Ethique de la critique : conflits d’éthiques et conflits sociaux au travail

 

 

L’éthique de la critique (1) constitue une réflexion se situant dans la continuité de l’école de Francfort et de l’oeuvre de Paulo Freire. Dans ce texte, il s’agira de s’intéresser à la question des conflits d’éthiques au travail.

 

Ethique de la critique et pédagogie critique

 

L’éthique de la critique constitue un courant de l’éthique qui s’inscrit dans une lecture critique du monde, ce qui veut dire qui appréhende la réalité sociale en termes de rapports sociaux systémiques. L’éthique de la critique peut être appliquée à différents champs de réflexion, en particulier professionnels.

 

La pédagogie critique constitue une application de l’éthique de la critique au champ de l’éducation. Néanmoins, la pédagogie critique, comme l’explique Paulo Freire dans Pédagogie de l’autonomie, ne s’en tient pas uniquement aux relations entre les enseignants et les élèves. La pédagogie critique incorpore également une réflexion sur les conditions morales et matérielles d’une pratique enseignante digne. Par exemple, Paulo Freire souligne que lutter pour ses conditions de travail fait partie de l’éthique de l’enseignant-e.

 

Il faut donc comprendre que dans cette perspective, ce que l’on appelle bien souvent « pédagogie » en France, à savoir une méthode ou un ensemble de techniques, ne relève en réalité que de la didactique. La pédagogie est du domaine de l’agir éthique (praxis) tandis que la didactique concerne l’agir technique (poiesis).

 

Multiplicité des paradigmes éthiques et conflits de valeurs au travail

 

Des auteurs comme Starratt, Shapiro ou encore Langlois (1), admettent l’existence de plusieurs approches éthiques qui peuvent orienter l’agir des professionnels. Le paradigme de la multiplicité éthique considère que pour pouvoir agir de manière éthique, il faut être en capacité d’articuler différentes approches éthiques.

 

Starratt et Langlois distinguent en particulier un modèle comprenant trois éthiques : l’éthique de la justice (basée sur la règle), l’éthique de la sollicitude (impliquant l’empathie), l’éthique de la critique. Une décision éthique est celle qui prend en compte ces trois dimensions. A ce modèle, Shapiro a en particulier ajouté l’éthique de la profession (basée sur les normes propres à une profession).

 

La thèse que nous allons défendre ici, c’est que le ou la professionnelle peut être confronté à des conflits d’éthiques qui impliquent l’opposition entre des logiques éthiques différentes. Cela peut le ou la conduire à tenter d’articuler certaines logiques ou parfois à en refuser certaines au profits d’autres.

 

La notion de « conflit d’éthiques» nous sert ici pour désigner une forme particulière de « conflits de valeurs » (2) au travail. Dans le conflit d’éthique, le sujet se trouve pris entre des impératifs éthiques peu compatibles. Il peut tenter alors de le concilier ou au contraire rejeter une des logiques « éthiques » à l’oeuvre. Ces conflits d’éthiques au travail, comme d’autre conflits éthiques au travail, peuvent être sources de souffrance professionnelle.

 

Conflits d’éthiques au travail dans les métiers de la relation à autrui

 

On appelle « métiers de la relation à autrui » un ensemble d’activités qui incluent un travail du care (éthique de la sollicitude). Ces métiers se trouvent par exemple dans le travail social, dans la santé, l’éducation. Ils peuvent en particulier être présents dans le secteur public ou le secteur associatif. C’est dans ces métiers que les conflits éthiques travail sont les plus présents.

 

On peut distinguer en particulier trois courants éthiques qui dans leurs conflits peuvent entraîner un risque pour la santé physique ou mentale du ou de la travailleur/se :

 

- L’éthique de la sollicitude (orientée vers le public) : L’éthique des professionnels des métiers de la relation à autrui implique une éthique du care, c’est-à-dire une éthique orientée vers le soin à autrui. Dans plusieurs secteurs professionnels, cette éthique du soin à autrui, ce double d’une adhésion aux valeurs de service public : qualité du service public, continuité du service public, principe de gratuité…

 

- La profession-vocation (ou l’éthique du désintéressement au travail): L’éthique du professsion-vocation implique de la part du sujet un attachement à la profession qui est marqué par un certain désintéressement, en particulier économique. Les professions vocationnelles mettent en avant l’intérêt intrinsèque de l’activité. On trouve cette orientation présente dans les métiers artistiques, les professions de la recherche intellectuelle...

 

- L’éthique de la critique syndicaliste : Les organisations syndicales ont pour fonction la défense des intérêts matériels et moraux des salariés. Leur fonction est de défendre les conditions salariales des travailleurs. De fait, le syndicalisme s’inscrit dans une éthique de la critique qui admet l’existence d’intérêts antagonistes au sein du monde du travail. Les professionnel-les qui adhèrent à l’éthique syndicaliste considèrent qu’il est important de veiller aux conditions de travail des salariés. Ils peuvent ainsi adhérer même à l’idée, que défend Paulo Freire, que la lutte pour les conditions de travail de l’enseignant est une condition de possibilité de la qualité du service d’éducation.

