La domination de la raison instrumentale en pédagogie

La domination de la raison instrumentale en pédagogie

 

La pédagogie a connu depuis le début du XXe siècle un processus caractérisé par la domination progressive de la raison instrumentale. Les pédagogies critiques, s’inscrivant dans la continuité de l’Ecole de Francfort et de Paulo Freire, apparaissent comme une critique de ce phénomène.

 

1. Pédagogie et philosophie de l’éducation

 

A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, la pédagogie est un discours théorique. Durkheim la définit plus précisément comme un discours sur la pratique (une « théorie pratique ») qu’il oppose explicitement à l’art d’enseigner (art au sens de technique d’enseignement) :

 

« « Il en est tout autrement de la pédagogie. Celle-ci consiste, non en actions, mais en théories. Ces théories sont des manières de concevoir l'éducation, non des manières de la pratiquer. » (Education et sociologie).

 

Cette conception de la pédagogie va être contestée comme trop « verbaliste ». En effet, concevoir la pédagogie comme une théorie revient à ne doter les enseignants en formation que de théories et non pas de pratiques concrètes.

 

2. Le matérialisme pédagogique : les techniques Freinet.

 

Un des pédagogues qui s’est le plus opposé au verbalisme en pédagogie, c’est Celestin Freinet.

 

Il met au contraire en avant l’importance matérialiste des moyens de production dans un sens marxiste. Ce sont les outils pédagogiques qui déterminent la pédagogie et non les idées pédagogiques qui la déterminent :

 

Matérialisme contre verbalisme. Dès le début, Freinet se démarque des pédagogues idéalistes qui prétendent changer l'école avec des idées, parfois généreuses et sincères, parfois mystificatrices. Il prend là, et ce sera un choix définitif, une position qu'on a souvent décrite comme anti-intellectualiste et qui est plus précisément anti-verbaliste, car il refuse le monopole du langage à exprimer les idées. Pour lui la philosophie pédagogique du début du siècle ne peut se ramener à des paroles ou à des écrits mais se trouve matérialisée dans des outils, des techniques, des structures et des institutions. Il est très caractéristique que l'Université ne se soit jamais préoccupée que des doctrines véhiculées par les livres, jamais de celles qui sont cristallisées dans un règlement intérieur de lycée, dans l'architecture d'une école, dans la hauteur d'une porte de cabinet.

(Le nouvel éducateur, 1974).

 

3. La technoscience à l’assaut de l’éducation : le behavorisme

 

Si pour Freinet, les techniques restent artisanales, elles sont des outils forgées par le praticien. Mais la domination de la raison instrumentale en pédagogie franchit un pas de plus avec Skinner et le behavorisme.

 

Skinner se propose d’augmenter l’efficacité de la pédagogie en l’appuyant sur une théorie scientifique des apprentissages basée sur l’expérimentation scientifique.

 

A partir de la psychologie des apprentissages, il serait possible de mettre en œuvre des pratiques plus efficaces basées sur des preuves scientifiques expérimentales.

 

D’une certaine manière, et c’est là l’ironie, c’est que le behavorisme poursuit, mais sous une forme technoscientfique, le projet d’émancipation par la rationalité scientifique qui était porté par certains pédagogues, y compris anarchistes comme Ferrer, pour s’opposer au pouvoir de l’Église.

 

Les pratiques magistrales de l’école étaient en effet vues comme découlant de pratiques mises en place par les congrégations religieuses pour produire la soumission intellectuelle, il était donc nécessaire de passer à une pédagogie s’inspirant de l’esprit scientifique, et en particulier l’expérimentaiton (ex : pédagogie inductive, méthode d’enquête…)

 

Le behavorisme pousse à son paroxysme cette volonté de rationalité scientifique en cherchant à faire découler les pratiques pédagogiques de principes strictement scientifiques d’apprentissage. Ce projet est actuellement encore poursuivit par des chercheurs en psychologie cognitive ou en neurosciences à travers le projet de l’Education par les preuves.

 

4. Néolibéralisme et technolibéralisme

 

Le néolibéralisme se distingue du capitalisme industriel par le fait qu’il n’essaie pas d’imposer son pouvoir par une relation directe d’autorité, d’être humains à être humains, mais par des dispositifs techniques qui invisibilisent la relation de pouvoir. Les nouvelles technologies numériques sont en particulier mises en œuvre pour essayer de réaliser ce projet néolibéral d’invisibilisation de la domination.

