Petit lexique d'auto-défense contre l'aliénation techniciste en pédagogie

 

 

Au cours du XXe siècle, la pédagogie a connu un phénomène de réductionnisme techniciste. Elle en est venue à désigner un ensemble de techniques ou une méthode. C’est ce réductionnisme qui aujourd’hui permet au pouvoir politique d’essayer d’imposer une conception technoscientifique et standardisée de la pédagogie uniquement fondée sur la recherche d’efficacité. Le lexique ci-dessous fourni des concepts pour procéder à une décolonisation de la pédagogie.

 

Aliénation : La notion d’aliénation désigne un phénomène de dépossession. Chez Marx, l’aliénation capitaliste désigne plusieurs dimensions : a) le travailleur n’est plus propriétaire des moyens de production b) le travailleur est dépossédé du produit de son travail c) mais le pire, le travail qui devrait être émancipateur se transforme en son contraire : au lieu d’humaniser l’être humain, il l’animalise. L’aliénation technique provient du fait que l’être humain a perdu la maîtrise de la technique. Au lieu d’émanciper l’être humain, elle l’asservie. Mais si on peut douter que la technique ait un rôle à jouer dans l'émancipation ou tout simplement que l'émancipation relève d'une question technique, alors on peut voir dans l'aliénation technique, la conséquence de la fétichisation de la technique ou du déterminisme technique. A savoir, l'idée: a) que des techniques sont bonnes ou mauvaises en soi et non pas relativement à nos choix éthiques, b)  que nous n'avons pas de choix éthique à effectuer, mais simplement un calcul d'efficacité des moyens.   

 

Arraisonnement (Heidegger) : Cela renvoie à l’idée de raison, mais également de faire rendre raison par la force. D’une certaine manière, le rôle que joue aujourd’hui la science dans la justification de la domination de la raison technicienne en pédagogie semble relever d’une forme d’arraisonnement. Acceptez les mesures politiques car elles sont scientifiques.

 

« Cage d’acier »  (Weber) : Le philosophe Max Weber constatant la montée de la rationalité en finalité (versus rationalité en valeur) et la rationalité formelle se demande si les êtres humains ne finiront pas par vivre dans une société où toutes nos actions seront régies par des règles techniques.

 

Colonialisme technique : Cette notion désigne deux dimensions. La première est la manière dont la rationalité technique envahie et norme toutes les sphères de notre existence. C’est ce qu’Habermas appelle la « colonisation du monde vécu ». Mais le colonialisme technique c’est également la colonisation des esprits par la pensée technicienne. Celle-ci nous rend incapable de formuler les problèmes et d’y répondre autrement que sous une forme technique.

 

Conceptualisation:  Un ensemble des débats sur l'efficacité des moyens proviennent également d'une différence de concepts. Par exemple: "Qu'est-ce que lire ?".  Pour certains lire, c'est déchiffrer au mieux comprendre le sens d'un texte. Pour d'autres lire est une activité humaine bien plus profonde, c'est entrer dans un univers de sens, une activité culturelle. Lire n'est donc pas un entrainement à des compétences techniques, mais implique une vision plus large de la culture. Pour Paulo Freire, lire, c'est apprendre à lire de manière critique le monde. Par conséquent, l'efficacité d'une technique suppose préalablement qu'il y ait un consensus sur la finalité à atteindre. 

 

« Conscience réifiée » (Adorno) : Etat de la conscience dominée par la pensée technicienne. Les autres personnes et la nature ne sont plus vus uniquement que comme des moyens à utiliser efficacement pour générer le maximum de profit capitaliste ou dans son intérêt personnel.

 

Déterminisme technique : Cette notion a deux sens. Au niveau macrosocial, elle consiste à considérer que le politique n’a pas de prise sur la technique et que le progrès technique se poursuit indépendamment de toute autre prise sociale. C’est la thèse de l’autonomie de la technique. Mais le déterminisme technique a aussi un autre sens, il consiste à considérer que nos actions sont uniquement déterminés par des calculs d’efficacité et que nous n’avons pas de choix éthique à effectuer. Cette conception conduit à priver l’être humain de sa liberté de choix moral.

 

Domination de la rationalité instrumentale : Cette expression désigne pour les philosophes de l’école de Francfort (Adorno, Marcuse, Habermas…) un mouvement général dans la modernité consistant à ce que l’agir instrumental (calcul des moyens les plus efficaces pour atteindre une fin) soit devenu le mode de raisonnement dominant au détriment par exemple de la raison pratique (morale). Cette logique est présente aussi bien dans le fonctionnement de l’administration d’Etat que du marché capitaliste.

