Stratégie de justice sociale en Education

 

Au Brésil,  ce qui est mis en avant par la constitution, c’est le pluralisme. Les enseignants doivent veiller au pluralisme de l’éducation. En France, il leur ait demandé d’être neutre sur le plan philosophique, politique, économique et religieux.

 

Dans un tel contexte, il peut sembler incompatible de développer une pédagogie inspirée de l’œuvre de Paulo Freire. En effet, celui-ci considère que son projet est politico-pédagogique. Dans Pédagogie de l’autonomie, il affirme que l’enseignant ne doit pas être neutre et ne doit pas cacher ses options politiques aux élèves. Ce qui est totalement incompatible avec le système français.

 

Néanmoins, en réalité, la neutralité de l’enseignant en France n’est pas totale. En effet, en 2013, il a été ajouté qu’il doit transmettre les valeurs de la République : les principes de la devise française – liberté, égalité, fraternité -, la laïcité, mais également la lutte contre toutes les discriminations.

 

Et c’est là que nous rejoignons le projet de Paulo Freire, car comme il l’écrit dans Pédagogie de l’autonomie, une enseignante ou un enseignant critique doit lutter contre les discriminations de classe, de sexe et de race.

 

L’objetif est donc d’essayer de montrer comment aujourd’hui la Pédagogie des opprimés de Paulo Freire peut être une source d’inspiration pour mener une action pédagogique orientée vers la justice sociale.

 

Il ne s’agit pas en effet de répéter la philosophie et la pédagogie de Paulo Freire, mais de la réinventer, comme celui-ci nous y a inviter.

 

I- Présentation du contexte éducatif français

 

Il faut commencer par présenter les points qui me semblent important à avoir en tête pour comprendre le contexte social du système éducatif français et donc comprendre comment peut s’effectuer une relecture et une application de l’oeuvre de Paulo Freire dans un tel contexte.

 

A- Premiers constats sociologiques :

 

Un système éducatif marqué par la reproduction des inégalités sociales de classe : La France est le pays de l’OCDE dont le système scolaire reproduit le plus les inégalités sociales de classe. Il s’agit d’une constante marquante qui a été mise en lumière depuis les années 1960 par les travaux de Pierre Bourdieu.

 

Le système scolaire français est aussi marqué par une ségrégation spatiale ethnique : cela signifie que certains établissement de la banlieue des grandes villes concentrent davantage d’élèves d’origine immigrés. Ce point a été souligné par les travaux du sociologie Georges Felouzis qui a parlé ainsi d’apartheid scolaire.

 

L’école française est aussi caractérisée par un manque de mixité filles/garçons dans les filières d’orientation d’étude : les filières industrielles et technologiques sont principalement investies par les garçons, les filières liés aux métiers de service et de soin à la personne et les études littéraires sont plutôt investies par les filles.

 

A cela, s’ajoute des discriminations institutionnelles dans l’accueil des élèves en situation de handicap du fait du manque d’accessibilité des locaux et du manque de moyens d’encadrement.

 

Enfin, il est possible de souligner également les risques de harcèlement scolaire auxquels sont plus exposés les élèves homosexuels, transgenres ou encore certains élèves en situation de handicap. Ce qui peut conduire à du décrochage scolaire.

 

Il est donc possible de dire, en reprenant les catégories juridiques de la Province de l’Ontario au Canada, que le fonctionnement de l’institution scolaire française est marqué par des discriminations systémiques qui sont liées entre autres à l’origine économique, au sexe, à l’origine migratoire, à la situation de handicap, à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre (1).

 

B- L’impact du néolibéralisme

 

Paulo Freire, dans Pédagogie de l’autonomie, a dénoncé le néolibéralisme que combat le projet politico-pédagogique qui est le sien.

 

En France, un sociologue comme Christian Laval a mis en lumière comment les courants pédagogiques de l’Éducation nouvelle ont du mal à se présenter comme une alternative au néolibéralisme et comment ils ont pu même l’appuyer avec l’introduction de la notion de compétences, promue par l’OCDE, dans le système scolaire.

 

Or ce qu’a souligné Paulo Freire c’est que s’il ne se situe pas dans la continuité de l’Éducation nouvelle, c’est parce que son projet ne vise pas seulement à révolutionner la salle de classe, mais à transformer la société.

