Paulo Freire et la réification : pertinence pour une pédagogie critique aujourd’hui

 

 

La réification est une thématique centrale dans l’oeuvre de Paulo Freire, en particulier de Pédagogie des opprimés. Cette thématique qu’il reprend de Lucaks conserve toute sa pertinence.

 

« Les choses jouent le rôle des hommes, et les hommes jouent le rôle des choses ; c’est la racine du mal. » (Simone Weil)

 

Oppression et réification chez Paulo Freire

 

La notion d’opprimé chez Paulo Freire fonctionne comme un « signifiant vide » (Laclau). Elle permet à tout groupe opprimé de pouvoir se reconnaître dans son œuvre. Ainsi, la pédagogie des opprimés n’est pas nécessairement la pédagogie des classes ouvrières, les opprimés peuvent être tour à tour les colonisés, les femmes, les homosexuels, et encore bien d’autres groupes pouvant s’éprouver comme opprimés.

 

L’oppression prend chez Paulo Freire en particulier la forme de la réification. Il s’agit d’un processus par lequel un être humain ou un groupe d’être humain n’est plus traité comme un sujet, mais se trouve réduit au rang d’objet. La pédagogie des opprimés apparaît comme un ouvrage dont la thématique fondamentale est la lutte contre la déshumanisation par la réification :

 

«L'humanisation et la déshumanisation, au sein de l’histoire, dans un contexte réel concret objectif, sont des possibilités qui se présentent aux hommes en tant qu'être inachevés et conscients de leur inachèvement » (Pédagogie de l’opprimé, voir en particulier les p.19-20 de l’édition Maspero 1974 qui sont les premières de l’ouvrage et qui en définissent l’orientation fondamentale).

 

L’appropriation, l’exploitation, la colonisation… constituent des formes de la réification. Quand une femme se trouve réduit au rang d’objet sexuel, il y a réification. Quand un être humain est réduit en esclavage et devient donc une « chose » que l’on peut exploiter, il y a réification.

 

La réification et la négation de la dignité de la personne humaine

 

La réification vient s’opposer à la reconnaissance de la dignité de chaque être humain. En effet, la déclaration d’abolition de l’esclavage de 1848 proclame que l’esclavage est « un attentat contre la dignité humaine ». De même, après la 2e Guerre mondiale et l’extermination systématique des juifs et des tziganes par les nazis, la déclaration universelle des droits humains proclame que les êtres humains naissent libres et égaux « en dignité et en droits ».

 

La réification est donc un processus qui, conduit contre le principe de dignité de la personne humaine, traiter un être humain comme une chose que l’on peut acheter, exploiter, vendre, détruire… La réification conduit ne plus considérer autrui comme un sujet autonome, comme une personne humaine, mais comme un instrument que l’on peut utiliser à sa guise pour satisfaire ses besoins, ses désirs ou ses intérêts.

 

La dignité de l’être humain amène Paulo Freire a distinguer entre l’humain et l’objet. La réification s’opère lorsque l’être humain se trouve traité comme l’on traite une chose (« chosification »), un bien dont l’on est propriétaire. Mais Paulo Freire, en s’appuyant sur Erich Fromm, est conduit à distinguer l’être humain, l’animal (ou le vivant en général) et l’objet. La dignité de l’être humain le distingue de l’animal. En effet, pour Freire, l’humain, à la différence de l’animal, à une conscience de la temporalité et de l’historicité de l’existence, qui lui permet de transcender le donné pour agir de manière réflexive et ainsi devenir sujet de l’histoire.

 

Mais pour autant, l’animal ne se réduit pas à la chose. Il n’est pas une chose ou un objet. En effet, l’être humain, et plus généralement le vivant, peut être l’objet d’une forme de réification spécifique qui est la nécrophilie. Cette forme d’oppression conduit à traiter le vivant comme s’il était une chose que l’on peut détruire comme un objet matériel. Au contraire, l’humanisme implique pour Paulo Freire la biophilie, ce qui veut dire que la conscience de l’être humain le rend conscient de la distinction entre l’objet et le vivant et de la nécessité d’un respect spécifique du vivant.

 

Il ne s’agit pas de nier qu’il existe dans les relations humaines une part d’instrumentalisation, mais comme l’énonce Kant, la notion de dignité de la personne humaine implique que dans une relation interpersonnelle, un être humain ne peut être réduit uniquement à un simple objet.

