Pédagogie critique et technocapitalisme

 

 

Qu’est-ce qui dans une pédagogie émancipatrice est émancipateur ?

 

La critique de la “pédagogie numérique critique”

 

Pour réfléchir aux limites de la croyance dans la technologie comme vecteur d’émancipation en pédagogie, il est possible de s’appuyer sur l’exemple de la “pédagogie numérique critique” développée par Hybrid Pedagogy.

 

La pédagogie numérique critique constitue une approche qui développe un contenu qui est celui de la “pédagogie critique” et une forme qui est celle de la “pédagogie numérique critique”.

 

La pédagogie numérique critique utilise le numérique pour développer la pédagogie critique. Ses promoteurs affirment qu’il ne suffit pas de développer un contenu critique, il faut également changer les formes de la pédagogie en allant vers des pratiques collaboratives et participatives. C’est ce que permettent les outils numériques:

 

Considérez les événements récents à Ferguson, dans le Missouri. Après le meurtre de Michael Brown et l'absence de mise en accusation de Darren Wilson, de nombreux éducateurs ont décidé de modifier leurs cours afin de soulever les importants problèmes de justice raciale et sociale avec leurs élèves. Les résultats de ce phénomène sont visibles sur Twitter sous le hashtag #FergusonSyllabus . Bien que j'ai été frappé par nombre des moyens étonnants par lesquels les éducateurs ont pu intégrer Ferguson et la justice sociale dans leurs cours, quelque chose m’a également interloqué. Alors que le contenu devenait plus politique, la pédagogie ne l’était pas. Les étudiants recevaient de nouvelles informations et disposaient d’un espace supplémentaire pour les explorer, mais ils ne bénéficiaient pas nécessairement d’une plus grande autonomie.”

(http://hybridpedagogy.org/mmcp-politics-pedagogy-agency/ )

 

Mais les dispositifs techniques utilisés par Hybrid Pédagogy comme des formes émancipatrices de pédagogies sont certes novateurs dans le domaine de l’enseignement, mais sont pour l’essentiel déjà utilisées dans le domaine du marketing numérique.

 

C’est le cas par exemple de l’utilisation du Tchat sur Twitter qui est déjà fortement pratiqué par le marketing pour organiser des événements participatifs: “10 conseils pour organiser un Tchat efficace sur Twitter”

(https://www.e-marketing.fr/Thematique/social-media-1096/Breves/conseils-realiser-tchat-efficace-Twitter-249521.htm )

 

L’enthousiasme technologique consiste à croire que le changement des techniques constitue un vecteur d’émancipation pour l’humanité, en particulier le développement de techniques plus efficaces. Mais ne doutons pas que si une technique est efficace, alors il n’y a pas de raisons pour le technocapitalisme ne s’en empare pas.

 

Il ne s’agit pas de dire qu’il faut refuser les nouvelles technologies. De toute façon, le technocapitalisme ne nous laisse que peu de marge de liberté à ce niveau. Comme l’a montré Marx, dans une certaine configuration sociale, les techniques ne relèvent plus d’un simple désir contingent, mais d’un besoin social. Ainsi, par exemple aujourd’hui, il devient difficile de se passer d’internet pour chercher du travail ou effectuer des démarches administratives.

 

En revanche, ce qui relève d’une recherche d’émancipation effectivement ne tient pas qu’on contenu, mais ne se trouve pas dans le dispositif technique, il se trouve plutôt dans les valeurs éthiques mises en oeuvre dans les pratiques. Par exemple, ce qui tend vers l’émancipation dans les propositions d’Hybrid Pedagogy, c’est l’éthique de la formation qui est promue: gratuité, ouvert à tous sans condition de diplômes, possibilité pour tous de pouvoir s’exprimer…

 

On retrouve cette même réflexion sur l’éthique dans l’approche de Richard Stallman concernant le logiciel libre. Ce qui fait l’intérêt du logiciel libre n’est pas tant l’innovation technique (qui elle peut intéresser le technocapitalisme), mais les normes éthiques auxquelles se soumettent les membres du mouvement du logiciel libre:

 

Nous avons besoin d'encourager l'esprit de coopération en respectant la liberté des autres de coopérer et ne pas mettre en avant de projets destinés à les diviser et à les dominer.

