancé sur cette pratique déjà autorisée dans de nombreux pays. Dans un certain nombre d’entre eux, la gestation pour autrui est très encadrée : la loi réserve cette pratique aux femmes ayant des problèmes médicaux avérés, elle fixe des limites d’âge pour la gestatrice et les parents intentionnels, et elle exige le consentement éclairé de tous et toutes. Les dossiers sont étudiés au cas par cas par une instance indépendante.

La question de la gestation pour autrui pose de nombreux problèmes complexes. Il nous semble néanmoins que deux questions doivent être soigneusement distinguées sous peine de confusion et de risquer de se retrouver à défendre les positions du libéralisme économique : celle de la définition de la filiation d’une part, et celle de la rémunération marchande de la gestation pour autrui d’autre part.

 

I- La question de la filiation

 

En tant que technique de procréation médicalement assistée, la gestation pour autrui pose la question de la filiation. En effet, ces techniques amènent à rendre possible de nouveaux modes de filiation, différents de ceux qui sont considérés comme naturels.

La position des conservateurs, comme par exemple celle de Christine Boutin, consiste à s’opposer à la gestation pour autrui au nom d’une naturalité de la relation mère-enfant, qui renvoie en fait implicitement à un ordre naturel institué par Dieu : « Cette pratique irait à l’encontre des dernières études scientifiques qui mettent en avant l’importance du lien mère-enfant pendant la grossesse » [1].

Pour ces courants politiques, cette opposition à la gestation pour autrui rejoint une opposition générale à toutes les formes de filiation qui remettraient en cause les normes qu’ils considèrent naturelles. C’est au nom des mêmes arguments qu’ils s’opposent ainsi à toutes les formes de procréation médicalement assistée ou à la plupart des formes de contraceptions. C’est aussi pour ces raisons qu’ils s’opposent à l’homoparentalité.

Il nous semble qu’en tant que libertaires, nous nous attachons au contraire à déconstruire la naturalité de la filiation, qui n’est pas un donné naturel mais avant tout une construction sociale. D’une certaine manière, c’est ce que l’institution de l’adoption a toujours montré. En accordant une place centrale à l’émancipation de l’individu, les libertaires reconnaissent le droit des individus à aimer la ou les personnes de leur choix, leur désir d’enfant et la liberté d’élever ses enfants dans la configuration familiale que chacun-e désire. La seule limite étant bien entendu que ce mode de vie ne constitue pas un danger manifeste pour l’enfant. Or il va de soi qu’aucune étude sur la gestation pour autrui n’a prouvé de manière manifeste que celle-ci entraînerait des déséquilibres psychologiques particuliers chez l’enfant, auquel titre il faudrait se demander pourquoi elle en créerait plus que l’adoption.

Mais inversement, on peut se demander dans quelle mesure les défenseurs de la gestation pour autrui ne défendent pas une conception de la filiation en tant que filiation biologique plutôt qu’une filiation liée seulement à un désir d’enfant : « je ne veux pas adopter, je veux mon enfant à moi », sous-entendu celui qui est issu de mon patrimoine génétique [2].

 

II- La question de la marchandisation

 

Cette question de la filiation doit être selon nous soigneusement distinguée d’une autre question qui est celle de la transformation de toutes les relations humaines en catégories marchandes. Cette tendance du système capitaliste, justifiée par l’idéologie libérale, à transformer toute relation humaine en marchandise, correspond à ce que le philosophe marxiste Lukacs appelait la réification (que l’on peut aussi traduire par chosification).

En effet, il existe un courant qui se prétend féministe et « pro-sexe », qui défend par exemple la libéralisation de la prostitution, soi-disant contre l’ordre moral prôné par les conservateurs. Selon ce courant, la prostitution – appelée « travail du sexe » – serait un service comme un autre : ce qui est en jeu ici, c’est la possibilité de transformer en catégorie marchande toutes les relations humaines. Or, il faut bien comprendre que l’idée selon laquelle tout peut être vendu ou acheté, c’est-à-dire converti en marchandise, renvoie à l’idée d’une universalité et d’une naturalité du marché. Cela est parfaitement conforme à l’idéologie néo-libérale. Et contestable : l’anthropologue Marcel Mauss, dans sonEssai sur le don, a montré qu’il existe des formes d’échange qui ne sont pas des échanges marchands, mais des dons qui échappent par conséquent à la catégorie de marchandise [3].

Ainsi, en tant que rapport marchand, la gestation pour autrui pose plusieurs problèmes que l’idéologie du libéralisme économique tente de masquer.