 

II- Une relecture matérialiste de Paulo Freire

 

La particularité de la lecture que nous faisons de Paulo Freire tient au fait qu’il s’agit d’une lecture matérialiste à la différence de la plupart de celles qui ont lieu en Amérique du Nord à partir du début des années 1990 et qui sont marquées par une forte orientation post-structuraliste qui les axent vers une prise en compte uniquement des dimensions culturelles.

 

A- L’être humain comme être historiquement conditionné

 

De Pédagogie des opprimés à Pédagogie de l’autonomie, il y a une constante chez Paulo Freire, c’est qu’il considère que l’être humain historiquement et socialement conditionné.

 

Cela signifie qu’il n’est pas possible pour lui d’établir un projet pédagogique qui ne s’appuie pas sur une connaissance des conditions sociales dans lesquelles vivent les apprenants. Cela signifie que tout projet politique émancipateur doit s’appuyer sur une connaissance sociologique des conditions sociales.

 

Mais, l’être humain est conditionné, ce qui signifie qu’il n’est pas déterminé. Cela veut dire qu’il a la possibilité de transformer le milieu social dans lequel il vit. Cette action de transformation, c’est la praxis. Or pour Paulo Freire, la pédagogie est une praxis, cela signifie qu’elle doit viser une transformation sociale.

 

Mais ce qui fait que l’être humain est conditionné et non pas déterminé, c’est qu’il est un être conscient et que la conscience n’est pas un simple épiphénomène. Elle a la possibilité d’orienter nos actions. C’est pour cela qu’il accorde une place importante à la « conscientisation » comme processus de connaissance des structures sociales inégalitaires.

 

Cela nous donne deux axes importants : la prise en compte des conditions sociales et l’importance de la conscientisation. Ces deux dimensions entretiennent une relation dialectique entre elles dans la praxis.

 

B- La conscientisation des enseignants

 

La première dimension est celle de la formation des enseignants, que celle-ci aie lieu dans les ESPE (les écoles de formation des enseignants), dans les syndicats d’enseignant ou encore dans les associations pédagogiques.

 

Cette formation doit être orientée vers une conscientisation des inégalités sociales qui traversent l’institution scolaire.

 

Pour cela, la recherche-action critique, telle que l’ont théorisé Kemmis et Mc Taggart (1) peut être un outils intéressant de formation, mais également à réutiliser par les enseignants par la suite durant leur carrière professionnelle à la fois en tant qu’enseignant et en tant que représentants syndicaux.

 

C- Recherche-action critique et division sociale du travail à l’école

 

La recherche-action critique peut être utilisée pour étudier la division sociale du travail à l’école. L’étude du travail à l’école a été en particulier menée en France par la sociologue Anne Barrère. Elle distingue deux niveaux d’étude : le travail des enseignants et le travail des élèves. Mais, elle ne s’est pas intéressée à la manière dont le travail scolaire est socialement divisé.

 

1. Les divisions sociales du travail au niveau de l’établissement scolaire

 

La recherche-action critique consiste tout d’abord à mettre en œuvre une étude ethnographique visant à déterminer la manière dont le travail scolaire est divisé au sein de l’établissement :

- il peut être alors possible de remarquer généralement une division sexuée du travail entre personnel d’enseignement et personnel de direction : les femmes étant sur-représentées dans les fonctions d’enseignantes et sous-représentées dans les fonctions de direction.

- Un division éthno-raciale du travail entre personnel d’enseignement et personnel de service sur la base par exemple de la nationalité (en France, un tel type d’étude a été menée par Nicolas Jounin dans le secteur du bâtiment).

- Il est possible également qu’il existe des classes de niveau et que l’on puisse déterminer une division en fonction de l’origine sociale des élèves (par exemple par le jeu des options scolaires)

 

Dans les lycées polyvalents, il est possible de noter généralement une division du travail scolaire en fonction des filières d’étude :

- Les élèves garçons d’origines immigrés de classes populaires sont surreprésentés dans les filières professionnelles

- Les filières technologiques sont sexuées en fonction de la spécialité : industrielle, carrières sanitaires et sociale, accueil…

- Les élèves de classes populaires sont surreprésentés dans les filières professionnelles et industrielles.

- La filière littéraire est très fortement féminisée

- Dans la filière scientifique, la plus prestigieuse, il y a une sureprésentation des élèves issus des classes moyennes supérieures (en particulier des enfants de Cadres et Professions intellectuelles supérieures).