 

Le philosophe Giorgio Agemben définit le dispositif de la manière suivante : «  « tout ce qui a, d’une manière ou une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ».

 

L’un des dispositifs de formation illustrant le mieux ce projet est l’école 42. La domination directe et verticale de l’enseignant sur les élèves a disparu au profit d’une domination purement technologique qui laisse aux sujets l’apparente illusion d’une liberté alors que par exemple ils sont soumis au contrôle permanent de caméras de video surveillance.

 

5. Rancière : Le maître ignorant ou la justification idéologique de l’arraisonnement technique en pédagogie

 

Le maître ignorant de Rancière, qui fait l’apologie de la méthode Jacotot, est souvent vu par beaucoup comme un modèle de théorie de l’émancipation.

 

En réalité, il s’agit d’une théorie en parfaite adéquation avec la domination des êtres humains dans la relation d’enseignement par les dispositifs pédagogiques.

 

En effet, le pouvoir reposant sur l’autorité du savoir est ici remplacé par une méthode, ce qui veut dire par un ensemble codifié de techniques.

 

La manière dont « le maître ignorant » a été interprété consiste dans la construction de dispositifs pédagogiques dans lesquels l’enseignant est en retrait, réduit à un ingénieur pédagogique, dont l’objectif est d’orienter l’action des apprenants vers une finalité qui a été pensée par l’enseignant ou le formateur.

 

Le maître ignorant apparaît donc comme la justification d’une transformation de l’enseignement en la constitution de dispositifs pédagogiques visant l’arraisonnement d’autrui et la soumission des élèves aux finalités pédagogiques des enseignants.

 

6. Efficacité, scientificité et religion pédagogique

 

Il s’est donc progressivement introduit une confusion entre didactique générale (méthodes d’apprentissages) et pédagogie. La pédagogie s’est trouvée réduite à n’être qu’un ensemble de techniques efficaces pour apprendre.

 

Chaque courant pédagogique est persuadé de la plus grande efficacité de ses pratiques pédagogiques. Tant que cette efficacité n’est pas démontrée scientifiquement, elle reste une croyance.

 

Cependant, à partir du moment où la pédagogie est réduite à un ensemble de techniques, alors il devient possible de chercher à en mesurer scientifiquement l’efficacité.

 

Néanmoins, la démonstration scientifique de l’efficacité d’une technique pédagogique ne suffit pas à en imposer la légitimité. C’est là où l’on verse dans un autre type de croyance, de type scientiste : la croyance que la science peut déterminer les fins désirables pour l’être humain, ce qui se traduit par la volonté des scientifiques de vouloir orienter les décisions publiques, cela en oblitérant la question des finalités.

 

C’est ce que Theodor Adorno dans Eduquer après Aushwitz a appelé « le voile technologique » :

 

« « Il y a d’autre part, dans la relation actuelle à la technique, quelque chose d’exagéré, d’irrationnel, de pathogène. C’est lié au « voile technologique ». Les hommes ont tendance à prendre la technique pour la chose elle-même, comme une fin en soi, possédant sa force propre, et ils oublient ainsi qu’elle est le prolongement du bras de l’homme. Les moyens – et la technique est l’ensemble des moyens visant à la conservation de l’espèce humaine – sont fétichisés, parce que les fins, une vie digne de l’homme sont cachées et séparées de la conscience de l’homme » (p.246-247).

 

7. Pédagogie et conscience réifiée

 

Pour Adorno, ce phénomène trouve son origine dans un mouvement plus général lié à l’histoire moderne qui est celle de la domination progressive de la raison instrumentale relativement aux autres sphères de rationalité, en particulier la raison pratique (les finalités axiologiques).

 

Cette domination de la raison instrumentale, de l’agir technique, sur tout autre considération, en vient à produire une réification de la conscience du sujet qui risque de conduire également à une réification d’autrui dans la relation :

 

« Il érige en culture l’activité, l’efficacité pour elle-même, telle que la prône la publicité en faveur de l’homme actif (…) Pour commencer les individus ainsi constitués se sont pour ainsi dire assimilés aux choses. Ensuite, lorsqu’ils le peuvent ce sont les autres qu’ils assimilent aux choses » (p.244-245).

 

L’un des risques que fait courir à l’éducation la confusion de la pédagogie et de la didactique, et donc la transformation de la pédagogie en un ensemble de techniques, c’est en premier lieu la réification de la conscience enseignante.