Le premier problème est, comme nous l’avons dit, la question de savoir si toute relation humaine peut être convertie en marchandise : peut-on acheter l’amitié ? L’amour ? Les enfants ? Louer un corps comme c’est le cas dans la prostitution ? Ou enfin louer un ventre ou acheter un organe ? Il ne s’agit dans ce cas-là pas tant de s’opposer à la gestation pour autrui en tant que technique de procréation que comme rapport marchand. De manière pratique, cela signifie qu’il faut peut-être distinguer la gestation pour autrui lorsqu’il s’agit du cas où l’on loue un ventre contre une rémunération, d’une gestation pour autrui dans lequel n’entre pas de rémunération, où il s’agit d’un don. Cela est le cas, par exemple, de la femme qui accepte de porter gratuitement l’enfant d’une autre femme qui ne peut pas le porter elle-même.

Par ailleurs, Marx a montré, à travers la notion de fétichisme de la marchandise, que le rapport marchand dans la société capitaliste tend à masquer le rapport d’exploitation qui le sous-tend. Dans le cas de la gestation pour autrui, il est difficile de ne pas s’apercevoir que le rapport marchand à l’œuvre masque souvent un rapport de classe. Il s’agit souvent d’une femme appartenant aux classes sociales populaires qui loue ses services à un couple plus fortuné.

 

III- Au-delà des questions théoriques, la réalité pratique…

 

Au-delà des questions théoriques que nous avons évoquées viennent se greffer des problèmes pratiques liés à des états de fait. On pense par exemple aux couples français qui ont eu recours à cette pratique à l’étranger et qui veulent donc que la filiation de leur enfant leur soit reconnue.

On peut alors se demander si la modification de la législation française dans ce cas est une solution. Il faut par exemple distinguer cette situation de celle de l’homoparentalité (qui peut néanmoins, elle aussi parfois, avoir recours à la gestation pour autrui) puisque l’opposition que l’on peut avoir à la gestation pour autrui peut tenir non pas à son caractère non naturel, mais à la dimension marchande qui peut s’adjoindre à cette technique. On peut donc être favorable uniquement à la légalisation de la gestation pour autrui en tant que don. En ce qui concerne les situations de fait, on peut être favorable à la reconnaissance de la filiation sans pour autant promouvoir la légalisation de la rémunération de cette pratique. On peut certes affirmer dans ce cas l’existence d’une inégalité économique entre ceux et celles qui ont les moyens d’avoir recours à cette pratique à l’étranger et ceux qui n’en ont pas les moyens. Néanmoins, il faut peut-être aussi se souvenir que la gestation pour autrui n’est pas forcément l’alpha et l’oméga de la réalisation du désir d’enfant dans la mesure où, comme nous l’avons souligné, elle reste implicitement attachée à une conception naturaliste de la filiation.

 

Paru sur le site Internet d'AL, en septembre 2009.

 

[1] Extrait de la pétition nationale contre la gestation pour autrui.

[2] Bien sûr, il ne s’agit pas ici de vouloir critiquer, ou pire empêcher, les gens qui élèvent des enfants qui sont leurs enfants biologiques mais plutôt de chercher à savoir si il y a une raison particulière de voir la filiation biologique comme supérieure aux autres types de filiation.

[3] En France, on pensera notamment aux dons du sang.

 



Biopouvoir médical : Comment les médecins fabriquent les femmes

Le pouvoir n’est pas seulement le pouvoir politique d’État. La médecine intervient par exemple dans la construction de l’identité biologique féminine.


Selon le philosophe Michel Foucault, à partir du XVIIIe siècle, on voit apparaître une nouvelle forme de pouvoir qui ne prend pas appui sur des relations disciplinaires, mais qui se donne directement pour objectif de contrôler la vie en tant que processus biologique : naissance, maladie, mort… C’est ce qu’il appelle le « bio-pouvoir ».

 

MÉDECINE ET CATÉGORIE BIOLOGIQUE

 

Quels sont les moyens qui permettent au corps médical d’exercer un bio-pouvoir sur le corps des femmes ?

S’il y a une matière de la réalité, on peut douter de l’existence en soi de catégories dans la nature. Sur la question des catégories hommes/femmes, comme le montre l’existence d’intersexes, il y a plutôt une continuité que des frontières étanches. Il en va de même par exemple du passage de la matière à la vie ou du végétal à l’animal.

Les catégories sociales d’homme et de femme ne renvoient donc pas à une simple complémentarité entre les deux sexes au sein des sociétés qui serait la marque d’une division naturelle des sexes biologiques, mais les classifications sociales participent d’un processus d’instauration d’une hiérarchie sociale entre hommes et femmes.