 

- La logique instrumentale  (éthique de l’efficacité) : La logique instrumentale n’est pas reconnue par tous les acteurs/trices comme une éthique. Mais elle va se donner des justifications éthiques. Elle consiste à affirmer que l’organisation du travail pour des raisons d’efficacité doit se soumettre à des procédures techniques ou/et à des procédures de rentabilité économiques. Pour cela, la logique instrumentale s’appuie le plus souvent sur les ressorts des éthiques conséquentialistes, en particulier de types utilitaristes. Une des difficultés tient au fait qu’une domination hégémonique de la logique instrumentale peut conduire à des conséquences immorales : la recherche du profit pouvant amener par exemple le sacrifice de la dignité de la personne humaine.

 

Dilemmes entre éthiques au travail

 

Le ou la professionnelle peut être soumis à un dilemme éthique au travail pouvant entraîner un risque pour sa santé physique ou/et psychique lorsqu’il ou elle se trouve pris dans un dilemme entre l’éthique de la sollicitude et l’éthique de la critique. Ce conflit au travail entre ces deux éthiques est souvent lié à la place prise par la logique instrumentale. En effet, la recherche de rentabilité entre en contradiction avec la qualité du service à autrui. Pour maintenir une qualité de service, le ou la professionnelle est alors contraint de passer outre l’éthique de la critique. Il ou elle accepte de faire des heures supplémentaires par exemple au risque d’un épuisement professionnel.

 

La difficulté provient du fait que la logique instrumentale de type utilitariste s’appuie pour obtenir ce sacrifice de la part des professionnel-les justement sur son attachement à l’éthique de la sollicitude alors que sur le plan institutionnel, la logique instrumentale tend à détruire l’éthique de la sollicitude. Paradoxalement, la logique instrumentale s’appuie sur l’attachement du sujet à l’éthique de la sollicitude pour exiger de lui ou d’elle qu’elle tienne la tension entre logique instrumentale et éthique de la sollicitude en sacrifiant l’éthique de la critique.

 

On trouve souvent également le même type de dilemmes introduits entre l’éthique de la profession/vocation et l’éthique de la critique, sous l’effet de la logique instrumentale. Là encore, l’éthique utilitariste de la logique instrumentale s’oppose au désintéressement de la profession vocation. Mais elle s’appuie justement sur les vertus qu’imposent l’éthique de la profession/vocation pour que le sujet accepte de résoudre la tension entre la logique instrumentale et la logique de la profession/vocation au détriment de l’éthique de la critique. C’est ainsi que l’attachement à la profession/vocation conduit le sujet à accepter par exemple d’effectuer du travail gratuit comme c’est le cas par exemple dans les secteurs artistiques ou encore de la recherche. Pourtant, la logique instrumentale introduit une destruction profonde de l’éthique du désintéressement que défend la profession/vocation. Par exemple, le chercheur en mathématiques est sensé faire des découvertes mathématiques pour l’amour des mathématiques dans l’éthique du désinteressement et non pas pour leur éventuelle application économique.

 

Mais en outre, la logique instrumentale va également recourir à ses propres justifications pour s’imposer. Ainsi, on met en avant le fait que pour des raisons d’efficacité, en particulier économique, il est nécessaire d’accepter la domination de la logique instrumentale dans l’organisation du travail. La force de la logique instrumentale, c’est qu’elle s’impose par l’organisation institutionnelle du travail. Les sujets ne se trouvent pas face à d’autres sujets, mais il se trouvent face à la logique impersonnelle d’un système organisationnel.

 

De ce fait, la logique instrumentale peut s’appuyer sur des normes réglementaires et juridiques pour s’imposer au professionnel qui doit alors l’incorporer dans l’éthique de la justice qui commande de prendre en compte le cadre réglementaire.

 

Conflits de valeurs et résistance éthique au travail

 

Comme on peut le voir que ce soit l’éthique de la sollicitude, l’éthique de la profession/vocation ou encore l’éthique de la critique, toutes les trois entrent en contradiction avec la logique instrumentale et ses justifications utilitaristes. Ces éthiques professionnelles et syndicale conduisent à un conflit de valeur avec la logique instrumentale.

 

Cela peut amener les professionnel/les à être dans une situation de souffrance éthique car la logique instrumentale entre en conflit avec leurs valeurs éthiques.

 

Ce conflit éthique peut se traduire par une forme d’exit (changement d’emploi, arrêt de travail…) ou par une forme de voice. Dans ce deuxième cas, le professionnel peut essayer d’avoir recours aux organisations syndicales pour tenter de s’opposer à la destruction de l’éthique du désintéressement ou de la sollicitude propre à la profession.

