Extension du domaine de l’agir socio-éthique en pédagogie

 

 

La pédagogie depuis l’après Première Guerre mondiale a subi un phénomène de colonisation par la rationalité instrumentale. La pédagogie critique se donne comme l’un de ses objectifs la lutte contre la colonisation de la rationalité instrumentale en éducation afin de défendre une éducation respectueuse de l’humain.

 

1) Rappel sur la domination de la raison instrumentale

 

La domination de la raison instrumentale a commencé à s’imposer durant la modernité (voir le travaux de Weber, de l’Ecole de Francfort) contre d’autres formes de rationalité comme la rationalité pratique (éthique). Plusieurs auteures féministes ont également souligné comment cette domination de la raison instrumentale a aussi à voir avec une domination masculine : par exemple dans le cas du sexocide des sorcières.

 

La domination dans la pédagogie de la rationalité technique ou instrumentale contre l’agir relationnel (ou éthique féministe du care) montre là encore comment toute la dimension relationnelle de la pratique éducative, bien souvent associée socialement aux femmes, est dépréciée au profit d’une maîtrise technique instrumentale d’autrui.

 

2) Rapide rappel sur la socio-éthique en pédagogie

 

La socio-éthique est issue de la pédagogie de Paulo Freire, elle s’appuie en particulier sur son ouvrage Pédagogie de l’autonomie.

 

Il est possible de reprendre le schéma de Philippe Meirieu sur les trois pôles de la pédagogie pour comprendre en quoi la socio-éthique constitue bien un « modèle pédagogique » complet.

 

- Le pôle des connaissances :

 

Selon Philippe Meirieu, le pôle des connaissances constitue le type de savoirs scientifiques sur lequel choisi de s’appuyer un modèle pédagogique.

 

Dans le cas de la socio-éthique, il s’agit des sciences sociales critiques comme la sociologie des inégalités sociales et des discriminations en éducation, et plus particulièrement la sociologie des rapports sociaux de pouvoir dans la salle de classe et dans la société.

 

- Le pôle axiologique :

 

Selon Philippe Meirieu, le pôle axiologique est celui des finalités axiologiques qui orientent l’action pédagogique :

 

Paulo Freire écrit dans Pédagogie de l’autonomie : « L’éthique dont je parle est celle qui se sait confrontée aux manifestations discriminatoires en termes de race, de genre, de classe. C’est pour cette éthique inséparable de la pratique éducative – peu importe si nous travaillons avec des enfants, des jeunes ou des adultes – que nous devons lutter. »

 

La finalité d'une pédagogie critique socio-éthique n'est donc pas seulement l'émancipation individuelle, elle vise l'émancipation sociale.

 

Pour Paulo Freire, l'enseignant qui vise l'émancipation sociale choisi un point de vue bien particulier:

 

"En vérité, l’erreur de l’observateur n’est pas d’avoir un certain point de vue, mais bien de le rendre absolu et de méconnaître que, malgré la sagesse de son point de vue, il est possible que la raison éthique ne soit pas toujours avec lui." (Pédagogie de l'autonomie)

 

3Le mien est celui des « damnés de la Terre », celui des exclus. 

 

 

Ces finalités socio-éthiques se retrouvent en outre dans les textes institutionnels de l’éducation en France :

 

L’article L 111-1 du Code de l’éducation : « L'éducation est la première priorité nationale. Le service public de l'éducation (...) contribue à l'égalité des chances et à lutter contre les inégalités sociales et territoriales en matière de réussite scolaire et éducative.

 

Le référentiel de compétence des enseignants concernant les discriminations ajoute : « - Se mobiliser et mobiliser les élèves contre les stéréotypes et les discriminations de tout ordre, promouvoir l'égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes. (…) identifier toute forme d'exclusion ou de discrimination, ainsi que tout signe pouvant traduire des situations de grande difficulté sociale ou de maltraitance ».

 

- Le pôle praxéologique :

 

Selon Philippe Meirieu, le pôle praxéologique concerne l’action qui sinon rendrait impuissante la pédagogie si elle n’était composée que de connaissances scientifiques et de finalités axiologiques.

 

Paulo Freire dans Pédagogie des opprimés a mis en avant que la pédagogie était une praxis (action-réflexion) et non une poièsis (fabrication technique). Dans cette ouvrage, en réalité, la pédagogie et la didactique (la méthode Paulo Freire), se trouvent exposées ensemble.

 

Mais par la suite, il insiste sur comment sa pédagogie ne relève pas d’un ensemble de techniques (« recettes ») qui pourraient être appliquées universellement (voir Lecture du mot, Lecture du monde, entretiens avec Macedo en 1987).

