Réseau Pédagogies radicales: Retour sur quelques malentendus*

 

 

Les propos qui suivent ne sont pas une position officielle du réseau, qui d'ailleurs n'en a pas en dehors de sa charte, mais une analyse personnelle de ce que peut apporter le réseau pédagogies radicales dans le champs actuel de la pédagogie en France.

 

 

Le réseau pédagogies radicales s'oppose-t-il à la pédagogie Freinet ?

 

Non, il y a des personnes qui sont militantes Freinet dans ce réseau. Il s'agit plutôt de complémentarité que d'oppositions. Il y a néanmoins une rupture avec certains usages de Freinet qui le réduise à des techniques.

 

Cela tient en particulier à la conception que Paulo Freire se fait de la pédagogie. Freinet critique le verbalisme en pédagogie: Freinet d'une certaine manière pense que par exemple la pratique du conseil est émancipatrice en elle même, que l'on n'a pas besoin d'accompagner cela en quelque sorte d'un travail sur la notion de démocratie directe/représentative ou encore conseil ouvrier/entreprise libérée…

 

Il me semble que ce qu'explique Paulo Freire c'est qu'au début, avant la dictature en 64, il a pensé la même chose. Mais ensuite il a changé d'avis. Il a alors défini la pédagogie comme praxis. Cela signifie articulation entre pratique et théorie. Sans théorie, la pratique risque d'être de l'activisme (c'est lui qui écrit cela). Par théorie, il veut dire une théorie critique, comme par exemple le matérialisme historique. Cela signifie que si on fait un conseil d'élève, il faut également parler de la différence entre le conseil ouvrier et l'entreprise libérée sinon on risque de former les futurs cadres de l'entreprise libérée. Lorsque Synders critique Freinet, il lui reproche d'avoir mis de côté le discours politique. C'est sans doutes surtout vrai après guerre, pour mieux faire accepter ses pratiques plus largement.

 

Mais au moins une partie des militants Freinet restent attachés au projet politique initial de Freinet. Est-ce que cela ne suffit pas ?

 

La société a changé. Avec le néolibéralisme, le management a changé ses pratiques. Il réclame pour les cadres l'autonomie, la collaboration, la créativité. Et même parfois pour les ouvriers dans certaines formes de management. C'est pour cela qu'une confusion peut s'installer. Il s'agit d'être plus explicite sur les finalités. Faire un conseil d'élève ne suffit pas. Il faut également travailler, par exemple, sur la différence entre l’autogestion ouvrière et le management participatif.

 

Les élèves sont confrontés à « l’invasion culturelle » néo-libérale qui valorise l’auto-entreprise et la start-up. De ce fait, le sens des pratiques des pédagogies nouvelles peuvent avoir un sens plus ambivalent s’il n’est pas explicité.

 

Il n’est donc plus possible d’utiliser les pratiques de pédagogies coopératives sans les accompagner avec les élèves d’un travail spécifique, d’un méta-discours, sur le sens émancipateur de ces pratiques en les distinguant explicitement de leur récupération néolibérale.

 

En outre, à l'époque de Freinet, certaines problématiques n'ont pas été tellement développées car elle n'étaient pas conscientisés par les militant-e-s de l'époque qui étaient plus centrés sur les questions des classes sociales: l'antisexisme, les question LGBTI, l'approche décoloniale, l'handiphobie et le validisme...

 

Le réseau pédagogies radicales vise-t-il à diffuser auprès des praticiens de nouvelles prescriptions didactiques qui seraient élaborés par des universitaires ?

 

Non, il y a des universitaires et il y a des non universitaires dans ce réseau. Cela dit même un-e universitaire a des étudiants et est donc un praticien-ne de ce point de vue là.

 

L'objectif du réseau pédagogies radicales est plutôt de se concentrer sur la manière dont la pédagogie peut conscientiser sur les discriminations et les inégalités sociales, sur la manière dont elle peut être un vecteur d'émancipation sociale.