Au lieu de penser que ces catégories existent en tant que telles dans la réalité, il s’agit de montrer comment les catégories médicales sont construites en partie à partir de l’ordre social hétéronormatif qui organise la société et qu’ont intériorisé les médecins.

Il est possible d’illustrer les procédures de cette construction à partir d’exemples qui la font apparaître plus clairement. Ces procédures ont par exemple été mises en valeur par la philosophe Elsa Dorlin.

 

DEUX OU TROIS CENTIMÈTRES ?

 

Lors de la naissance d’enfants intersexe, les médecins opèrent les enfants en leur attribuant une identité sexuelle, soit femme, soit homme. Comment est décidée l’attribution du sexe femme au nouveau-né ? Les médecins partent d’une définition implicite de ce qu’est une femme. L’un des critères est d’avoir un clitoris et non un pénis. Or le critère déterminant qui va permette de différencier le clitoris du pénis est le nombre de centimètres. En dessous de 2,5 cm, c’est un clitoris, au-dessus c’est un pénis. Un tel exemple permet de montrer que la construction du sexe comme catégorie médicale fait intervenir un faisceau de critères et qu’il n’existe pas un critère unique et incontestable qui permet de définir la différence entre les deux sexes. Cet exemple permet aussi de montrer la part d’arbitraire qui entre dans cette construction : pourquoi 2,5 cm et pas 2 cm ou 3cm. Ce qui entre ici en jeu, ce sont implicitement des critères de virilité qui associent l’identité masculine à la taille du sexe. Un autre exemple qui est souligné par les travaux qui s’intéressent à la construction par le pouvoir médical de la catégorie femme porte sur la contraception. Les premières pilules contraceptives coupaient les règles. En effet, la pilule contraceptive a pour effet d’empêcher l’ovulation et donc de supprimer les règles. L’arrêt de la prise de la pilule au cours du cycle a pour fonction de provoquer des saignements qui ressemblent aux règles, mais qui n’en sont pas. Une telle procédure renvoie à une définition implicite de ce qu’est une femme : une femme est un être humain qui a des saignements mensuels. Il faut attendre 2007 pour que soit commercialisée aux États Unis une pilule qui supprime les règles, alors même qu’un certain nombre de femmes utilisaient déjà leur pilule contraceptive classique, en la prenant de manière continue, ou d’autres méthodes, pour obtenir le même effet.

Ces deux exemples permettent donc de saisir la part de construction liée à l’intériorisation de normes sociales par les médecins et montrent qu’ils agissent à leur insu dans la construction de l’identité biologique féminine. La légitimité attachée à la science intervient alors en retour comme une instance de légitimation de l’ordre social sur laquelle peut s’appuyer l’État pour édicter une législation qui contribue au maintien de cet ordre.

 

Article publié dans AL, n°186, été 2009. 

 



Antipatriarcat : La non-mixité pourquoi, la non-mixité pourquoi pas

La non-mixité dans le mouvement féministe a souvent donné lieu à des contresens. Elle est assimilée, à tort, à une vision de la société fondée sur la guerre des sexes. Explications.


Rappelons tout d’abord que le recours à la non-mixité s’inscrit dans l’histoire des revendications d’autonomie des mouvements sociaux.

 

Autonomie et non-mixité

 

La notion d’autonomie ouvrière s’est constituée, au XIXe siècle. sur cette affirmation de Proudhon : « séparez-vous de qui s’est le premier séparé, séparez-vous, comme autrefois le peuple romain se séparait de ces aristocrates. C’est par la séparation que vous vaincrez ; point de représentants, point de candidat ! » [1]. La constitution par les ouvriers d’organisations purement ouvrières, comme les syndicats, peut se comprendre à partir de cette revendication de séparation. Dans les années 70, le mouvement noir américain a aussi revendiqué la nécessité de constituer des organisations spécifiquement noires permettant à ces derniers de s’auto-organiser sans être infantilisés par les militants blancs.

L’apparition d’une organisation non-mixte comme le Mouvement de libération des femmes (MLF) en 1970 obéit à plusieurs raisons. La première est liée au sentiment des militantes femmes qui avaient participé au mouvement de 68 de devoir s’affronter au machisme des militants hommes avec, par exemple, la difficulté pour elles de prendre la parole dans les AG. La revendication d’une autonomie du mouvement féministe par rapport à la lutte anticapitaliste prend son modèle dans le mouvement noir américain.