 

L’agir dans la pédagogie de Paulo Freire relève non pas d’un agir technique (cela c’est la méthode ou didactique), mais d’un agir éthique. C’est tout l’objet de son livre Pédagogie de l’autonomie.

 

Dans le référentiel de compétence des enseignants, cela équivaut à: " 6. agir en éducateur responsable et selon des principes éthiques". 

 

La pédagogie critique se donne donc deux objectifs : normer l’agir technique par un agir socio-éthique, et même reformuler les questions éducatives posées sous forme techniques, en termes éthico-politiques (agir éthique et finalités axiologiques).

 

Il y a deux enjeux à défendre un agir éthique, et non technique, en distinguant la pédagogie de la didactique :

 

a) si l’agir pédagogique est d’ordre technique, alors il vise l’efficacité. Dans ce cas, la pédagogie se trouve soumise à l’injonction techno-scientifique de prouver son efficacité.

 

b) si la pédagogie consiste en des outils techniques, éclairés par la science, pour atteindre une fin axiologique, alors la fin peut « justifier les moyens ». Tous les moyens techno-scientifiques efficaces peuvent être utilisés pour atteindre cette fin jugée éthiquement désirable y compris des moyens immoraux.

 

2) Exemple de luttes socio-éthiques :

 

- L’exemple des querelles de méthode de lecture : Qu’est-ce que lire ?

 

En centrant les querelles sur les méthodes de lecture, on en oubli le principal : Qu’est-ce que lire ? Ce n’est qu’une fois que l’on a déterminé à quoi sur le plan de l’anthropologie philosophique correspond la lecture que l’on peut se demander quelle est la méthode adéquate.

 

Lire, ce n’est pas seulement déchiffrer, mais c’est également comprendre. On lit car l’écriture est une pratique culturelle qu’a développé l’humanité pour parvenir à une plus grande compréhension du monde.

 

Ainsi Paul Devin a raison d’écrire : «Savoir lire ne sert à rien si on n’est pas capable de mettre cette compétence au service d’une meilleure compréhension du monde, d’une expression plus efficace, d’un meilleur accès à l’information et d’une plus grande jouissance de la relation à l’œuvre écrite. C’est là qu’est le cœur du travail enseignant, celui qui permet de construire cette relation culturelle à l’écrit par la lecture d’œuvres littéraires, par la recherche documentaire, par l’usage d’écrits fonctionnels, par la production d’écrits, par la multiplication de pratiques culturelles diversifiés. Ce sont ces pratiques pédagogiques qui donnent au savoir lire la force des vertus émancipatrices d’un accès autonome au sens des écrits ». (https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/070319/methode-agir-pour-l-ecole-le-doute-s-impose-toujours)

 

Paulo Freire va plus loin encore dans sa définition de la lecture, de l’écriture ou des mathématiques. Il ne s’agit pas seulement d’apprendre à lire, mais d’apprendre à lire le monde de manière critique. De ce fait, il s’agit d’apprendre à lire de manière critique, à écrire de manière à développer une conscience critique, ou encore pas seulement de savoir faire des mathématiques ou des sciences, mais d’en comprendre les enjeux sociaux.

 

Ce n’est donc qu’une fois que l’on a déterminé ce que veut dire lire que l’on peut choisir une méthode de lecture.

 

Or lorsque l’on réfléchi à ce qu’est la lecture, on s’aperçoit qu’apprendre à déchiffrer est peut-être nécessaire pour savoir lire, mais qu’il est certain en revanche que cela est totalement insuffisant pour définir l’acte de lire.

 

- L’exemple des techniques de gestion de classe ou de comportement des élèves difficiles

 

La demande de « techniques de gestion de classe » ou de « techniques de gestion des comportements », l’existence même de telles techniques, montre bien la colonisation du monde vécu par la rationalité instrumentale.

 

Cette demande de techniques efficaces peut parfois se faire en dépit de l’agir éthique. Par exemple, mettre une fille et un garçon en plan de classe, c’est peut être efficace, mais c’est utiliser les filles comme instrument de gestion de classe.

 

La relation entre êtres humains et la relation entre l’être humain et les objets se distinguent par le fait que la relation avec les objets est d’ordre instrumentale, alors que la relation avec les autres êtres humains oblige moralement à les respecter comme personnes.

 

De ce fait, la question n’est pas comme « quelles techniques de gestion de groupe mettre en oeuvre », mais comment construire une relation de respect mutuel entre l’enseignant et les élèves. Pierre Merle, dans L’élève humilié, a bien montré que nombre de relations entre enseignants et élèves étaient marqués par l’humiliation.