 

La philosophie critique de l'éducation ne devient praxis pédagogique que lorsqu'elle s'articule à l'action pédagogique propre à chaque contexte. Un universitaire, un prof du secondaire, un éducateur ont a développer une pratique propre à leur contexte, mais ils ont besoin aussi de partager des principes pédagogico-philosophiques communs.

 

Quelle peut être alors le rôle des savoirs théoriques critiques par rapport aux savoirs d’expérience en pédagogie ?

 

Les recherches en sociologie des inégalités sociales et des discriminations peuvent nous aider à mieux nous conscientiser sur la reproduction des inégalités sociales dans nos pratiques pédagogiques. Elle peuvent nous aider à acquérir davantage de réflexivité critique par rapport à ces pratiques.

 

La philosophie peut nous aider en conceptualisant de manière plus rigoureuse les notions que nous utilisons à mener la lutte contre-hégémonique contre le néolibéralisme : par exemple en distinguant la coopération sociale et de la collaboration en entreprise.

 

Les savoirs théoriques critiques ne sont pas là pour dire comment faire sur le plan de la pratique, mais pour aider au développement d’une réflexion critique sur la pratique.

 

Est-ce qu’en luttant contre la reproduction sociale dans les pratiques pédagogiques, on ne risque pas de substituer à l’idéal d’émancipation sociale des stratégies de réussite scolaire individuelle ?

 

Il me semble qu’il y a une confusion ici sur le rôle que peut apporter l’éducation et une pédagogie radicale. Pour une femme et/ou une personne racisée, avoir accès à des études longues, ce n’est pas réussir une carrière professionnelle. En effet, ces deux groupes sont confrontés à la discrimination au travail. Même pour les garçons de classe populaire, on oublie le rôle sociologique que joue le capital social (le réseau de relations familiales) dans la réussite professionnelle.

 

Mais justement l’intersectionnalité ne risque-t-elle pas d’accorder plus de place aux questions de genre, au sexisme ou au racisme qu’à la classe sociale ?

 

La classe sociale reste statistiquement le facteur social prépondérant dans la trajectoire scolaire des élèves, mais cela ne signifie pas qu’il n’existe pas d’autres facteurs : il y a des différences de trajectoires scolaires entre filles et garçons, entre élèves d’origine française et élèves immigrés et descendants d’immigrés….

 

Il s’agit en particulier d’avoir une approche matérialiste de ces questions plutôt que uniquement culturaliste. Cette seconde approche consiste à surtout se centrer sur les normes et les représentations mentales dans l’analyse des discriminations. Tandis que l’approche matérialiste s’intéresse à la manière dont le travail, et entre autres le travail scolaire, est divisé pour analyser la reproduction des inégalités sociales et les discriminations dans la société.

 

Alors quel est le rôle du réseau ?

 

Le réseau permet à des praticien-nes de différents contextes (université, secondaire, primaire, éducation populaire...) d'échanger sur leurs pratiques qui sont relatives à un contexte et d'élaborer un projet pédagogico-philosophique collectif.

 

Il ne s’agit pas de s’enfermer dans un entre-soi de pédagogues conscientisés, mais de constituer un réseau de chercheurs/ses et de praticien-nes souhaitant diffuser plus largement une praxis pédagogique en lien avec les questions de discriminations et d’inégalités sociales.

 

Irène Pereira

 

 

* Cet article est inspiré par des discussions que nous avons eu en particulier avec V. Decker au sujet du réseau pédagogies radicales faisant suite à sa publication d’un courrier des lecteurs dans le mensuel Alternative libertaire de novembre. Son courrier faisait lui même suite à un article publié en Octobre sur le réseau pédagogies radicales dans ce même mensuel:

http://www.alternativelibertaire.org/?Reseau-Pedagogies-radicales-que-fleurissent-cent-collectifs.

 

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Courrier de V. Decker au mensuel Alternative libertaire
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