 

Les arguments de la non-mixité

 

La non-mixité des réunions permet tout d’abord d’éviter les rapports d’oppression patriarcaux des militants hommes sur les militantes femmes. En effet, les hommes tendent à prendre plus souvent la parole lors des réunions et à se montrer plus souvent convaincus de la justesse de leurs vues. Cela s’explique par le fait que durant des siècles l’espace public a été du ressort des hommes, tandis que les femmes étaient reléguées dans l’espace privé.

Ce rapport entre hommes et femmes avait une conséquence sur les thèmes considérés comme ayant une teneur politique. Les thématiques que les femmes souhaitaient aborder pouvaient apparaître comme non-pertinentes aux hommes. Parler du ménage, de l’éducation des enfants ou des courses, cela ne faisait pas très politique comme thèmes.

 

Lutte de classe de sexe contre guerre des sexes

 

Mais la non-mixité permettait aussi aux militantes, dans des groupes de parole, d’aborder des thématiques ou des expériences qui pouvaient être difficiles à exprimer devant des militants hommes : viols, règles, avortements…

Les réunions non mixtes ou les groupes de paroles non mixtes ne sont pas à comprendre dans une logique de guerre des sexes. Ces réunions ne sont pas un préalable à une extermination physique des hommes ou à une humanité dans laquelle les hommes et les femmes vivraient séparé-e-s.

La non-mixité doit être comprise comme un instrument de lutte. Elle est un moyen qui permet de garantir l’autonomie de la lutte des femmes. L’objectif de la lutte antipatriarcale des femmes n’est pas l’extermination physique des hommes, mais l’abolition des classes de sexe. Il s’agit d’abolir la division sexuelle de la société comme la lutte anti-capitaliste se donne pour objectif d’abolir les divisions économiques de la société en classes sociales.

C’est dans ce cadre qu’il nous semble important de défendre les initiatives non mixtes, même dans le cadre d’organisations de lutte mixtes. L’organisation en outre, par exemple, de manifestations de nuit non mixtes, permet aux femmes de se constituer en sujets politiques d’une lutte autonome, capables de s’organiser et de lutter sans être soumises au joug paternaliste des militants hommes.

 

Article paru dans AL, n°178, nov. 2009

 



Campagnes électorales : Pouvoir féminin ou luttes féministes

Durant la campagne présidentielle aux États-Unis, tout comme en France, on a vu des femmes briguer les plus hauts postes de pouvoir des institutions étatiques et capitalistes. Peut-on considérer ce fait comme un progrès pour la cause des femmes ?


Hilary Clinton, dans la course à l’investiture, a été prétendante au poste de candidate à l’élection présidentielle. Sa candidature n’a finalement pas été retenue et ce au profit de celle de Barack Obama. De même, Sarah Palin ne sera pas la première vice-présidente des États-Unis.

 

Oui, pour le féminisme libéral

 

Certaines féministes pourraient soutenir que ces candidatures constituent un progrès dans le combat pour l’égalité homme-femme, mais que leurs échecs, tout comme celui de Ségolène Royal à l’élection présidentielle en France, constituent la marque des réticences qui existent encore dans nos sociétés de confier à des femmes des postes de pouvoir.

Pour notre part, nous ne partageons pas ce point de vue pour plusieurs raisons qui tiennent en particulier au caractère féministe-libéral de cette position. Le féminisme libéral tend à considérer qu’il doit revendiquer l’égalité entre hommes et femmes sans s’interroger sur le caractère capitaliste et hiérarchique de la société dans laquelle nous vivons. Occuper au même titre que les hommes des postes de pouvoir au sein de l’appareil d’État ou des entreprises serait un progrès pour les femmes.

 

Non, pour le féminisme radical

 

Il nous semble, au contraire des féministes-libérales, que le féminisme doit prendre en compte à la fois tant la critique de l’exploitation économique que la question de la domination hiérarchique.

En effet, les femmes dans le cadre de la société patriarcale subissent une exploitation économique via le travail domestique. Elles sont traditionnellement confinées à la sphère privée. Elles subissent en outre des oppressions spécifiques telles que les agressions sexuelles et autres violences à caractère sexistes. Dans le cadre de la société capitaliste, elles occupent bien souvent les emplois les moins rémunérés, à temps partiels et sont plus souvent réduites au chômage.

Il ne nous apparaît donc pas possible de voir dans l’accession de femmes aux postes de pouvoir politique un progrès pour la cause des femmes dans la mesure où le patriarcat, tout comme le capitalisme, l’État ou le racisme, sont les avatars de rapports sociaux d’exploitation et de domination hiérarchique, que tous les opprimés – femmes, prolétaires, gouvernés ou minorités ethniques – ont intérêt à remettre en question en tant que tels.

