De quelques questions philosophiques à propos de Pédagogie des opprimés

 

 

L’ouvrage de Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, est avant tout un livre philosophique : oeuvre difficile, par les références explicites et implicites à une littérature philosophique d’inspiration en particulier marxiste et existentialiste. Ci-dessous nous fournirons des hypothèses de lecture concernant certains points elliptiques dans l’ouvrage de Paulo Freire.

 

Pédagogie des opprimés est un ouvrage de philosophie de la conscience portant sur la place qu’occupe la prise de conscience dans le processus de transformation révolutionnaire. Dans une telle perspective, la finalité de la révolution pour Paulo Freire est l’humanisation. La condition d’un processus d’éducation et révolutionnaire libérateur consiste dans le fait que les opprimés ne soient pas traités comme des choses. La radicalité pour Paulo Freire consiste dans le fait que les enseignants et les leaders révolutionnaires respectent l’exigence éthique de toujours considérer les opprimés comme des sujets humains et ne les réifient pas comme le font les oppresseurs. De manière générale, l’analyse de Paulo Freire est orientée par une critique des différents mécanismes sociaux qui conduisent à la réification de l’humain.

 

Pourquoi les opprimés ne se libèrent pas seuls sans recours à une relation dialogique avec des leaders révolutionnaires ?

 

Certes Paulo Freire refuse une conception individualiste de la libération, mais la raison ne se trouve pas seulement à ce niveau. La difficulté tient au fait que l’opprimé est une conscience double (Fanon, Memmi). Sa spécificité est d’avoir intériorisé en lui l’image de l’oppresseur auquel il veut ressembler. Ainsi, l’opprimé n’est pas un être totalement aliéné : il possède un savoir. Mais il est en partie aliéné néanmoins par l’intériorisation du modèle de l’oppresseur. Il est clivé, ce qui l’empêche de parvenir à être un être-pour-soi. De ce fait, les opprimés doivent se défaire de l’illusion qu’il s’agit pour eux de ressembler à leur oppresseurs afin de pouvoir transformer le système social. Le leader révolutionnaire, ancien oppresseur qui s’est solidarisé avec les opprimés, n’est quant à lui pas dans cette illusion. En outre, il possède, de par son origine sociale bourgeoise, un accès à un savoir théorique d’ordre général, tandis que les opprimés ont un savoir d’expérience local. C’est donc dans la dialectique entre le savoir des opprimés et celui du leader révolutionnaire que se joue le processus de libération révolutionnaire.

 

Pourquoi seul les opprimés peuvent remettre en cause le système d’oppression ?

 

Les opprimés sont dans une situation de moins d’être. Ils sont aliénés et réifiés (Luckacs). En un mot : déshumanisés. Les oppresseurs pour leur part sont dans l’avoir-plus. Cela les conduit à réifier les opprimés, à les transformer en choses. Ils ne cherchent donc pas à être plus, mais reproduisent le cycle de l’oppression par leur désir d’avoir-plus. En soi, avoir est nécessaire pour être. Mais cela ne suffit pas pour être. Les opprimés qui sont dans une situation de manque à la fois sur le plan de l’avoir et de l’être sont seuls dans la position sociale pour remettre en cause le système. Ils ont donc une mission historique (Luckacs).

 

Pourquoi la transformation révolutionnaire est un acte d’amour ?

 

Les oppresseurs par leur désir d’avoir plus sont dans une attitude nécrophile (Fromm). Ils tendent à réifier l’ensemble des êtres vivants. Les opprimés, dont la position sociale de déshumanisation peut les conduire à renverser le système et à stopper la logique nécrophile, sont donc au contraire dans une logique biophile (Fromm).

 

Pourquoi la pédagogie bancaire est critiquée par Paulo Freire ?

 

La question de la pédagogie bancaire n’est pas avant tout une question de méthode pédagogique, mais un problème philosophique. L’éducation comme la révolution est un processus d’humanisation. Or pour être un humain, il faut être considéré comme un sujet. Donc, le processus éducatif ne doit pas réifier les élèves. Or la pédagogie bancaire s’appuie sur une conception mécaniste de la conscience : l’apprenant est un réceptacle qui digère des connaissances. Au contraire, la pédagogie dialogique s’appuie sur l’intentionnalité de la conscience. La conscience n’est pas une chose, elle est une relation : « toute conscience est conscience de quelque chose » (Husserl). Le dialogue est une relation entre deux sujets conscients. Si l’éducation est un processus d’humanisation, pour être libérateur, elle ne peut pas donner lieu à un processus de réification. De ce fait, l’éducation n’a pas pour objectif d’agir sur les individus, mais de leur donner le pouvoir de transformer le monde. Les pratiques anti-dialogiques énumérées par Paulo Freire sont des attitudes qui, comme la conquête ou la manipulation par exemple, ont pour conséquence la réification des opprimés.

 

Pourquoi, pour Paulo Freire, la parole est une action ?

 

La parole authentique est celle qui contribue à transformer le monde. Donc il y a réellement praxis dialogique et non pas seulement verbalisme lorsque l’enseignement conduit à développer chez les apprenants la capacité à transformer le monde en remettant en question l’oppression sociale.

A l’inverse la « culture du silence »  implique la passivité des apprenants. La conscientisation implique que les sujets comprennent pourquoi ils sont réduits au mutisme. En cela, la prise de parole, contre la « culture du silence » leur redonne leur dignité de personnes humaines.