Les dialogues de pédagogies radicales : endoctrinement ou neutralité

 

 

La philosophie depuis l’Antiquité a utilisé la forme dialogue. Paulo Freire l’a souvent utilisé également pour présenter ses idées en philosophie de l’éducation. C’est pourquoi nous inaugurons une petite rubrique intitulée - Les dialogues de pédagogies radicales – qui vise à clarifier certaines questions en philosophie de l’éducation.

 

Endoctrinement ou neutralité

 

Q : Paulo Freire considère que la pédagogie est orientée vers un projet pédagogico-politique. Qu’est-ce qui soustend une telle conception ?

 

I : Pour Paulo Freire, comme pour les autres pédagogues critiques, l’école n’est pas neutre. Il refuse la thèse selon laquelle les savoirs scolaires seraient totalement neutres. Ils véhiculent un curriculum caché de genre, eurocentrique et capitaliste. On peut néanmoins objecter à une telle thèse que cela pourrait conduire à considérer que les savoirs scientifiques que l’on apprend à l’école ne se distinguent pas de l’idéologie.

Les pédagogues critiques ne contestent pas la nécessité d’un enseignement scientifique. Mais, comme le met en lumière le sociologue et pédagogue critique Boaventura de Sousa Santos, il faut distinguer neutralité et objectivité. Ce qui fait la valeur d’un savoir, c’est son objectivité. Les sciences sociales critiques ne sont pas neutres, mais elles visent l’objectivité factuelle. L’autre point est qu’il existe plusieurs formes de savoir et pas seulement le savoir scientifique, mais également des savoirs issus de l’expérience quotidienne.

 

Q : Quelles sont les objections faites par les adversaires d’une telle vision, comme l’Ecole sans parti, au Brésil ?

 

I : Le mouvement de l’Ecole sans parti considère que l’école au Brésil sous l’effet de la pédagogie de Paulo Freire conduit à un endoctrinement marxiste. Ils veulent faire passer un loi qui impose la neutralité aux enseignants.

Cela renvoie à des débats anciens : l’école est-elle là uniquement pour instruire ou aussi pour éduquer ? Condorcet considérait que l’école devait se limiter à instruire les élèves et que l’éducation devait être réservée aux familles. Il avait pour contre modèle Sparte. Pour lui, une école qui éduque risquait de conduire à embrigadement des consciences par l’État.

Au Brésil, les opposants de l’Ecole sans parti affirment que l’objectif de l’Ecole sans parti est d’empêcher les enseignants d’aborder les questions économiques et sociales avec les élèves, de développer l’esprit critique des élèves concernant ces questions.

Ainsi, les familles de l’Ecole sans parti, membres en particulier de l’église Évangéliste, veulent pouvoir éduquer leurs enfants avec des valeurs homophobes et transphobes par exemple. Elles refusent que l’école aillent contre les valeurs des familles.

 

Q : Mais en France, la neutralité est une obligation de l’enseignant devant ses élèves. Est-ce que cela n’introduit pas une incompatibilité entre la pédagogie de Paulo Freire et la mission de l’enseignant en France ?

 

I : Il faut distinguer deux niveaux : l’endoctrinement d’une part et d’autre part l’éducation à des valeurs démocratiques et humanistes. Le principe de neutralité des enseignants a pour objectif que les enseignants n’embrigadent pas les élèves. Cela veut dire que l’enseignant n’a pas à prendre parti dans les débat partisan politique, à dire pour qui il vote et à encourager les élèves à voter pour ce parti.

Mais en réalité, le débat avec l’Ecole sans parti se pose à un autre niveau. Ce qu’ils veulent c’est que les enseignants ne prennent pas position concernant la lutte contre les discriminations : égalité hommes/femmes, non-discrimination en raison de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre, non-discrimination en raison de la race ou de l’ethnie.

En effet, ce que l’Ecole sans parti qualifie d’endoctrinement marxiste de la part des pédagogues critiques c’est leur engagement contre les discriminations. Ainsi Paulo Freire a-t-il écrit dans Pédagogie de l’autonomie : « L’éthique dont je parle est celle qui se sait confrontée aux manifestations discriminatoires en termes de race, de genre, de classe. C’est pour cette éthique inséparable de la pratique éducative – peu importe si nous travaillons avec des enfants, des jeunes ou des adultes – que nous devons lutter. »

C’est là on l’on voit toute la différence entre l’endoctrinement partisan et la pédagogie critique. La pédagogie critique se donne pour finalité la lutte contre toutes les discriminations. Ce principe est supérieur même à l’obligation de neutralité qui se trouve dans le statut des fonctionnaires. Car la lutte contre les discriminations se retrouve dans les Conventions internationales ou encore par exemple dans le référentiel de formation des enseignants en France.