 

Il peut s’agir de se demander : en quoi cet élève ne me respect pas en tant que personne ? Est-ce que moi même je me suis toujours comporté de manière respecteuse à son égard ? Que puis-je changer dans notre relation pour que celle-ci soit plus respectueuse ? Idem avec le groupe classe par exemple.

 

La socio-éthique s’attache en particulier à conscientiser les enseignants sur les humiliations qui ont un caractère social comme celles décrites par Annie Ernaux dans Les Armoires vides et qui par exemple mettent en lumière la distance sociale, et parfois le mépris de classe sociale, des enseignants relativement à leurs élèves de classes populaires.

 

Pour Paulo Freire, cette problèmatique relève également de la capacité de l’enseignant à mettre en œuvre une relation démocratique dans la salle de classe, qui ne soit ni l’autoritarisme, ni le laxisme.

 

Là encore, ce n’est qu’une fois que l’enseignante est capable de différentier l’autoritarisme, la démocratie et le laxisme dans l’agir enseignant, qu’il peut être en capacité d’utiliser de manière pertinente des outils didactiques de gestion démocratique de la classe.

 

En soi des outils qui ne font pas sens pour l’enseignant, qui ne les habitent pas de manière démocratique, ne permettront pas de construire une démocratie dans la salle de classe.

 

De même, il est possible de remarquer que Paulo Freire, Celestin Freinet ou encore Fernand Oury ont construit des méthodes, des techniques ou des institutions différentes pour mettre en œuvre une relation démocratique dans la salle de classe. Donc cela montre là encore que la dimension démocratique ne tient pas avant tout dans des techniques, mais qu’elle suppose au préalable un ethos démocratique de l’enseignant-e.

 

- L’exemple de la Discussion à visée philosophique

 

Il existe différentes didactiques de la discussion à visée philosophique comme par exemple celle de Michel Tozzi. La didactique de la DVP consiste alors par exemple à attribuer des responsabilités aux élèves dans l’organisation de la DVP : président, synthétiseur, observateur…

 

Cependant, la socio-éthique va également se poser la question des rapports sociaux durant la discussion : la répartition de la parole entre filles et garçons, entre élèves en fonction de leur classe sociale...

 

Néanmoins, il est possible qu’une telle didactique tourne à vide si l’enseignant-e n’a pas une idée de la finalité de la Discussion à visée philosophique qui peut être le développement de la conscience critique. Pour Paulo Freire, les pratiques dialogiques ont pour objectif le développement de la conscience sociale critique ou conscientisation. Auquel cas, l’enseignant-e devra avoir compris ce qu’est la conscientisation (passage d’une conception inter-individuelle de la société à une analyse structurelle) pour pouvoir poser des questions qui permettent de développer cette conscientisation (éducation problématisatrice).

 

Mais cela ne suffit pas, pour que la discussion puisse avoir lieu, il faut chez l’enseignant une attitude qui est un agir éthique de la discussion : être ouvert à la discussion, savoir écouter autrui, reconnaître le bien fondé des arguments d’autrui, savoir exposer sa pensée de manière simple sans simplification… C’est à ce niveau qu’intervient l’agir éthique.

 

- Les ruses éducatives

 

La notion de « ruse éducative » illustre une dérive possible de l’approche technique de la relation pédagogique et non éthique.

 

Parmi les pratiques jugées par Paulo Freire comme étant anti-dialogique (ce qui veut dire opposée à l’éthique de la discussion) se trouve la « manipulation ».

 

Or la notion de « ruse éducative » (reprise de Rousseau) pose des difficultés éthiques. Car peut-on employer des moyens manipulateurs pour atteindre une finalité éducative ?

 

Oui, c’est le cas si on réduit la pédagogie à un agir technique qui a pour objectif d’atteindre une fin bonne en soi.

 

Non, si on estime que la pédagogie ayant une finalité éducative, elle ne peut pas recourir à des moyens qui sont eux-mêmes contraires aux valeurs que cette éducation souhaite mettre en œuvre.

