Les dialogues de pédagogies radicales : Pédagogie libertaire ou pédagogie anti-oppressive ?

 

 

La philosophie depuis l’Antiquité a utilisé la forme dialogue. Paulo Freire l’a souvent utilisé également pour présenter ses idées en philosophie de l’éducation. C’est pourquoi nous inaugurons une petite rubrique intitulée - Les dialogues de pédagogies radicales – qui vise à clarifier certaines questions en philosophie de l’éducation.

 

Pédagogie libertaire ou pédagogie anti-oppressive ?

 

Q : Peut-on dire qu’il y a une différence entre pédagogie anarchiste et pédagogie libertaire ?

 

I : Oui, cette distinction a été effectuée en particulier par la philosophe Judith Suissa dans Anarchist Education. Pour elle, les pédagogies anarchistes avaient une visée sociale tandis que les pédagogies libertaires avaient un principe plus individualiste. Il est vrai que chez les pédagogues anarchistes, comme Paul Robin ou Sébastien Faure, ce qui est très présent, c’est la critique de la division sociale du travail : que ce soit entre décideur et exécutant, entre intellectuel et manuel, entre homme et femme (la co-éducation). La difficulté c’est que par la suite la notion de pédagogie libertaire a fini par englober tout type de pédagogie qui remet en cause le principe d’autorité. Or cela a conduit à englober des pédagogies qui ont une dimension individualiste, mais sans dimension sociale. C’est le cas des pédagogies du maître camarade (Hambourg) ou de la pédagogie de l’école de Summerhill ou encore des écoles démocratiques du type de celle de Sudbury Valley.

 

Q : Ce qui veut dire que toutes ces pédagogies n’ont pas les mêmes sources en réalité…

 

I : En réalité, le problème c’est que dans les pédagogies nouvelles – ce que l’on appellerait aujourd’hui alternative -, il y a en réalité deux sources. Il y a des pédagogues qui se réfèrent à des utopies éducatives socialistes, issues par exemple de Fourrier, et qui seront reprises par les anarchistes par exemple. Mais, il y a aussi une source qui se trouve dans les écoles anglaises nouvelles, dont Edmond Demolins reprend le modèle en France. L’objectif de ces écoles nouvelles est de former une élite entrepreneuriale. On le voit dès le début de l’Education nouvelle, il y a une ambiguïté, des qualités identiques vont être revendiquées par des acteurs aux finalités idéologiques opposées : esprit d’initiative, autonomie, développement de la capacité d’agir… Dans un cas, il s’agit de former de futurs entrepreneurs, dans un autre des ouvriers capables « d’autogérer » eux-même la production. Néanmoins, ces deux courants se rejoignent dans l’idée que les méthodes traditionnelles favorisent la passivité et le manque d’esprit d’initiative. Néanmoins, ils se distinguent sur le fait que dans un cas il s’agit des qualités des futurs leaders pour les pédagogues libéraux, dans un autre cas il s’agit de qualités des citoyens en démocratie pour d’autres pédagogues comme Dewey. A cela, il faut ajouter que par la suite sous l’influence de la psychanalyse, un certain nombre de pédagogues se sont également intéressés au bien-être psychique de l’enfant avec une proximité qui rappelle également aujourd’hui les méthodes de développement personnel en entreprise. Cette tendance est présente chez Alexander Neil, mais on la retrouve également dans la Pédagogie institutionnelle ou plus encore dans la pédagogie de Carl Rogers.

 

Q : Cela dit, on peut considérer que les qualités qui sont l’autonomie, la créativité et la coopération même si elles sont recherchées par le capitalisme néolibéral aujourd’hui, sont des qualités qui peuvent être souhaitables en général, non ?

 

I : Oui, comme savoir lire, écrire et compter… Il ne s’agit pas d’être pour ou contre ce type de compétences. Il s’agit plutôt de réfléchir sur un certain nombre de points. Le premier c’est que des pédagogues comme Freinet ont écrit à l’époque du capitalisme industriel. Ils ont donc particulièrement critiqué, à travers la taylorisation du travail scolaire, un curriculum caché qui préparerait à la taylorisation du travail ouvrier. Le problème, c’est qu’aujourd’hui nous assistons également à une managérialisation néolibérale du travail. Par conséquent, il existe une tendance au sein du capitalisme néolibéral à s’opposer aux méthodes pédagogiques traditionnelles considérées comme n’étant pas adaptées aux nouvelles compétences recherchées dans le capitalisme par projet. La difficulté consiste donc à savoir ce qui distingue ces compétences lorsqu’elles sont mises en œuvre en vue de l’employabilité ou en vue de l’émancipation. Il est donc sans doute nécessaire d’expliciter la différence entre par exemple coopérer pour monter une start-up et coopérer pour produire une coopérative ouvrière. Il ne suffit pas seulement de pratiquer le conseil d’élève pour émanciper. Car cela peut préparer à l’entreprise libérée ou à la coopérative.

 

Q : Y-a-t-il d’autres éléments de vigilance ?

 

I : Oui, une autre difficulté provient du fait que la mise en place de pédagogies libertaires horizontales ne suffit pas à garantir la démocratisation de l’enseignement. Cela c’est ce que les féministes ou les sociologues des inégalités en éducation ont montré. Une pratique pédagogique libertaire peut en effet favoriser la prise de parole des hommes ou de ceux et celles qui ont déjà le plus de capital culturel. Donc en réalité le problème, c’est que les pédagogies libertaires peuvent reproduire les rapports sociaux dans la salle de classe sous couvert de pratique anti-autoritaire et mise en retrait de l’enseignant-e.