 

L’illusion d’un pouvoir féminin différent

 

Il nous semble qu’il faut en outre couper court à une autre illusion selon laquelle les femmes gouverneraient autrement que les hommes si elles étaient au pouvoir parce qu’elles seraient porteuses de valeurs différentes. Certes les valeurs associées, dans le cadre de la société patriarcale aux femmes, sont des valeurs de sollicitude, dévalorisées par rapport aux valeurs de compétition et de domination des autres associées, elles, à la masculinité.

Néanmoins, croire que les femmes gouverneraient autrement si elles étaient au pouvoir, comme le pensent les féministes différentialistes, c’est faire abstraction du fait que l’activité politique dans le cadre d’une société patriarcale, étatique et capitaliste, suppose de la personne qui exerce le pouvoir politique qu’elle soit capable d’affirmer des « qualités » viriles. C’est pourquoi, bien souvent, on est amené à constater que les femmes, lorsqu’elles ont le pouvoir, sont pire que les hommes dans la mesure où, pour exercer le pouvoir, elles doivent démontrer qu’elles sont capables d’être aussi viriles, si ce n’est plus, que les hommes.

 

Paru dans AL n°179, décembre 2008.



Antiracisme : les filles de l’immigration bousculent le féminisme

Tout comme la question féministe a permis d’interroger certains principes de la lutte anticapitaliste, la question de l’immigration a renouvelé les débats au sein du féminisme.


Dans la chronologie des mouvements féministes, c’est tout d’abord un féminisme libéral-égalitariste, animé par des femmes issues de la bourgeoisie, qui a dominé la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Suite à la seconde vague, après 1968, le féminisme lutte de classe est dominé par les débats entre féminisme et anticapitalisme. À cette question, le féminisme radical a répondu qu’il y avait une exploitation économique propre aux femmes à travers le travail domestique. À la lutte des classes économiques se superposerait une lutte des classes de sexe. L’autonomie du féminisme se construit alors en s’inspirant de l’autonomie du prolétariat et de l’autonomie du mouvement noir.

Depuis les années 1990, on parle d’une troisième vague féministe. Un nouveau thème de débat a entre autres marqué ce féminisme : les rapports entre la question féministe et la question migratoire.

 

Troisième vague

 

La question qui se pose est celle de l’articulation de la domination subie par deux minorités politiques : d’une part les femmes, d’autre part les groupes sociaux issus de l’immigration, stigmatisés pour leurs religions ou leurs cultures. Nicolas Dot-Pouillard [1] a montré comment autour de la question du foulard (voile), le féminisme français s’est divisé en trois courants. Le premier, autour de Ni putes ni soumises (NPNS), reprend la critique libérale-égalitariste issu de l’humanisme des Lumières qui prétend défendre la république laïque contre le communautarisme. L’ancrage traditionnel est vécu comme une source d’aliénation des femmes, au contraire de l’universalisme républicain, considéré comme une source d’émancipation.

À ce courant s’oppose celui des Indigènes de la République pour qui, comme l’explique Houria Bouteldja [2], l’universalisme humaniste républicain est une idéologie qui a justifié la colonisation et continue de justifier des mesures racistes. Ce qui est mis en avant dans ce discours, c’est l’autonomie des luttes portées par les Françaises et les Français issus de l’immigration, luttes qui ne les conduisent pas à renier leur culture au profit de l’idéologie occidentale.

Quant au troisième courant, il s’incarne dans le Collectif national droits des femmes (CNDF, dont AL est membre) qui revendique une position de type « ni loi ni voile », c’est-à-dire ni loi raciste d’exclusion des jeunes filles voilées des lycées, ni complaisance pour le voile qui symbolise la soumission des femmes.

Comment articuler au mieux antiracisme et féminisme ? Chaque culture porte en son sein des courants de remise en cause de la tradition dominante. Si on ne prend l’exemple que de la civilisation islamique, des hommes et des femmes ont lutté contre les normes religieuses depuis des siècles. Déjà au Moyen-Âge on peut citer les poèmes d’Abu Nuwas chantant l’amour homosexuel. C’est sur ces traditions minoritaires, mais contestataires, que peut s’appuyer une critique de l’oppression religieuse qui ne paraisse pas téléguidée par des préoccupations racistes. Les aspirations à l’autonomie individuelle et à l’émancipation universelle ne sont pas propres à l’Occident.

