Paulo Freire : « Pédagogie : Enquête et non recettes »

 

 

Extrait entretien avec Donaldo Macedo, « L’alphabétisation aux Etats-Unis » (1987)

 

Freire : (…) La question est directement liée à la capacité d’inventivité et de créativité des éducateurs politiques. Évidement, la créativité exige de courir certains risques. Les tâches éducatives dont nous avons discutées jusqu’ici ne peuvent être menées à bien sans une compréhension pleine de la nature politique et idéologique des éducateurs, à travers le désir d’être créatif et de courir les risques qui permettent que cette créativité fleurisse. (…)

 

Macedo : Aux Etats-Unis, beaucoup d’éducateurs ont tenté de mettre en pratique ta théorie de l’alphabétisation [synonyme ici de littératie critique]. A minima, ils se plaignent de ce que tu ne fournis aucune information sur « comment » mettre en œuvre tes idées théoriques et tes expériences dans d’autres parties du monde, en particulier celles en Afrique et en Amérique latine. (…) Est-ce que tu penses que ces critiques sont valides ?

 

Freire : [En ce qui] concerne ma réticence à dire aux éducateurs ce qu’ils doivent faire. […] Les expériences et les pratiques ne peuvent ni être importées, ni être exportées. De là il résulte qu’il est impossible de satisfaire une demande consistant à importer des pratiques provenant d’autres contextes. (…)

 

Macedo : S’il te plaît, explique en termes concrets comment on réinvente la pratique et l’expérience ?

 

Freire : Il faut posséder une perspective critique sur la pratique et l’expérience que l’on veut réinventer.

 

Macedo : Que veux-tu dire par perspective critique ?

 

Freire : Regarder de manière critique la pratique et l’expérience des autres, c’est comprendre la validité des facteurs sociaux, politiques, historiques et culturels et économiques relatifs à la pratique et aux expériences que l’on doit réinventer. (…)

 

Passons à ta question de pourquoi je refuse de répondre aux demandes de recettes sur le « comment » faire. Quand un éducateur nord américain lit mon travail, même s’il n’est pas nécessairement d’accord avec tout ce que je dis (après tout il n’est pas possible qu’il en soi autrement), mais qu’il se sent mobilisé par mon texte, il devrait commencer à pratiquer en tâchant de comprendre de manière critique les conditions du contexte dans lequel j’ai travaillé, plutôt que de se contenter de le suivre. Cet éducateur devrait comprendre pleinement les conditions économiques, sociales, culturelles et historiques qui ont conduit à l’écriture de Pédagogie de l’opprimé.

 

Les éducateurs doivent également enquêter toutes les conditions de leur propre contexte. Quand on pense au contexte de Pédagogie des opprimés et à son propre contexte, il est possible de commencer à recréer Pédagogie des opprimés. Si les éducateurs sont fidèles à cette réinvention radicale, ils comprennent que l’on insiste pour que les apprenants assument le rôle de sujet de la connaissance, c’est-à-dire, de sujets qui acquièrent la connaissance avec l’éducateur, qui est également un sujet de la connaissance. C’est là la prémisse pour adopter une posture épistémologique, philosophique, pédagogique et politique.

 

C’est une chose de lire mon travail pour s’identifier avec ma position et dire qu’elle est valide. Mais cela ne devrait pas conduire à répéter ce que j’ai fais dans ma propre pratique.

Basiquement, les éducateurs doivent travailler dur pour que les apprenants assument le rôle de sujets de la connaissance et puissent vivre cette expérience en tant que sujets. Les éducateurs et les apprenants n’ont pas besoin de faire exactement les mêmes choses que j’ai faites pour pouvoir accéder à cette expérience de sujet. Et cela parce que les différences culturelles, historiques, sociales, économiques et politiques qui caractérisent deux ou plus encore de contextes, c’est-à-dire les valeurs propres à une société, jouent un rôle dans la relation entre un enseignant et un apprenant.

C’est pour cela que je me refuse à écrire un manuel d’instructions qui fournit des recettes pas à pas.