 

Ceci nous amène à un point qui est très important et que, j'espère, vous pourrez clarifier pour nos lecteurs. Le terme que vous préférez pour votre éthique est free software (logiciel libre), où le mot free signifie libre de contraintes et non libre de prendre. Mais le terme que de plus en plus de gens utilisent est « open source » (code source ouvert), un terme très récent (1998) et qui, selon vous, est chargé de problèmes considérables. Des deux, c'est le terme « logiciel libre » qui implique une éthique de vie et qui porte la promesse d'une société plus juste ; l'autre, « open source », n'est pas porteur de ce message.

 

Est-ce une présentation correcte ? Pourriez-vous traiter cette question et clarifier les distinctions pour nos lecteurs ?

 

C'est tout à fait exact. Quelqu'un l'a dit un jour de cette façon : « L'open source est une méthodologie de développement ; le logiciel libre est une philosophie politique (ou un mouvement sociétal). » (https://www.gnu.org/philosophy/luispo-rms-interview.fr.html)

 

De ce fait, ce qui fait la différence entre le mouvement de l’Open source et le mouvement du logiciel libre n’est pas d’ordre technique, il est dans l’agir éthique et les normes éthiques auxquels se soumettent ou pas les participants à ces mouvements.

 

(Voir aussi: En quoi l’open source perd de vue l’éthique du logiciel libre -

https://www.gnu.org/philosophy/open-source-misses-the-point.fr.html )

 

Changer de focale”

 

La pédagogie critique ce ne sont pas des méthodes ou des outils avec un contenu engagé contre les discriminations et les inégalités sociales

 

Si on pense cela, on manque le sens profond de la pédagogie critique qui implique un autre rapport au monde que le rapport technique au monde.

 

Le terme “critique” dans “pédagogie critique” est issu de la théorie critique de l’école de Francfort qui a mis en lumière que l’émergence à l’époque moderne de l’Etat et du capitalisme se caractérise par un phénomène commun à savoir la domination de la raison instrumentale (ou rationalité technicienne).

 

Il ne s’agit pas d’être contre la technique, mais de redonner à la technique, la place qu’elle doit avoir de simple moyen et de s’interroger sur la croyance dans le fait que c’est la technique qui apportera l’émancipation à ‘humanité. Il s’agit de s’interroger sur la place de la praxis (l’agir éthique) relativement à la poièsis (l’agir technique).

 

Cette croyance a été partagée aussi bien par le capitalisme que par certains courants du socialisme à travers l’idée de productivisme et la croissance des forces productives et l’industrialisme. L’écologie politique a remis en question en montrant le caractère problèmatique pour l’environnement et l’humanité de l’industrialocène.

 

La “colonisation du monde vécu” (Habermas) désigne en outre le fait que le mode de pensé technicien envahi toutes les sphères d’existence. C’est le cas également de la pédagogie qui a connu au cours du XXe siècle un phénomène de réductionnisme techniciste. Il ne s’agit plus de s’interroger sur l’éthique même de l’agir éducatif.

 

Une telle conception technique de l’action contribue à produire un déterminisme technique, alors que la réflexion éthique ouvre le champ de la liberté. En effet, lorsqu’une personne applique une technique efficace, elle n’a pas de choix à faire, mais un simple calcul d’efficacité. Au contraire, face à un dilemme éthique, le sujet doit délibérer le pour et le contre, et choisir en fonction de ses valeurs.

 

Mais, la domination technicienne a également à voir avec une vision genrée du monde basée sur le pouvoir sur: l’homme se caractérise par la domination qu’il impose à la matière et aux autres êtres humains. Cette vision a été pensée à partir de l’homme virile capable de s’affronter à la nature pour la transformer ou de maîtriser d’autres êtres et de leur imposer sa domination. A l’inverse, se trouve socialement dévalorisée la relation de “care” à autrui jugée comme socialement “féminine”.

 

Dans l’acte éducatif, la domination de la raison instrumentale impose un modèle pédagogique techniciste, à l’inverse les dimensions de l’éthique relationnelle de l’acte éducatif sont dévalorisées, jugées subjectives, en fin de compte renvoyées à un sentimentalisme socialement féminin.