 

Q : C’est là qu’on en arrive à une pédagogie anti-oppression, n’est-ce-pas ?

 

I : Oui, car la pédagogie anti-oppression va consister dans une interrogation et une observation à laquelle peuvent être associés les apprenant-e-s de savoir dans quelle mesure un espace d’enseignement reproduit les rapports sociaux. Or, il ne suffit pas qu’il soit organisé de manière horizontale et non-autoritaire entre l’enseignant et les apprenants pour être un espace égalitaire. En effet, dans les espaces horizontaux se reproduisent d’autres rapports sociaux comme les rapports sociaux de classe sociale ou des rapports sociaux de sexe par exemple.

De ce fait, la pédagogie anti-oppressive ne considère pas que faire coopérer les élèves, prendre les décisions de manière démocratique ou encore mettre en place une organisation individualisée autonome du travail soit un gage d’émancipation.

La pédagogie anti-oppressive va plutôt chercher à éviter que les rapports sociaux ne se reproduisent dans la salle de classe. Donc cela suppose déjà de se conscientiser sur ces rapports sociaux, d’observer leur fonctionnement dans la salle de classe, puis de mettre en œuvre des régulations pour les combattre.

On peut rendre cette régulation collective en faisant participer les élèves. Mais, il ne faut pas oublier que l’enseignant-e a des privilèges sociaux et que parfois elle doit intervenir en alliée face à des situations problématiques et ne pas compter sur le fait que ce soit les élèves socialement discriminés pour intervenir. S’il y a entre les élèves des propos sexistes ou homophobes ou encore islamophobe par exemple, il est problématique qu’au nom d’une doctrine de la mise en retrait de l’enseignant et du développement de la capacité d’agir, que l’enseignant-e n’intervienne pas et laisse les élèves concernés s’exposer pour se défendre au nom de l’autonomie.

 

Q : Pourtant on peut considérer que l’autonomie, la coopération… distingue une pédagogie émancipatrice d’une pédagogie traditionnelle qui prépare une société basée sur l’individualisme et la soumission à l’autorité...

 

I : En soi, ce qui va être vraiment déterminant dans la pédagogie radicale ou critique, c’est la finalité et l’adéquation des moyens avec cette finalité. Or la finalité n’est pas seulement la lutte contre les rapports sociaux d’autorité verticale et la démocratie dans les prises de décision collective, elle est également dans une lutte contre tous les rapports sociaux… Or bien souvent ce que l’on appelle « pédagogie libertaire » a tendance à se limiter aux rapports sociaux d’autorité verticale, sans s’apercevoir que par exemple le conseil d’élève reproduit des rapports sociaux de sexe ou de classe sociale.

 

Q : Pourtant à travers ce rapport social d’autorité de l’enseignant, est-ce que ce n’est pas également une remise en question de l’autorité de l’État, d’un rapport social étatique, qui est portée par les pédagogies libertaires ?

 

I : Il est exact que le mouvement ouvrier était initialement opposé à l’école publique d’État. Aujourd’hui, la réalité est plus complexe car les organisations syndicales héritières du syndicalisme révolutionnaire doivent souvent revendiquer contre la marchandisation de l’Ecole publique. En fait, l’école publique est un espace ambiguë. C’est pourquoi, des pédagogues critiques comme Henry Giroux ont considéré l’école publique comme un espace de la lutte des classes. Cela signifie qu’il s’agit de lutter pour le type d’école que l’on veut et non pas de déserter l’école publique pour créer des écoles alternatives privées ou l’éducation à la maison (unschooling).

L'institution étatique publique n'est pas neutre, mais son contenu est ambivalent. Il est en lien avec l'état du rapport de force social. Ainsi l'école actuelle se propose-t-elle à la fois l'éducation à l'entreprise et la lutte contre les discriminations et les inégalités sociales. L'existence de plusieurs finalités contradictoires au sein de l'institution publique fait que les choix pédagogiques effectués par les enseignant-e-s peuvent avoir des enjeux politiques et qu'à travers ses choix pédagogiques l'enseignant-e peut mener ce que Paulo Freire appelle une "lutte culturelle". 

 

Q : Il y a un autre point qui se pose également c’est que dans le rapport d’autorité verticale entre l’enseignant et l’élève, on peut y voir l’expression d’un rapport social qui « l’adultisme » que l’on retrouve également dans la famille. Comment se positionner vis-à-vis de la question de l’adultisme ?

 

I : Concernant la critique de l’adultisme, elle se traduit souvent par une comparaison qui est la suivante : les enfants sont traités de mineurs comme l’ont été les femmes. Il y a donc un parallèle qui est fait entre l’émancipation des femmes et l’émancipation des enfants. Néanmoins, il est problématique d’effectuer une analogie entre les deux situations. En effet, la question du consentement chez l’enfant est plus complexe que chez l’adulte. Par exemple, si on considère que les enfants doivent être aussi autonomes que des adultes, cela peut vouloir dire que l’on considère qu’ils ont le droit de travailler comme les adultes ou qu’ils peuvent consentir à des relations sexuelles comme des adultes. C’est pourquoi il est important d’analyser les rapports sociaux pas uniquement sous un angle, mais sur plusieurs en angles en même temps. Il n’y a pas que les rapport social d’autorité verticale entre adulte et enfants qui intervient, il y a par exemple également les rapports sociaux de sexualité ou au travail.