Ethique de la critique : La souffrance ethique au travail.

 

 

La question de la souffrance au travail est une question étudiée depuis longtemps en éthique. L’éthique de la critique est donc en mesure de nous fournir des armes conceptuels pour penser cette question.

 

L’éthique de la critique

 

L’éthique de la critique désigne un courant de l’éthique qui se situe dans la continuité de l’Ecole de Francfort. Il s’agit d’une forme de pensée et d’agir éthique qui prend en compte les rapports sociaux. Dans le domaine de l’éducation, Paulo Freire, avec Theodor Adorno, apparaissent comme les initiateurs de l’éthique de la critique.

 

Détresse morale ou désarroi éthique

 

Au début des années 1980, en Amérique du Nord, la notion de détresse morale est utilisée pour définir une forme de souffrance au travail à laquelle sont confrontés les infirmières. Jameton, en 1984, qui la décrit en ces termes : « La détresse morale apparaît quand on connaît la bonne action à poser ou la bonne chose à faire, mais que des obstacles, contraintes institutionnelles ou organisationnelles empêchent d’agir en ce sens ».

 

Cette situation de « désarroi éthique » ou « détresse éthique » (les deux termes sont utilisés comme synonymes) contribue à produire un « résidu éthique » : « Le résidu éthique (ou moral). Ce que toute personne traîne avec elle à l’occasion dans sa vie lorsque, face à des situations de désarroi moral, elle s’est gravement compromise. Ces situations marquent de manière durable et puissante nos pensées dans le temps, on parle donc de résidu moral (Webster et Baylis, 2000).

 

La souffrance éthique

 

La notion de « souffrance éthique » a plutôt été employé en France à partir des années 1990 dans la continuité de la psycho-dynamique du travail de Christophe Déjours. Il la définit dans Souffrance en France comme « « la souffrance qui résulte non pas d’un mal subi par le sujet, mais [comme] celle qu’il peut éprouver de commettre, du fait de son travail, des actes qu’il réprouve moralement ».

 

En effet, C. Déjours reprend dans Souffrance en France la notion de « banalité du mal » utilisé par Hannah Arendt dans Eischmann à Jérusalem. Déjours reprend le constat mis en avant dans des travaux sur les cadres du régime nazis que ceux-ci avaient conscience de mal faire, mais qu’en dépit de cela, ils agissaient tout de même.

 

Déjours se demande alors pourquoi dans les entreprises des personnes, qui savent que ce qu’elles font est mal, obéissent tout de même aux ordres et poussent leurs subordonnés à la dépression ou même au suicide.

 

Responsabilité individuelle et responsabilité institutionnelle

 

La loi sanctionne le harcèlement moral au travail: « Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel." (Code du travail).

 

La question de la « détresse morale » ou de la « souffrance éthique » est pris dans un dilemme. Quelle est la part de la responsabilité individuelle et de la responsabilité institutionnelle dans la souffrance au travail.

 

La loi reconnaît deux niveaux de harcèlement : le harcèlement individuel et le harcèlement institutionnel

 

Lorsqu’une personne commet un acte qui est moralement répréhensible, elle peut comme Eischmann essayer de se dédouanner en disant qu’elle n’a fait qu’obéir aux ordres. On voit donc bien comment il peut apparaître problématique de nier toute part de responsabilité individuelle dans ce processus.

 

Le harcèlement individuel : « Il est pratiqué par une personnalité obsessionnelle perverse narcissique ou porteuse d’une pathologie du caractère.Il est intentionnel, vise à humilier, à détruire l’autre et à valoriser son pouvoir social ou personnel. » (source : Souffrance et travail)

 

Mais, il n’est pas possible d’ignorer, sur le plan de l’éthique de la critique, la part incombant au fonctionnement de l’institution. Le fonctionnement de l’institution peut favoriser ce type de passage à l’acte ou plus encore le fonctionnement même de l’institution peut produire une souffrance au travail du salarié comme le montre la notion de « désarroi éthique ».

 

Cette dimension est prise en compte sous la forme du harcèlement institutionnel :

« – pratiques managériales délibérées impliquant la désorganisation du lien social touchant l’ensemble du personnel, portant atteinte à la dignité des personnes et qui ont pour effet de dégrader les conditions de travail (management par le stress, par la peur) ;

– harcèlement stratégique qui vise à exclure les personnels dont l’âge, l’état de santé, le niveau de formation, ne correspondent plus aux nécessités de service et à leurs missions d’intérêt général ;

-absence d’intentionnalité dans les méthodes de management qui favorisent toutefois les conflits et le harcèlement moral. Il y a harcèlement institutionnel non seulement lorsque le management est volontairement impliqué dans le processus de harcèlement, mais aussi lorsqu’il ne l’est qu’involontairement. »

 

 

 

 

Bibliographie :

 

Cherré, Benoît, Zouhair Laarraf, et Zahir Yanat. « Dissonance éthique : forme de souffrance par la perte de sens au travail », Recherches en Sciences de Gestion, vol. 100, no. 1, 2014, pp. 143-172.

 

Code de déontologie des infirmières, Canada, 2017 - https://www.cna-aiic.ca/~/media/cna/page-content/pdf-fr/code-de-deontologie-edition-2017-secure-interactive.pdf?la=fr

 

Diane Girard, « Conflits de valeurs et souffrance au travail », Éthique publique [En ligne], vol. 11, n° 2 | 2009, mis en ligne le 10 mai 2011, consulté le 06 octobre 2019. URL : http://journals.openedition.org/ethiquepublique/119 ; DOI : 10.4000/ethiquepublique.119

 

Déjours Christophe, Souffrance en France, Seuil, Paris, 1992.

 

Dorris Sylvie, « Comprendre la détresse morale pour mieux y faire face » (2012) - http://www.infiressources.ca/fer/depotdocuments/Comprendre_la_detresse_morale_pour_pouvoir_mieux_y_faire_face-Resume_Travail_dirige_SylvieDorris_Sept2012.pdf

 

Rolo, Duarte. « Histoire et actualité du concept de souffrance éthique », Travailler, vol. 37, no. 1, 2017, pp. 253-281.

 

 

Souffrance et travail, « Les différentes formes de harcèlement reconnues par la jurisprudence ». URL : http://www.souffrance-et-travail.com/media/pdf/S&T_FormesDeHarcelementReconnues.pdf