 

Education par les preuves : Courant en éducation qui promeut une conception technoscientifique de la pédagogie dont la seule valeur déterminante est l’efficacité que l’on cherche à établir par une méthode scientifique expérimentale. Le problème n’est pas en soi la recherche scientifique dans l’éducation par les preuves, mais le fait que cette conception réduise l’éducation uniquement à un problème d’efficacité des moyens.

 

Efficacité : repose sur un calcul d’optimisation des moyens en vue d’atteindre une finalité. Cette notion d’efficacité se retrouve dans d’autres notions telles que la rentabilité, la performance… Elle est très présente dans l'économie capitaliste. Néanmoins, sur le plan éthique, l’efficacité n’est pas la seule valeur et elle n’est pas nécessairement la valeur qui doit prédominer dans l’éducation. Il peut y avoir d’autres valeurs concernant la congruence entre les moyens et la finalité qui priment l’efficacité. Derrière cette valorisation de l'efficacité se cache une volonté de puissance. La croyance que l'efficacité technique nous permettra de dominer la nature et les être humains. 

 

Emancipation et technique : L’idéologie des Lumières implique que le progrès des sciences et des techniques conduit à un progrès de la civilisation, ce qui veut dire également à un progrès moral global. En soi, une telle conception de la technique conduit à considérer le progrès technoscientifique comme émancipateur en soi. Néanmoins, on peut s’interroger sur les relations entre technique et émancipation. Sans qu’il y ait nécessairement opposition entre technique et émancipation, on peut néanmoins se demander si l’émancipation relève d’une question technique et si par conséquent réellement l’émancipation a à voir avec la technique. On peut au contraire penser que l’émancipation a à voir avec d’autres dimensions de l’existence humaines que celles liées au progrès technique. On peut désirer chercher son émancipation de la création artistique, dans la réflexion philosophique ou encore dans l'action politique. 

 

Ethique/morale/déontologie : La morale constitue un ensemble de principes relevant de la conscience morale : il existe un nombre très important de débats philosophiques concernant l'origine de la conscience morale. La déontologie constitue un ensemble de normes institutionnelles propres à une activité professionnelle. L’éthique professionnelle se situe généralement à l’intérieur du cadre déontologique institutionnel, néanmoins il peut y avoir parfois conflit entre ce cadre et la conscience morale. L’éthique professionnelle implique une réflexion qui est toujours située relativement à des cas particuliers. Elle est alors conduite à hiérarchiser des principes axiologiques contradictoires dans une situation particulière.

 

Enthousiasme technologique: C'est la croyance au pouvoir émancipateur en soi de la technique. La technique sauvera le monde et elle trouvera des solutions à tous nos problèmes. Que ce soit en matière d'éducation ou d'écologie, nous serons sauvés par l'innovation technique. 

 

Existentialisme : Philosophie qui consiste à considérer que l’être humain se caractérise par sa capacité à se poser des questions existentielles et que par conséquent, il ne peut pas se confondre avec un simple objet. Il se caractérise par le fait de s’interroger sur le sens de l’existence et de pouvoir effectuer des choix donnant un sens à son existence. De fait, l’éducation et l’organisation des sociétés humaines doivent pouvoir laisser une place aux questionnement et aux aspirations existentielles de l’être humain. La domination de la pensée technicienne tend au contraire à invalider une telle aspiration de l’être humain en réduisant son existence à un calcul d’efficacité des moyens. Chez le pédagogue Paulo Freire, la dimension existentielle de l’être humain est une dimension fondamentale de sa philosophie qui permet de comprendre la place accordée à la conscientisation et à la lutte contre l’oppression sociale dans l'éducation.

 

Fétichisme de la technique (ou « sacralisation » Ellul) : La technique est diabolisée ou au contraire divinisée. On ne la considère plus simplement comme un moyen au service d'une finalité que l'on juge bonne. On accorde une valeur morale à la technique elle-même: certaines sont bonnes, d'autres sont mauvaises en soi indépendamment de nos choix éthiques. Le fétichisme de la technique entretient le déterminisme technique.  L'éthique ne se trouve plus dans les choix qu'effectue l'être humain, elle est déléguée à des objets. 

