Histoire de l'éducation et émancipation des femmes : le cas Marie Souvestre

 

A partir du cas de la pédagogue Marie Souvestre, il s'agit de réfléchir à la question de l'éducation dans l'histoire de l'émancipation des femmes.

 

Comment expliquer que Marie Souvestre (1835-1905), femme ouvertement athée et menant une vie conjugale homosexuelle, ait pu diriger successivement à partir de 1865 plusieurs pensionnats recevant les filles de l'élite bourgeoise européenne et états-unienne ?

 

Ce qui nous intéressera en particulier c'est la place que son enseignement semble avoir accordé au fait que les jeunes femmes puissent développer un jugement personnel en particulier relativement aux questions politiques.

 

1. Une femme très dotée en capitaux

 

En fait, ce qui nous intéresse tout d'abord au sujet d'une telle trajectoire sociale, c'est de comprendre les conditions de possibilité sociale d'un positionnement qui peut nous paraître aujourd'hui très singulier au vue de l'époque.

 

Si on applique la théorie des capitaux de Bourdieu au cas de Marie Souvestre, ceci nous permet de comprendre les conditions sociales de possibilité de ce qui semble à première vue une exception sociologique.

 

Marie Souvestre est la fille d'un intellectuel du XIXe siècle, romancier, enseignant, juriste, Emile Souvestre. Sa mère, Nanine Souvestre-Papot, est également une femme de lettre. Elle parle couramment anglais et possède de nombreuses amies en Angleterre.

 

Marie Souvestre dispose donc d'un fort capital culturel. Dans les pensionnats qu'elle dirige, elle effectue elle-même les cours de lettres, de géographie et d'histoire. Il semble qu'elle parlait, outre l'anglais, l'allemand et l'italien.

 

Elle dispose également du capital social de son père. Elle est par exemple amie avec Jules Michelet, qui par ailleurs ne semble pas ignorer sa vie conjugale homosexuelle. De fait, lors de la création de son premier pensionnat, près de Fontainebleau, L'école des ruches, elle reçoit l'appui du Ministre de l'Instruction publique Victor Duruy qui soutient le développement d'un enseignement secondaire pour les jeunes filles. La particularité des écoles fondées par Marie Souvestre c'est que ce sont principalement des femmes qui y enseigne. Les cours de langues en particulier y sont assurés par des professeures dont c'est la langue maternelle.

 

Enfin, elle dispose d'une fortune personnelle qu'elle peut investir pour créer son école. En effet, c'est elle qui apporte les capitaux pour les bâtiments de l'école des Ruches, près de Fontainebleau, qu'elle fonde avec sa première compagne Caroline Dussault.

 

Une spécificité de l'école est en outre de ne recevoir que des élèves d'origine étrangère et en particulier des jeunes filles anglaises. Il est alors de bon ton dans l'élite sociale étrangère que les filles parlent couramment le français.

 

2. Un enseignement élitiste

 

Marie Souvestre n'a pas écrit elle-même. Elle nous est connue principalement à travers les témoignages de ses contemporains et de ses contemporaines, en particulier, à travers le roman à clés Olivia, d'une de ses anciennes élèves, Dorothy Bussy.

 

Cette dernière est la fille de Jane Maria Strachey qui était une écrivaine britannique engagée pour le droit de vote des femmes. Celle-ci est une amie de Marie Souvestre qu'elle a rencontré au cours d'un voyage. Elle envoie sa fille Dorothy à l'Ecole des Ruches. Puis lorsque Marie Souvestre se sépare de sa première compagne et rejoint l'Angleterre pour fonder un nouveau pensionnat, avec sa nouvelle compagne Mlle Samaïa, Dorothy continue ses études dans cette nouvelle institution et en sera par la suite également enseignante de littérature anglaise. Dorothy est ensuite proche de Bloomsbury group dont fait partie son frère Lytton.

 

Le roman Olivia publié en 1949, qu'elle dédicace à Virginia Woolf, fit scandale car il racontait la passion éprouvée par une élève, Olivia, pour la directrice du pensionnant où elle est envoyée. L'historien David Steel parle effectivement « d'une ambiance saphique » qui régnait dans les institutions tenues par Marie Souvestre.

 

On peut d'ailleurs s'interroger, lorsque l'on sait que Nathalie Clifford Barney fut également élève à l'école Les ruches, sur peut-être le fait que cette institution scolaire soit apparue à celles qui l'ont fréquentée comme n'étant pas dominée par l'hétéronormativité sociale habituelle.

 

Mais, il faut sans doute aller au-delà des fantasmes sur les jeunes filles entre elles dans les pensionnats, pour mettre en lumière sans doute le caractère pédagogiquement doublement élitiste de l'enseignement qui est dispensée par Marie Souvestre.

 

En effet, non seulement ses institutions reçoivent des jeunes femmes appartenant à la haute bourgeoisie, mais en outre, Marie Souvestre distingue au sein de ses élèves, celles qui font partie de ses favorites et qui ont donc la possibilité d'assister à des lectures qu'elle donne de pièces de théâtre ou de poèmes, ou encore de l'accompagner dans ses sorties ou dans ses voyages.