 

- La socio-éthique : La lutte pour de meilleures conditions d’enseignement 

 

Dans Pédagogie de l’autonomie, Paulo Freire précise que la lutte pour de meilleures condition de travail et pour la dignité de leur fonction fait partie de l’agir éthique de l’enseignant :

 

"La lutte des professeurs pour la défense de leurs droits et de leur dignité doit être entendue comme un moment important de leur pratique d'enseignant, en tant que pratique éthique" (Pédagogie de l'autonomie)

 

Conclusion :

 

Résister à la colonisation de la pédagogie par la domination de la raison instrumentale, c’est prendre l’habitude de reformuler les questions pédagogiques non pas sous forme techniques, mais sous forme éthique :

 

- Non pas d’abord : « qu’est ce qu’une manière efficace d’apprendre tel chose ?», mais « qu’est-ce que apprendre telle chose ? » Par exemple, « qu’est-ce que c’est savoir lire ? » Et ensuite seulement, on peut se poser des questions techniques.

 

- Non pas utiliser une technologie éducative parce qu’on nous la présente comme « efficace » (comme par exemple « le numérique en éducation »), mais se demander quelle est notre finalité éducative et si cette technique nous permet de la réaliser ou encore si elle permet d’augmenter la relation de la qualité humaine éducative ou si elle contribue encore plus à la déshumaniser.

 

- Se demander si une question qui formulée de manière technique, ne peut pas être reformulée en termes de relations humaines. Par exemple, non pas « quelle technique efficace pour gérer le comportement de tel élève », mais « comment construire une relation éducative respectueuse avec tel élève ? »

 

La « slow pédagogie », c’est prendre le temps à chaque fois qu’il me vient à l’esprit une question pédagogique sous forme technique de prendre le temps de me demander comment je peux la reformuler non pas sous la forme d’un agir technique, mais d’un agir éthique.

 

 

Pour développer, une pédagogie critique socio-éthique, il faudrait sans doute mettre en œuvre des groupes de discussions entre enseignants qui discuteraient de situations professionnelles qu’ils essaieraient de reformuler non pas sous forme technique, mais sous forme socio-éthique. Une fois cette reformulation effectuée, ils essaieraient de donner une réponse en terme d’agir socio-éthique à ces situations-problèmes professionnels.  

 

 

Annexe: Abordée une situation professionnelle éducative sous un angle socio-éthique

 

(Fiche utilisable pour un groupe de discussion à l'oral ou pour une personne individuelle à l'écrit)

 

 

Introduction:

 

1. Raconter la situation problème professionnel

 

2.  Formuler le problème posé par cette situation sous une forme éthique et non pas technique. 

 

 

Partie I- Pôle des connaissances.

 

 

Quelles connaissances sociologiques critiques peuvent être mobilisées pour analyser la situation

 

Partie II- Pôle des finalités axiologiques

 

1. Réflexion sur les finalités éthiques 

 

2. Position socio-éthique

 

3. Déterminer les finalités socio-éthiques présentent dans les textes institutionnels en lien avec la situation.

 

 

Partie III- Pôle de l'agir éthique

 

Que serait un agir éthique dans ces circonstances: quelle action éthique en accord avec les finalités socio-éthiques ?

 

Conclusion:  Didactique

 

Quels moyens techniques peuvent être utilisés en accord avec les connaissances scientifiques et l'agir éthique pour atteindre la finalité socio-éthique ?

 

Exemple: La différentiation pédagogique

 

Intro:

 

L'enseignant est confronté à l'hétérogénéité de la salle de classe et il ne sait pas comment la gérer.

 

Pbl: Comment organiser, non pas une différentiation efficace, mais comment organiser une différentiation pédagogique équitable ?

 

Partie I. Pôle connaissance:

 

La sociologie montre que la différentiation pédagogique peut conduire à creuser encore plus les inégalités sociales au lieu d'aider à les résorber. (voir JY Rochex)

 

Partie II: Pôle finalités

 

- Doit on chercher à faire progresser tous les élèves mais de manière ne pas ralentir les plus forts ou à faire progresser tous les élèves mais plus particulièrement les plus faibles ?

 

- La socio-éthique se donne pour objectif de faire progresser les plus faibles sur le plan socio-scolaire.

 

- Le droit affirme que l'école contribue à l'égalité des chances et à la lutte contre les inégalités sociales.

 

Partie III: Règle d'action de l'agir socio-éthique

 

Une différentiation est juste si et seulement si elle améliore le sort des plus désavantagés sur le plan socio-scolaire (principe d'équite de Rawls)

 

 

Conclusion didactique: Il devient ensuite possible d'appliquer ce principe de différentiation en s'appuyant sur par exemple sur celles des recommandations du CNESCO qui vont dans le sens des principes socio-éthiques :

 

- groupe de besoin et pas de niveau

 

- plan de travail en autonomie pour les plus forts et ateliers dirigés pour les élèves en difficultés

 

- étayage et désatayage pour les élèves en difficultés

 

 

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Modèle de la pédagogie critique (praxéol
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