 

 

[1] Nicolas Dot-Pouillard, « Les recompositions politiques du mouvement féministe français au regard du hijab », SociologieS, sur http://sociologies.revues.org

[2] Houria Bouteldja, « Féminisme et antiracisme », Contretemps, n°16, 2006

 

Paru dans AL, n°176, décembre 2008.

 



Lire : Bihr, « La Préhistoire du capital »

Premier volume d’une tétralogie consacrée au “ devenir-monde ” du capitalisme, l’ouvrage d’Alain Bihr fait la généalogie d’un système entré, depuis trente ans, dans une nouvelle phase de son développement, la “ transnationalisation ”. Contre une vision strictement “ économiste ” de l’histoire, il insiste sur la capacité des mouvements sociaux à peser sur le cours des événements.


Alain Bihr ambitionne de produire une théorie et une histoire du capitalisme qui mettent en cause le discours dominant sur la mondialisation. En effet, produire une théorie du capitalisme comme “ devenir-monde ”, c’est, pour l’auteur, s’opposer à la théorie selon laquelle la mondialisation du capitalisme serait un phénomène récent, guère antérieur aux années 1970. Or, le capitalisme n’a pas le monde comme point d’arrivée, mais comme condition de départ. La notion de monde a deux sens, à savoir d’une part, l’espace planétaire, et d’autre part, le fait que le capitalisme soit une unité globale originale. La notion de “ devenir ” indique qu’il s’agit de saisir la totalité du processus qui a permis au capitalisme de s’universaliser et non pas de se concentrer sur la dernière étape. Il s’agit d’un devenir-monde, non pas du capital, mais du capitalisme, c’est à dire de l’ensemble des déterminations de ce mode de production, qu’elles soient économiques, politiques ou culturelles.

 

Rôle de l’État

 

Alain Bihr est un sociologue “ marxien ”, c’est-à-dire qu’il se réfère à Marx en dehors de la vulgate marxiste, dont il critique les excès économistes. Deux traits essentiels ressortent de l’introduction théorique de son ouvrage. D’une part, il insiste non sur la détermination de l’histoire par les forces productives (moyens de production et force de travail), mais sur le rôle moteur de la lutte des classes (les conflits sociaux). La conséquence en est l’insistance, dans sa théorisation matérialiste de l’histoire, sur les rapports sociaux de production – l’esclavage dans la société antique, le servage dans le féodalisme et le salariat dans le capitalisme. C’est un rapport donné de production qui conditionne la possibilité d’apparition du capitalisme. D’autre part, il accorde une place réelle aux institutions et aux conditions subjectives, réévaluant en particulier le rôle de l’État dans la formation du capitalisme en s’appuyant sur un manuscrit de Marx, les Grundrisse.

 

Homogénéisation, fragmentation, hiérarchisation

 

La théorie du capitalisme comme devenir-monde s’oppose à la thèse libérale qui fait du capitalisme une simple extension de l’échange marchand… et donc du capitalisme un développement naturel. Alain Bihr distingue trois périodes dans le processus de reproduction du capital : la période “ anténationale ” (1450-1800), la période “ internationale ” (1800-1975), la période “ transnationale ” qui commence en 1975 et qui correspond à ce qu’on appellerait, à tort, la “ mondialisation ”. Cette périodisation est déterminée par le rapport à l’État du procès de reproduction du capital.

Alain Bihr distingue en outre trois moments de structuration du monde capitaliste. Le moment d’“ homogénéisation ” serait la tendance du monde capitaliste à l’unification et à l’uniformisation. Mais parallèlement à cela, le capitalisme maintient une pluralité d’États et de formations sociales : il s’agirait du moment de “ fragmentation ”. Le dernier élément de structuration est le moment de “ hiérarchisation ”, qui correspond aux inégalités de développement entre les différents espaces du monde capitaliste. Ce dernier moment peut être comparé aux rapports de “ centre-périphéries ” utilisés par les auteurs marxistes inspirés par Fernand Braudel, comme Immanuel Wallerstein [1]. Ces trois moments sont à l’œuvre, de façon simultanée, durant tout le procès de reproduction du capital.

L’intérêt de La Préhistoire du capital, se situe dans sa démarche générale non dogmatique, qui étudie les faits historiques sans essayer de les faire adhérer de force au schéma marxiste. Les libertaires seront particulièrement sensibles à l’observation du rôle de l’État dans la reproduction du capitalisme. L’importance accordée, en outre, à la lutte des classes, et non aux forces productives, a pour conséquence, contre une vision économiste déterministe qui fait de la transformation sociale une simple conséquence de l’accroissement des forces productives, de donner un rôle central aux mouvements sociaux dans l’évolution historique.