 

Finalités de l’éducation : La domination de la pensée techncienne conduit à ne pas se poser des questions sur les finalités de l’éducation et à oblitérer ces finalités. La science ne peut décrire que ce ce qui est, mais ne peut pas imposer une finalité. Dans le cas de l’éducation, il existe plusieurs finalités contradictoires qui doivent être hiérarchisées en fonction des valeurs que l’on considère importantes de promouvoir : lutter contre les inégalités sociales, répondre aux besoins de l’économie, favoriser l’épanouissement individuel… Dans une démocratie, les finalités de l’éducation et leur hiérarchisation doivent être déterminées par le discussion démocratique (Habermas).

 

Formalisme technique: La domination de la rationalité technique impose la domination d'une forme sans contenu. Il importe simplement de s'interroger sur l'efficacité des moyens sans prendre en compte la valeur du contenu. C'est ce qui donne son caractère mercenaire à la technique. Elle se donne au plus offrant, peut importe le contenu ou les finalités. 

 

Humanisation et éducation : La finalité de l’éducation, c’est l’humanisation. L’humanisation ne renvoie pas à une conception biologique de l’être humain, mais à une certaine conception de l’humanité qui consiste à valoriser ce qui fait de nous des êtres humains par opposition aux machines, ce qui fait la dignité de l’être humain. Cela tient au fait que l’être humain est une personne dotée d’une valeur morale. Il ne s’agit pas d’un objet qui a un prix et que l’on peut acheter.

 

Intelligence artificielle : L’intelligence artificielle est un domaine de recherche qui devient problématique sur le plan éthique, en particulier lorsqu’il conduit à réifier l’être humain. Ce qui veut dire à réduire l’esprit humain à algorithme, à un ordinateur. Il peut s'agir également d'aliéner dans une machine ce que l'on ne parvient pas à développer chez l'être humain. 

 

Neutralité de la technique : La technique n’est ni bonne, ni mauvaise en soi. Elle est un moyen au service de finalités données. C’est relativement à une éthique donnée que la technique peut être considérée comme bonne ou mauvaise. Néanmoins, la technique possède en elle-même une valeur qui est l’efficacité. La question éthique relativement à la technique revient alors à se demander la place que l’on doit accorder à l’efficacité relativement à d’autres valeurs.

 

Outils/machine : Le sens qui est mis dans un outil est déterminé par son utilistateur/trice. Au contraire, la machine a son propre fonctionnement interne qui peut échapper à celui qui l’utilise. C'est en cela que la machine contient un potentiel d'asservissement. Sur ce plan, le numérique en éducation relève davantage de la machine que de l'outils. 

 

Moyens/Fins : Il existe en particulier deux conceptions des rapports entre moyens et fins. Dans l’éthique de responsabilité (Weber) ce qui prime c’est l’efficacité des moyens pour atteindre une finalité. Dans l’éthique de conviction (Weber), ce qui prime c’est que les moyens utilisés soient adéquation axiologique avec les fins visées.

 

Pédagogie/didactique : La pédagogie relève d’un agir éthique, tandis que la didactique relève de l’agir technique. Dans une conception émancipatrice de l’agir éducatif, l’agir éthique (pédagogie) doit normer l’agir technique (didactique).

 

Pédagogie et technicisme : La pédagogie a subi au cours du XXe siècle un réductionnisme technique. L’agir éthique contenu dans l’éducation et donc la pédagogie est devenu totalement secondaire, voire est ignoré, au profit simplement d’un agir technique. La pédagogie ne peut être réduite en réalité à une simple technique, elle implique des questions telles que : a) qu’est-ce qu’une finalité éducative émancipatrice ? b) qu’est-ce qu’une connaissance émancipatrice ? c) quel agir éthique doit primer : l’éthique de conviction ou l’éthique de responsabilité ?

 

Pensée technicienne : La technique ne se limite pas aux objets techniques. Elle se caractérise également par un certain mode de pensée qui est la rationalité instrumentale, qui consiste à rechercher le moyen le plus efficace pour atteindre une finalité.

 

Poiésis/Praxis : Chez les grecs, la poiésis désigne l’agir qui est orienté vers la fabrication technique. La praxis désigne l’agir éthique qui vers la justesse. Cette notion a un double sens qui implique une valeur  intrinsèque de la manière d'agir et non pas seulement une valeur contenue dans le résultat. 

