Les dialogues de pédagogies radicales : inégalités sociales ou discriminations ?

 

 

La philosophie depuis l’Antiquité a utilisé la forme dialogue. Paulo Freire l’a souvent utilisé également pour présenter ses idées en philosophie de l’éducation. C’est pourquoi nous inaugurons une petite rubrique intitulée - Les dialogues de pédagogies radicales – qui vise à clarifier certaines questions en philosophie de l’éducation.

 

Inégalités sociales ou discriminations

 

Q : On oppose parfois l’approche en termes d’inégalités sociales à celle en termes de discriminations. Quels sont les enjeux de cette opposition ?

 

I : Les personnes qui centrent sur les inégalités sociales contre les discriminations craignent que l’approche en termes de discriminations conduise à délaisser la critique des inégalités sociales. Cela au moins pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la critique des discriminations semblerait plus compatible avec l’approche libérale, voire néolibérale. Par exemple, il existe des études néolibérales qui quantifient le coût des discriminations de genre ou ethno-raciales dans la performance des entreprises. Ensuite parce que l’approche en termes de discrimination ne permettrait pas véritablement de lutter contre les inégalités sociales. Par exemple, un pauvre ne veut pas seulement ne pas être discriminé parce qu’il est pauvre, il souhaite davantage de justice sociale économique. Enfin, parce que l’approche en termes de discrimination noierait la thématique des inégalités sociales économiques dans un ensemble de critères autres (sexe, genre, handicap...)

 

Q : Quels sont également les arguments relativement à l’école ?

 

I : Les tenants de l’approche en termes d’inégalités sociales voient dans les inégalités socio-économiques le facteur le plus déterminant des trajectoires scolaires et relativisent l’importance des discriminations. En outre, cela les conduit également à une méfiance vis-à-vis des « éducations à » qui introduisent d’autres problématiques à l’école que celle de l’acquisition des savoirs censés réduire les inégalités sociales de capital culturel : éducation à la sexualité, éducation à l’égalité filles/garçons… Parmi ces éducations figure l’éducation aux droits humains et son corollaire la lutte contre les discriminations.

 

Q : Comment se positionnent les pédagogies critiques ou radicales par rapport à cela ?

 

I : Les pédagogies critiques ou radicales ne nient pas que la classe sociale a un poids statistique prépondérant en France dans les trajectoires scolaires. Mais cela ne doit pas pour autant conduire à se désintéresser des inégalités sociales liées à d’autres critères. Il s’agit au contraire d’articuler les analyses entre ces différents facteurs. Ce que l’on appelle l’intersectionnalité ou approche des discriminations multiples. En effet, il est possible de constater que les élèves en situation de handicap ou dans les filières spécialisées sont plus nombreux à provenir des classes sociales populaires (voir rapport du CNESCO sur la scolarisation des élèves en situation de handicap). De même, les trajectoires scolaires des garçons et des filles de classes populaires de certaines origines migratoires peuvent être très différentes.

 

Q : Y-a-t-il réellement une antinomie entre les approches en termes d’inégalités et celles en termes de discriminations ?

 

I : En réalité, cela dépend de la manière dont sont conceptualisées les discriminations. Il existe en effet la notion sociologique (et non pas juridique) de discrimination systémique. Cela signifie que l’organisation structurelle inégalitaire de la société se répercute dans différentes sphères sociales et produit des discriminations. La lutte contre les discriminations, à partir d’une approche systémique ou structurelle, implique une remise en question de l’organisation sociale inégalitaire.

Une deuxième dimension consiste à avoir une analyse des discriminations non pas uniquement comme le produit de « représentations sociales » (comme c’est le cas de la psychologie sociale), mais également en termes de rapports sociaux matériels. Au fondement des discriminations sociales systémiques se trouvent les rapports sociaux au travail. La notion de travail n’est pas ici limitée à l’emploi, mais englobe également par exemple le travail domestique. De fait les discriminations et les inégalités sociales liées à la classe sociale, à l’origine ethno-raciale, au sexe ou encore à la situation de handicap ne se réduisent pas à des questions de normes sociales, mais trouvent leur fondement dans une division inégalitaire du travail. Cette division inégalitaire se retrouve ensuite dans d’autres dimensions de la vie sociale, comme dans une division sociale inégale de l’espace.

C’est donc ces divisions sociales inégalitaires du travail, et plus généralement les divisions sociales inégalitaires, qu’il faut attaquer pour remettre en cause les discriminations.

 

Q : Quel est alors le rôle de la pédagogie critique ou pédagogie de la conscientisation ?

 

I : La pédagogie critique vise un processus de conscientisation. On peut appeler plus spécifiquement pédagogie radicale une conception qui oriente le processus de conscientisation vers une prise de conscience des racines, qui vise à remonter au fondement, des discriminations sociales. Cela consiste donc à faire prendre conscience que les discriminations ne peuvent pas être pensées uniquement en termes de représentations inter-individuelles, mais qu’elles doivent être conceptualisées comme des discriminations sociales structurelles d’ordre matérielles.

La pédagogie radicale est une pédagogie engagée qui articule une analyse sociologique des discriminations sociales et une éducation aux droits humains et en particulier au droit de la non-discrimination. Cette référence aux droits humains est ce qui fait que la pédagogie radicale pour engagée qu’elle soit ne se réduit pas à une prise de partie partisane.