  • Alain Bihr, La Préhistoire du capital, éditions Page Deux, octobre 2006, 450 pages, 38 euros.

 

Paru dans AL, n°158, 2007.



Idées : Ce que cache l’omnisurveillance

Le glissement des démocraties libérales vers des régimes de plus en plus autoritaires est une tendance à l’œuvre un peu partout dans le monde. Cette évolution s’explique par l’âpreté du combat de classe mené par la bourgeoisie. Mais elle renvoie également implicitement à une anthropologie chrétienne et libérale.


Il semble que nous assistions dans nos sociétés à la mise en place d’une omnisurveillance, c’est-à-dire de la surveillance de tous et de toutes à tous les instants. La mise en place de cette tentative de contrôle total des individus est rendue possible par le développement de technologies qui permettent à la fois une surveillance et une identification plus étroite des individus (caméras de surveillance, biométrie…) et un tri plus efficace de la multitude des données recueillies. Mais derrière cette tentative de surveillance totale de l’individu se pose un très ancien problème philosophique.

Face à la transgression des normes sociales, le pouvoir chargé du maintien de l’ordre social a toujours été confronté à un problème. S’il est possible de châtier les crimes dont on peut identifier les coupables, comment faire face aux crimes où on ne peut pas les identifier ? Comment dissuader ou être capable de punir tou(te)s les criminel(e)s ? C’est en replaçant l’obsession des techniques de surveillance dans une telle problématique historico-philosophique, que l’on peut comprendre les implicites qui sont à l’œuvre dans le développement de l’omnisurveillance.

Face au problème des crimes impunis ou susceptibles de l’être, les sociétés n’ont pas toujours apporté les mêmes réponses. Une réponse a longtemps dominé nos sociétés chrétiennes où le pouvoir politique s’appuyait sur la religion. Dans ces sociétés, la croyance en Dieu et en la vie après la mort a eu une fonction très importante dans le rapport à la transgression des normes sociales.

Celui ou celle qui commettait un crime pouvait toujours penser échapper à la justice temporelle, mais pas à la justice divine. Dieu étant omniscient, l’individu était toujours sous son regard. La notion de l’Enfer, qui se constitue au Moyen Âge et dont la crainte est omniprésente à cette époque, garantit que celui ou celle qui semble, malgré ses crimes, ne pas être châtié, ne restera pas impuni(e) après sa mort.

L’omniscience divine a pour corollaire la conscience morale et l’élaboration des pratiques de confession qu’a étudiée Michel Foucault. Comme celui-ci le fait remarquer, la pratique de la confession chrétienne met en place l’idée que l’individu a toujours très certainement quelques péchés à cacher qu’il se doit de découvrir.

Or c’est bien là que réside, un premier implicite de ce problème que se pose le pouvoir. L’obsession de la transgression des normes sociales, possible par tout individu, ne se pose avec une telle acuité que parce que l’homme est considéré comme marqué par le péché originel. Par conséquent, il est toujours en état de faute, mais surtout il est toujours supposé mauvais et insociable. Or c’est bien sur l’idée que la société est un état naturel et que l’homme ne peut se réaliser pleinement que dans la société que le socialisme (au sens philosophique du terme), renouant avec la pensée antique, et contre la pensée chrétienne, s’oppose en réalité à ce qui est un des implicites philosophiques de ce que l’on peut appeler les conceptions politiques de la droite.

Dans ces conceptions, l’individu, contre toutes les données de l’anthropologie contemporaine, n’est pas originairement un être social et de ce fait il est toujours supposé être en conflit avec l’existence de la société.

À ce titre, la pensée philosophique de Hobbes marque une étape importante dans l’histoire des réponses qui ont été apportées au problème de la possible transgression de l’ordre social. Hobbes écrit à la fois dans le contexte de la première Révolution anglaise et à une époque où la question de l’Enfer a perdu de son importance. Cette perte d’importance de la question de l’Enfer est concomitante à la perte de pouvoir politique de l’Église au profit du pouvoir temporel. Dans le Léviathan de Hobbes, l’état de nature est un état de guerre de tous contre tous. La mise en place de l’ordre social ne repose pas directement sur le pouvoir divin, mais sur la mise en place, par un contrat, d’un pouvoir politique absolu. C’est donc au pouvoir temporel qu’est dévolue la toute puissance dans l’ordre politique.