 

Productivisme pédagogique: Le capitalisme et le socialisme d'Etat se sont caractérisées par le productivisme. La croyance que la croissance des forces de productives et l'augmentation de la production constituait les conditions sociales de la réalisation du bonheur sur terre. Un telle croyance productiviste existe en pédagogie. Il consiste dans l'évaluation de la capacité émancipatrice d'une pédagogie dans sa capacité à ce que les élèves réalisent des productions matérielles qui seraient alors la mesure de leur travail.  

 

Prolétarisation du travail enseignant : Pour Henry Giroux dans « Les enseignants comme intellectuels transformateurs », le travail de l’enseignant est un travail de conception qui consiste à favoriser le développement de la conscience sociale critique des élèves. Avec les pédagogies technoscientifiques, on assiste à une standardisation du travail enseignant qui le réduit à n’être qu’un simple exécutant technique.

 

Réductionnisme technique : Croyance que toutes les dimensions de l’existence humaine doivent être pensées selon les modalités de la pensée technicienne. Tout autre mode de rapport au monde se trouve disqualifié et de ce fait toutes les interrogations existentielles de l’être humain se trouvent niées.

 

Réification (ou chosification) : Processus par lequel les êtres humains finissent eux-mêmes par être considérés comme des choses ou des objets : soit qu’on les considère comme des marchandises, soit comme des machines (robots, ordinateurs…). 

 

Solutionnisme technique : Croyance selon laquelle tout problème est un problème technique et donc toute solution ne peut et ne doit être que technique.

 

Technocapitalisme et technolibéralisme : Le capitalisme, et plus encore le néolibéralisme, impliquent le progrès technique dans une logique qui est au service du consumérisme. Il s’agit de faire davantage consommer les individus et de leurs vendre davantage d’objets techniques en leur faisant croire que ces objets techniques leur permettront d’atteindre le bonheur.

 

Technocratie: Mode d'organisation social qui concède le pouvoir de décision concernant les domaines politiques et économiques à des experts possédant une compétence technoscientifiques. 

 

Technique : Dans sa définition la plus générale, une technique désigne un moyen efficace pour atteindre une finalité donnée.

 

Technologie : discours sur la technique, souvent présentant un caractère idéologique de justification du progrès technique. 

 

Technoscience : La technique traditionnelle est issue de l’habitude. Tandis que la technique moderne est issue de la science moderne. On parle alors de technoscience. La différence se trouve dans la place que prend la raison calculante pour valider une théorie scientifique.

 

Transhumanisme: L'idéologie transhumanisme illustre cette fétichisation de la technique. Celle-ci est considérée comme le moyen d'assurer à l'être humain ce qu'il cherchait auparavant dans la religion: immortalité, toute puissance, omniscience... 

 

Utilitarisme : Conception philosophique qui pense l’être humain à partir d’un modèle où l’individu est considéré comme un calculateur rationnel qui cherche le moyen le plus efficace pour atteindre une finalité qui est l’optimum de plaisir. Cette conception de l’être humain se retrouve dans l’économie néo-classique qui est la théorie économique qui sert de justification théorique au néolibéralisme.

 

« Voile technologique » (Adorno) ou « illusion techniciste » : La domination de la pensée technicienne fait prévaloir des questionnements en termes de moyens et oblitère la réflexion sur les fins qui sont désirables. On va par exemple uniquement se poser des questions sur l’efficacité des pratiques pédagogiques, au lieu de se poser des questions sur la finalité de l’éducation et des pratiques pédagogiques.

 

Conclusion : La domination de la raison instrumentale en pédagogie n’est que la manifestation d’une logique beaucoup plus profonde qui impacte toutes les sphères de l’existence, pas seulement l’éducation : la politique, l’économie, la relation à l’environnement naturel, les relations humaines, notre mode d’existence quotidien...Il ne s’agit pas d’être pour ou contre la technique, mais simplement de remettre la technique à sa juste place, celle de moyen, mais en aucun cas, elle ne peut orienter les décisions indépendamment d’une réflexion éthique sur les valeurs humaines que nous souhaitons défendre.

 

Références de lecture :

 

Adorno, « Eduquer après Auswitch », Modèles Critiques, Payot, 1984.

 

Feenberg Andrew, Repenser la technique, Paris, La Découverte, 2004.

 

Habermas Jurgen, La technique et la science comme idéologie, Ed. De Minuit, 1968

 

Imbert Francis, L’impossible métier de pédagogue, ESF, 2000.

 

Pereira Irène, Bréviaire des enseignant-e-s, Ed. Du Croquant, 2018.