 

Conclusion :

 

Le paradigme de la multiplicité des éthiques est intéressants, mais présente selon nous des limites en ne mettant pas assez en lumière comment ses différents paradigmes éthiques peuvent entrer en conflit.

Or l’existence même de conflits entre les différentes éthiques est à même de rendre compte de phénomènes comme les conflits de valeurs au travail et les risques de souffrance au travail que ces situations entraînent.

En outre, l’approche par le paradigme de la multiplicité des éthiques ne rend pas compte également du fait que les professionnelles peuvent être en conflit éthique avec une de ces éthiques et la refuser.

Cela tient en particulier au fait que le paradigme de la multiplicité des éthiques ne tient pas compte du fait que dans la pratique les professionnels sont soumis à des injonctions qui les enjoints à tenir la logique instrumentale comme une éthique orientée vers la valeur de l’efficacité qu’elle soit organisationnelle ou économique.

Or cette logique instrumentale entre en contradiction avec les valeurs propres à l’éthique de certaines professions (éthique de la sollicitude, éthique du désintéressement…) de même qu’elle entre en contradiction avec l’éthique de la critique syndicale.

 

 

Références :

 

- (1) Ethique de la critique :

 

LANGLOIS, Lyse. "Les directions générales et les commissaires scolaires." Origines et incidences des nouveaux rapports de force dans la gestion de l’éducation: 266.

 

Starratt, Robert. 2004. Ethical Leadership. San Francisco, CA: Jossey-Bass.

 

Shapiro, Joan Poliner, and Jacqueline Stefkovich. 2005. Ethical Leadership and Decision

Making in Education: Applying Theoretical Perspectives to Complex Dilemmas (2nd 3 ed.) Mahwah, NJ: Lawrence Erlbaum.

 

- (2) Conflits de valeurs au travail :

 

Robert, N., and M. Favaro. Les conflits éthiques au travail en question: définition, illustration, prévention. INRS, 2013.

 

Rapport Gollac (2011). URL : https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_SRPST_definitif_rectifie_11_05_10.pdf

 

 

Complément: 

 

 

 Professionnalité et éthiques

 

Les professionnels peuvent se trouver aux prises avec plusieurs éthiques qui peuvent entrer en contradiction dans le cadre de leur activité de travail. L’opposition entre ces différentes éthiques peut avoir plusieurs conséquences.

 

Types d’éthique

Description

L’éthique de l’efficacité 

L’éthique de l’efficacité conduit à orienter le travail selon une logique d’efficacité, orientée vers le résultat, en particulier économique. Dans ses formes les plus poussées, l’éthique de l’efficacité se transforme en domination de la raison instrumentale.

L’éthique de la légalité

Elle consiste pour le professionnel à appliquer les règles qui sont conformes au droit et à la réglementation dans l’organisation de travail.

L’éthique de la profession

Elle consiste à suivre les normes propre à une profession. Certaines professions valorisent une éthique tournée vers le désinteressement. Par exemple, il peut exister une éthique du medecin, du chercheur...

L’éthique de la sollicitude

Elle consiste à se soucier d’autrui. Dans certaines professions le soin à autrui est central dans la professionnalité

L’éthique de la critique

Elle prend la forme dans le champ professionnel en particulier de l’éthique syndicaliste. Plus largement dans la société, on peut la trouver associer à des causes telles que le féminisme, l’anti-racisme...

 

Une des difficultés de l’action professionnelle, c’est que ces différentes éthiques peuvent se trouver en tension conduisant le ou la professionnelle a être confronté à une situation de dilemme éthique.

 

Cela peut également conduire à un conflit éthique. Ce qui veut dire que l’éthique de la légalité entre en contradiction avec les valeurs du ou de la professionnelle.

 

Ces conflits éthiques apparaissent bien souvent lorsque l’organisation du travail impose comme éthique dominante l’éthique de l’efficacité qui se traduit par un manque de moyens pour effectuer un travail de qualité, par de l’épuisement professionnel, par du manque d’empathie vis à vis des usagers...

 

Ces conflits entre éthiques peuvent avoir plusieurs conséquences :

 

- La souffrance éthique au travail : le ou la travailleur/se se trouve confronté à un conflit de valeurs pouvant conduire à un mal-être professionnel, à de l’épuisement professionnel, à un arrêt de travail

 

- L’exit : absentéisme au travail, changement d’emploi

 

- Voice : le ou la travailleur/se proteste contre la domination de la logique instrumentale. Cela peut se traduire par un engagement syndical. Cela peut également se traduire par des actes de désobéissance éthique.

 

- Résistance éthique : le ou la travailleuse met en œuvre des pratiques de résistance plus ou moins dissimulées contre les pratiques liées à la domination de la raison instrumentale.