Mais la théorie libérale de Hobbes souffre d’une faille angoissante : les individus sont mus par l’intérêt et par la crainte, mais il est toujours possible que, dans certaines conditions, ils puissent transgresser l’ordre social. C’est en particulier le cas lorsque personne ne les surveille et qu’ils peuvent commettre un crime en toute impunité. En effet, dès que les individus le peuvent, sans préjudices pour eux, ils tendent inévitablement à commettre des crimes. Une telle conséquence a son origine dans cette anthropologie selon laquelle la société n’est pas un fait naturel, et que ce n’est pas la coopération (l’entraide pour parler comme Kropotkine), mais la lutte entre les hommes, qui est au fondement des relations interhumaines.

 

Droit et lutte de classes


Après la première Révolution anglaise, on assiste à une restauration monarchique au cours de laquelle Charles II essaie de restaurer un pouvoir absolu inspiré des théories absolutistes de la monarchie de droit divin. Mais le Parlement l’oblige à reconnaître l’Habeas Corpus qui limite les détentions arbitraires.

Si Hobbes a été le philosophe de la première Révolution, Locke a été le philosophe libéral de la seconde Révolution anglaise. À la différence de Hobbes, l’état de nature lockéen n’est pas conflictuel, et si la société est instaurée, c’est pour garantir les droits naturels de l’homme à la liberté, à la vie et à la propriété.

La seconde Révolution anglaise aboutit au Bill of Right par lequel le roi reconnaît, entre autres, que son pouvoir ne dépend pas de Dieu, mais de la souveraineté nationale. Avec l’Habeas Corpus et le Bill of Right se met en place la tradition des libertés publiques. Mais il existe deux interprétations philosophiques de l’origine de ces libertés publiques. Pour la tradition libérale, ces droits ont une origine naturelle. Les hommes ont été créés par Dieu détenteurs de droits naturels.

S’il existe une interprétation marxiste qui fait de ces droits uniquement des droits bourgeois, il existe d’autres interprétations socialistes, comme celles de Lefort ou de Castoriadis, qui font de ces droits le produit des luttes historiques pour la démocratie et la liberté. Luttes qui sont non seulement inachevées, mais aussi limitées par les réactions des élites qui tendent à canaliser les poussées démocratiques.

C’est avec l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qu’est affirmée clairement la présomption d’innocence.

En effet, la charge de la preuve auparavant incombait à l’accusé dans la mesure où le pouvoir politique, considéré comme étant de droit divin, ne pouvait que détenir la vérité. Mais une telle affirmation de la présomption d’innocence renversait aussi par conséquent l’anthropologie chrétienne où tout homme était présumé coupable du fait du péché originel.

 

Gouverner par la peur


Or par conséquent, que signifie dans notre société la tentative de surveiller de manière constante tous les individus ? Une telle conception renvoie à l’anthropologie à la fois chrétienne et libérale pour laquelle l’homme tend au mal par nature et, d’autre part, n’est pas par nature porté à vivre en société. Cette conception est la conception anthropologique implicite de la droite. S’il est nécessaire de surveiller constamment les individus, c’est qu’ils sont toujours susceptibles de commettre quelques délits répréhensibles. Or ce qui est contenu implicitement dans une telle affirmation, c’est l’idée que tout homme est présumé suspect. Il s’agit donc, dans une société hobbessienne, dans laquelle on ne peut pas faire reposer l’examen de conscience sur la crainte d’un Dieu omniscient, de mettre en place un système d’omnisurveillance comparable à cette crainte. Mais dans ce cas se produit implicitement et insensiblement une transformation de notre statut pénal, tous les individus ne sont certes pas présumés coupables, mais ils ne sont plus présumés innocents. Ils sont tous présumés suspects. Nous sommes tous des criminel(e)s en puissance.

L’omnisurveillance, c’est à la fois le fantasme de la surveillance totale qui instaure un état d’exception, contraire aux libertés publiques (présomption d’innocence et respect de la vie privée), mais aussi le fantasme de l’autocontrôle total des individus par eux-mêmes puisque ceux-ci sont toujours amenés à s’interroger sur leur transgression possible ou non de la norme.

Mais un tel système repose implicitement sur un point aveugle, ce point aveugle est celui de savoir qui surveille les surveillants. En effet, si les surveillants sont eux-mêmes des hommes, ils sont susceptibles eux aussi de transgresser les règles. Seul l’idée que le surveillant soit Dieu lui-même ou que son pouvoir émane directement de Dieu pourrait légitimer sa perfection. Donc le point aveugle implicite, c’est qu’est reconduit, à travers l’omnisurveillance, une divinisation d’un pouvoir politique qui se présuppose infaillible.

 

Paru dans AL, n°149, 2006.