 

L’enseignant devient uniquement capable de se poser des questions techniques, des questions d’efficacité des apprentissages. Enseigner c’est pour lui disposer de techniques efficaces. Il se demande comment agir de manière efficace et restreint sa réflexion à cela. Il y a une colonisation de l’agir enseignant par la rationalité stratégique.

 

Les questions éthiques de la pratique enseignante, qui se posent quotidiennement et même constamment, sont évacuées au profit de réponses mécaniques, sans réflexion, et de réponses techniques.

 

Non seulement la conscience de l’enseignant se trouve réifiée, mais c’est la relation d’enseignement elle-même qui se trouve également réifiée, réduite à une instrumentation technique efficace en vue d’agir sur autrui, au risque d’oblitérer la réflexion éthique de l’agir enseignant qui devrait constituer l’essence de la pratique enseignante.

 

8. L’agir pédagogique comme praxis et non comme poièsis

 

Ce danger de la transformation de la pédagogie en une poièsis, alors qu’elle devrait relever d’une praxis, a bien été mise en valeur par le pédagogue institutionnel Francis Imbert, dans son ouvrage L’impossible métier de pédagogue :

 

« Ces précisions posées, il reste que l’intérêt crucial, pour nous, de la distinction praxis-poièsis élaborée par Aristote est de nous engager à repérer, pour l’éviter cette pente où peuvent se laisser glisser les pratiques pédagogiques, comme les pratiques politiques ou analytiques : celle d’une pure et simple poièsis, d’un faire instrumental, d’une « manipulation technique » engagée entre un agent et un patient ». (p.22)

 

Il ne s’agit plus de viser à travers la pédagogie l’humanisation de l’être humain par une pratique elle-même humaniste, mais un arraisonnement d’autrui au moyen de techniques, d’instruments pédagogiques.

 

Au début des années 1980, le pédagogue critique, Henry Giroux, dans Les enseignants comme intellectuels transformateurs, a mis en avant cette question en montrant comment la pédagogie aux Etats-Unis un processus de standardisation conduisant à la transformation de l’enseignant en un technicien.

 

Paulo Freire a fortement résisté à une telle pente en définissant la pédagogie comme « praxis » dans pédagogie des opprimés. Dans un entretien plus tardif accordé à Donaldo Macedo, il revient sur ce qu’est une pédagogie qui n’est pas une poièsis, mais une praxis :

 

«Basiquement, les éducateurs doivent travailler dur pour que les apprenants assument le rôle de sujets de la connaissance et puissent vivre cette expérience en tant que sujets. Les éducateurs et les apprenants n’ont pas besoin de faire exactement les mêmes choses que j’ai faites pour pouvoir accéder à cette expérience de sujet. Et cela parce que les différences culturelles, historiques, sociales, économiques et politiques qui caractérisent deux ou plus encore de contextes, c’est-à-dire les valeurs propres à une société, jouent un rôle dans la relation entre un enseignant et un apprenant. C’est pour cela que je me refuse à écrire un manuel d’instructions qui fournit des recettes pas à pas » ( Donaldo Macedo, « L’alphabétisation aux Etats-Unis » (1987)).

 

C’est dans Pédagogie de l’autonomie, dernier ouvrage publié de son vivant en 1996, qu’il s’attache à faire une synthèse de ce qu’est l’agir de l’éthique enseignant, à décrire ce qu’est une pédagogie qui ne relève pas d’une poiésis, mais d’une praxis.

 

Un autre ouvrage qui s’attache aussi à mettre en œuvre une praxis enseignante, c’est Enseigner pour émanciper, émanciper pour apprendre Jacques Cornett et Joelle De Smet.

 

Conclusion : La colonisation de la conscience enseignante par l’agir instrumental

 

Une des grandes difficultés des débats pédagogiques actuels, c’est qu’ils montrent à quel point la domination de la raison instrumentale a colonisé les esprits dans le domaine de la pédagogie. La réflexion se limite à des questions techniques où les finalités et la question d’un agir éthique sont évacuées, et même incomprise. La question de l’agir éthique est même devenue incompréhensible à la plupart des personnes qui ne sont plus capables que de se poser les questions que sous un angle technique. La pédagogie se trouve totalement confondu avec une sorte de didactique générale dont l’objet est de trouver les techniques les plus efficaces d’apprentissage, de gestion de classe et d’organisation de la classe.