 

Si on compare les relations que Marie Souvestre entretient avec ses élèves et celles qui sont décrites par l'historienne Rebecca Rogers comme étant habituelles, dans ce type d'institution, à cette époque, on peut supposer qu'elles sont relativement différentes. C'est d'ailleurs, ce qui semble marquer le personnage d'Olivia, au début du roman éponyme, qui comme la vraie Dorothy Bussy avait auparavant suivi un enseignement dans une institution au fonctionnement beaucoup plus austère tant sur le plan religieux que sur le plan des relations interpersonnelles.

 

3. Une pédagogie d'émancipation féminine ?

 

Le fait de considérer Marie Souvestre comme étant féministe ne fait pas unanimité chez les historiens qui ont travaillé sur sa trajectoire. Mais il semble que ce qui a contribué au succès de son institution, c'est que entre autres que des femmes de la bourgeoisie libérale anglaise, animées par des revendications d'émancipation féminine, aient placé leurs filles dans cette institution. Même si ce n'est pas le seul profil des familles qui ont placé leurs filles dans ses institutions : il semble que ses pensionnats aient bénéficié d'une excellente réputation liée à la qualité élitiste de l'enseignement dispensé.

 

Là encore, un point contraste entre le positionnement habituel de ces pensionnats et celui de Marie Souvestre, c'est son athéisme, dont elle ne semble pas se cacher, alors que bon nombre d'institutions pour jeunes filles mettent en avant à cette époque un discours d'inculcation de préceptes religieux.

 

Par ailleurs, la personnalité de Marie Souvestre n'est sans doute pas étrangère à la forte impression que son enseignement laissa sur ses anciennes élèves. On sait que c'était une femme aux convictions politiques très affirmées : elle prend des positions Dreyfusarde, elle soutient les Boers durant la guerre qui les opposent à l'Angleterre. Elle est favorable à l'émancipation des peuples. Ses élèves semblent en outre avoir été marquées par ses remarques assez caustiques.

 

Cette liberté de parole constitue là sans doute un des points les plus marquants de son enseignement, puisqu'elle incite les jeunes filles qu'elle a sous sa responsabilité à donner leur avis sur des sujets et à se forger une opinion personnelle à ce propos. Si elle ne fait pas mystère de ses propres positions politiques, elle laisse également ses élèves exprimer les leurs.

 

Ainsi, lors d'une victoire des anglais contre les Boers, elle laisse les élèves qui sont favorables aux anglais exprimer leur joie, tandis qu'elle organise avec d'autres élèves une discussion où elle explique son positionnement géopolitique.

 

Là encore, on semble bien loin de ce qui est la norme décrite par Rebecca Rogers concernant l'état d'esprit que l'on inculque à cette époque aux jeunes filles dans les pensionnats qui ne consiste certes pas à parler politique et encore moins à se forger un avis sur ce genre de questions.

 

Une des personnalités sans doute qui illustre le mieux les effets du type d'enseignement reçu à Allenswood, le pensionnat que Marie Souvestre fonda en Angleterre, est Elonora Roosevelt. Marie a déjà plus de soixante ans à l'époque où Elonora est envoyée dans son institution. Néanmoins, celle qui fut une des femmes politiquement les plus influente du XXe siècle, décrit les trois années qu'elle a passé dans cette institution comme étant les plus importantes de son existence. On sait que toute sa vie, elle conserva le portrait de Marie Souvestre dans son bureau.

 

Conclusion :

 

Ce qui donc expliquerait la place qu'a tenu Marie Souvestre durant quatre décennies dans l'éducation d'un certain nombre de jeunes femmes de l'élite bourgeoise anglaise et états-unienne, semble tenir principalement à deux points.

Le premier provient de ses capitaux, non seulement culturels et économiques, mais surtout de son capital social. Elle bénéficie grâce à ses parents d'un vaste réseau de relations politique et artistique dans l'élite libérale en France et Angleterre qu'elle continue par la suite d'entretenir durant sa vie.

Le second point provient de sa personnalité et de sa conception de ce qu'est l'éducation d'une jeune femme qui contraste fortement avec ce que semble avoir été la plupart des pensionnats bourgeois de cette époque. Marie Souvestre semble accorder une grande importance à développer la capacité à se forger un jugement personnel, en particulier sur les questions politiques.

 

 

Bibliographie :

 

Bastit-Lesourd Marie-Françoise , « Marie Souvestre, féministe et pédagogue », in Les Cahiers de l'Iroise, no 202, Brest, mai-août 2005.

(article repris sous une forme modifiée et complétée par l'auteure : https://ouestfigureshistoriques.wordpress.com/famille-souvestre/21-2/ )

 

Bussy Dorothy, Olivia, Paris, Stock, 1949 (réédition 1999, puis réédition en 2015 ) [Roman qui a donné lieu à une adaptation cinématographique par Jacqueline Audry avec Edwige Feuillère en 1951, sortie de nouveau en salle dans une version restaurée en décembre 2018].

 

Mevel Caroline, « Vers une aide sociale institutionnalisée aux USA », in Amériques/Europes, Quels rapports de force ?, Université Bretagne Sud, 2015. - https://hal-univ-ubs.archives-ouvertes.fr/hal-01164467/document

 

Rogers, Rebecca. "Les bourgeoises au pensionnat." L'éducation féminine au XIX e siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.

 

Steel David, Marie Souvestre, 1835-1905, Pédagogue pionnière et féministe, Renne, PUR, 2014.