 

D’une certaine manière, l’approche de Paulo Freire semble plus proche de celle de Hegel et aujourd’hui, celle développée par Axel Honneth centrée sur la question de la reconnaissance. Dans la réification, l’autre n’est plus reconnu comme un autre sujet. Il est réduit au rang d’objet.

 

« Si ce qui caractérise l'opprimé comme conscience esclave » par rapport à la conscience du seigneur est de « devenir une quasi-chose » et de se transformer, comme l'ajoute Hegel, en « conscience pour un autre », la véritable solidarité consiste à lutter avec les opprimés pour la transformation de la réalité objective qui fait d'eux des « êtres vivant pour un autre ». (Pédagogie des opprimés)

 

La réification est un processus dans lequel il n’y a pas une reconnaissance intersubjective, mais la transformation d’un des membres de la relation en objet que ce soit dans les relations interpersonnelles ou plus encore dans les rapports sociaux. La réification entre individus au niveau microsocial étant le plus souvent l’effet d’une réification au niveau macrosocial d’un groupe par un autre.

 

Réification dans la société, dans l’action politique et dans l’action pédagogique

 

La question de la réification dans Pédagogie des opprimés se trouve développée à trois niveaux.

 

Le premier niveau d’analyse de l’oppression et de la réification dans le Premier chapitre de l’ouvrage « La justification d’une pédagogie de l’opprimé » est un niveau général. Paulo Freire y explique comment s’opère la réification des opprimés et son effet sur la conscience des opprimés.

 

Le deuxième niveau de la réification est son analyse dans la relation pédagogique. C’est ce que Paulo Freire appelle la « pédagogie bancaire ». Ce qui caractérise fondamentalement la pédagogie bancaire c’est qu’elle est un processus de réification :

 

« l'éducateur, finalement, est le sujet agissant du processus; les élèves en sont de simples objets. » (Pédagogie des opprimés, p.53)

 

Enfin, le dernier niveau de la réification se situe dans l’action politique anti-dialogique. Cela se produit lorsque les militants révolutionnaires considèrent en fin de compte les opprimés simplement comme des « objets » à manipuler pour la transformation politique. L’organisation est nécessaire à l’action politique révolutionnaire, mais elle ne justifie pas la réification :

 

« Il est vrai que, sans leaders, sans discipline, sans ordre, sans décisions, sans objectifs, sans tâches à accomplir ni comptes à rendre, il n'y a pas d'organisation, et en l'absence de celle-ci l'action révolutionnaire se dilue. Mais cela ne justifie pas pour autant la manipulation des masses populaires, leur « réification ».(p. 172)

 

Aussi bien au niveau pédagogique que militant, à l’opposé de la réification, se trouve la relation dialogique. Car dans le dialogue chaque partenaire est reconnu comme un sujet pensant et agissant. Le dialogue présuppose une reconnaissance intersubjective. Le dialogue est la condition de possibilité du développement de la pensée authentique. La philosophie existentialiste de Paulo Freire implique une aspiration à l’authenticité.

 

Implication pédagogiques de la théorie de la réification 

 

En pédagogie, la réification – cad la « pédagogie bancaire » - peut prendre plusieurs formes :

 

- La réification de l’enseignant-e : cela se produit lorsque l’enseignant-e est réduit à appliquer de manière mécanique des scripts pédagogiques qui ont été prédéfini de manière techno-scientifique. A terme cette standardisation de l’acte pédagogique peut conduire au remplacement de l’enseignant-e par une intelligence artificielle, sa robotisation. En effet, plus une activité est standardisée, plus elle peut facilement être mécanisée. Cette robotisation de l’activité d’enseignement l’ouvre bien évidement à un marché économique numérique. Mais avant d’en arriver là, la standardisation des pratiques pédagogiques, au nom de l’efficacité de l’apprentissage, a pour effet d’augmenter la souffrance au travail. En effet, il en résulte une perte d’autonomie et de sens pour les sujets enseignants.

 

- Les pratiques pédagogiques d’inspiration behavioristes : elles conduisent là encore à une forme de réification dans la mesure où elles s’appuient sur une conception de l’être vivant réduit à un mécanisme. En fait, le behaviorisme réduit l’éducation de l’être humain au dressage. Là encore, cette réification est faite au nom de l’efficacité des pratiques d’apprentissage.