- Certaines filières d’étude ne sont pas accessibles à certaines catégories de personnes en situation de handicap.

 

2. Les divisions sociale du travail scolaire au niveau des pratiques pédagogiques en classes

 

Les enseignants, comme l’a montré Jean-Yves Rochex, tendent à pratiquer des micro-différentiations de deux sortes :

 

- Les différentiations passives : L’enseignant est indifférent aux différences. Il fait son cours de la même manière pour tout le monde, ce qui aboutie à des inégalités sociales dans la réception. Ce mécanisme a été souligné par Bourdieu avec la notion de « privilège culturel ».

 

- Les différentiations actives : L’enseignant va différentier le travail entre les élèves. Or ces différentiations peuvent être corrélées à la situation de handicap, à l’origine sociale de l’élève, à des préjugés ethnico-culturels (par exemple relativement au bilinguisme).

 

- Les différentiation des enseignants entre élèves en fonction du sexe : des travaux comme ceux de Nicole Mosconi ont montré que les enseignants ont des interactions différentiées avec les élèves en fonction des matières scolaires et du sexe des élèves.

 

Conclusion : La recherche-action critique a pour objet de permettre à la communauté éducative de conscientiser la manière dont les divisions du travail scolaire recoupent les inégalités sociales et les discriminations systémiques.

 

III- La lutte pour la justice sociale en éducation

 

Cette conscientisation peut conduire à mettre en œuvre trois niveaux d’action pour davantage de justice sociale en éducation. La justice sociale en éducation ne peut pas se limiter aux niveaux culturels, avec la notion de « justice curriculaire » (3), elle doit également porter sur la division du travail scolaire.

 

- La praxis syndicale :

a) Les personnes enseignantes, au sein de leurs organisations syndicales, doivent lutter contre la reproduction des inégalités et des discriminations systémiques au sein des établissements scolaires en visibilisant celles-ci : la division sexuée du travail, la division ethno-raciale du travail, les discriminations à l’égard des personnels trans ou en situation de handicap...

b) Elles et ils doivent revendiquer la remise en cause d’un fonctionnement de l’institution scolaire orienté vers la sélection professionnelle. A cet égard, la revendication par le GRDS d’une disparition des filières d’orientation professionnelles, avant le bac, constitue un moyen de lutter contre cette confusion entre deux missions : celle de l’instruction obligatoire (qui doit se poursuivre jusqu’au bac) et celle de la sélection professionnelle qui doit s’effectuer après.

c) De manière générale, la lutte contre toutes les politiques publiques éducatives qui tendent à renforcer les mécanismes de discriminations systémiques et les inégalités sociales.

 

- La pédagogie anti-discrimination :

a) elle vise à respecter le principe d’égalité de traitement entre les élèves dans la pratique pédagogique : le travail scolaire ne doit pas être différentié en fonction de préjugés inconscients liés à l’origine sociale, au sexe, ethnico-culturels ou encore à la situation de handicap.

b) Lorsque des différentiations pédagogiques sont faîtes, elle ne doivent pas conduire à de la discrimination négative – amplification des inégalités sociales -, mais à de la discrimination positive - réduction des inégalités scolaires. (Suivant en cela le principe d’équite de John Rawls)

 

- L’enseignement pour la justice sociale : Cet enseignement trouve place dans l’Enseignement moral et civique, en particulier dans la partie « Culture de l’engagement » : il vise à sensibiliser les élèves à la lutte contre les discriminations et à développer leurs capacités à s’engager pour lutter contre les discriminations systémiques.

 

Références :

(1) Voir la Stratégie ontarienne d’équité et d’éducation inclusive. URL : http://www.edu.gov.on.ca/fre/policyfunding/equity.pdf

 

(2) Pour un article en Français reprenant ce modèle de recherche-action : Michèle Catroux, « Introduction à la recherche-action : modalités d’une démarche théorique centrée sur la pratique », Recherche et pratiques pédagogiques en langues de spécialité [En ligne], Vol. XXI N° 3 | 2002, mis en ligne le 16 mars 2014, consulté le 05 août 2018. URL : http://journals.openedition.org/apliut/4276

 

 

(3) Conception entre autres développée par le catalan Jurjo Torres Santomer.