 

- La pédagogie comme programmation : Cette conception réduit le fonctionnement de l’esprit de l’apprenant à un modèle théorique qui est l’ordinateur. L’esprit humain, réduit au cerveau, fonctionnerait comme un algorithme. Ici éduquer deviendrait synonyme de programmer un ordinateur. Là encore, comme dans la standardisation des pratiques enseignantes, une visée de cette mécanisation de l’apprentissage peut être le remplacement de la relation d’enseignement par des machines à apprendre.

 

Ces trois formes de réification technoscientifique en éducation ont plusieurs implications :

 

- La recherche en éducation comme processus de réification : Dans cette conception de la recherche en éducation, les enseignants et les élèves ne sont pas considérés comme des sujets, mais comme des objets. En effet, la recherche scientifique implique d’objectiver la réalité et pour cela de transformer les sujets en objet. Si l’objectivité est nécessaire en science pour autant il est possible de s’interroger sur le fait que ce modèle de l’objectivité scientifique tiré des sciences de la matière puisse s’appliquer dans les sciences humaines. En effet, il s’avère problématique pour plusieurs raisons – épistémologiques ou encore éthique – de traiter les êtres humains comme des objets. Il est possible de rechercher l’objectivité scientifique sans réduire les sujets humains dans la recherche uniquement à des objets.

 

- La réification de l’éducation et la domination de la raison instrumentale : Ce positivisme épistémologique se trouve mis au service en réalité d’une valeur, c’est l’efficacité. Cette réification de l’éducation se trouve justifiée par une valeur « l’efficacité » qui devrait primé sur toute autre considération. Mais comme l’a mis en valeur le philosophe Theodor Adorno en parlant de « voile technologique » : la mise en avant de l’efficacité masque une interrogation plus fondamentale qui est celle des finalités. Car il s’agit d’être efficace, mais pour quoi faire ? La question qui se trouve oblitérée est celle de savoir : qu’est-ce qu’une éducation qui est digne d’un être humain ?

 

- La réification de l’éducation et le capitalisme techno-neolibéral : En réalité, si le positivisme scientifique semble prôner la neutralité, il est en fait orienté selon d’autres finalités qui sont celles du marché du travail et de la rentabilité économique qui défini des finalités du système éducatif. Il s’agit de préparer les élèves à acquérir des compétences rentables sur le marché du travail. Une éducation efficace est une éducation qui répond aux attentes du marché. Mais cette efficacité de l’éducation peut être aussi orientée vers la possibilité de numériser l’éducation et ainsi d’en faire un nouveau marché à conquérir pour le capitalisme techno-libéral.

 

Conclusion :

 

La réification de l’éducation ne peut pas être interrogée en restant à l’intérieur de ses présupposés : les méthodes pédagogiques technoscientifiques sont-elles vraiment plus efficaces ?

 

Ce n’est pas cela la question de fond. La véritable question est la suivante : qu’est-ce qu’une éducation digne d’un être humain ? Ce qui veut dire qu’est-ce qu’une éducation qui permet l’humanisation de l’être humain.

 

Ce qui est problématique dans le positivisme, c’est qu’il refuse de prendre en compte ces questions. Ce qui est dangereux dans le scientisme, c’est qu’il prétend répondre à la question : qu’est-ce qu’une éducation souhaitable pour un être humain. Ce qui est dangereux dans le solutionisme technique, c'est qu'il pense que tout nos problèmes sont techniques et que l'on peut donc y trouver une solution technique. 

 

Les vraies questions qui doivent être débattues démocratiquement sont les suivantes : qu’est-ce qu’éduquer un être humain ? A quelles condition une pratique éducative respecte la dignité humaine ? L’efficacité peut-elle être dans tous les cas la valeur première de nos actions ? Quelle est notre vision de l’humanisation ?

 

Références :

 

Collectif, « Introduction », La réification – Histoire et actualité d’un concept critique – URL : https://www.contretemps.eu/a-lire-introduction-a-la-reification-histoire-et-actualite-dun-concept-critique/

 

Freire P., Pédagogie des opprimés

 

Habermas, L’avenir de la nature humaine (sur l’eugénisme libéral)

 

Honneth A., La réification

 

Kant E., Fondements de la métaphysique des mœurs

 

Luckacs, Histoire et conscience de classe (disponible en ligne sur les Classiques des sciences sociales)

 

Weil S., Expérience de la vie d’usine.

URL : http://grainedephilo.weebly.com/uploads/7/0/2/2/70224473/exp%C3%A9rience_de_la_vie_dusine_-_s.weil.pdf

 

Sadin E., L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle 

 

Frédéric VANDENBERGHE, Une histoire critique de la sociologie allemande, t.1 et 2.