Explicitation de la controverse actuelle sur la lecture

 

 

Si lire ce n’est pas seulement déchiffrer, mais comprendre. Alors la controverse sur la lecture, ravivée par le Livret Orange de Jean-Michel Blanquer, doit avoir pour centre les conditions pour que la compréhension du sens de ce qui est écrit émerge chez les élèves.

 

De la place de l’apprentissage explicite de la correspondance graphème-phonéme

 

Le débat en matière de méthode de lecture n’est pas entre méthode syllabique et méthode de lecture mixte, voire globale. Il porte davantage en réalité sur la place respective du déchiffrage et de la compréhension dans l’apprentissage de la lecture.

 

En effet, il y a un consensus sur la nécessité d’un apprentissage explicite du déchiffrage. Mais le problème porte plutôt sur la manière dont le déchiffrage s’articule à la compréhension.

 

Les travaux en neurosciences comme ceux de Stanislas Dehaene consistent à affirmer que sur le plan neurologique la lecture passe par un apprentissage explicite de la correspondance graphème-phonéme (Voir: Les neurones de la lecture, Odile Jacob, 2007).

 

Mais, la véritable controverse consiste à savoir si la lecture peut-être réduite dans un premier temps à l’apprentissage du déchiffrage . Il serait alors nécessaire de mettre l’accent sur l’automatisation du déchiffrage car les élèves en difficultés scolaires persistantes par la suite seraient ceux qui n’ont pas automatisé rapidement le déchiffrage. C’est la thèse en autre défendue par les sociologues S. Garcia et A-C Oller dans Ré-apprendre à lire (Seuil, 2015).

 

Néanmoins, il est possible de dire qu’il existe également un consensus pour considérer que la lecture ne peut être réduite au fait de savoir déchiffrer et qu’il s’agit également de comprendre. En effet, la compréhension c’est l’accès au sens. Or sur le plan philosophique, ce qui nous différencie en tant qu’humain du règne de l’animalité, c’est la capacité à construire un monde symbolique doté de sens. La méthode syllabique permet de mettre en place un mécanisme de lecture, mais ce qui caractérise l’être humain se trouve au-delà, dans la compréhension.

 

En ce sens, on comprend bien que la controverse principale n’est pas pour ou contre la méthode syllabique. La controverse principale porte sur la manière dont le lecteur accède au monde de sens de la culture scripturale. Or les travaux en neurosciences ne donnent pas de réponse sur la manière dont le sens vient à l’esprit du lecteur. Si l’on peut dire que savoir déchiffrer est une condition nécessaire pour savoir lire, rien ne permet d’affirmer que cela constitue une condition suffisante.

 

 

Des difficultés des jeunes lecteurs français

 

L’étude PIRLS 2016 montre que les élèves de primaire ne sont pas avant tout en difficulté sur les mécanismes du déchiffrage, mais sur ceux qui portent sur “les processus de compréhension plus complexe”

(http://www.education.gouv.fr/cid21049/pirls-2016-evaluation-internationale-des-eleves-de-cm1-en-comprehension-de-l-ecrit-evolution-des-performances-sur-quinze-ans.html )

 

En soi, l’étude PIRLS 2016 semble plutôt conforter les chercheurs qui comme Roland Goigoux considèrent que l’accent doit être plutôt mis sur l’apprentissage de la compréhension et que l’apprentissage du déchiffrage est suffisamment déjà présent dans le système français. Cette thèse suppose que l’apprentissage du déchiffrage n’est pas suffisant et qu’il est nécessaire en outre de procéder à un travail spécifique d’apprentissage de la compréhension.

 

En outre Roland Goigoux a coordonné une étude Lire et Comprendre qui en vient à la conclusion qu’il n’y pas d’effet manuel. Il n’y aurait pas de raison de privilégier les manuels de lecture syllabique relativement aux manuels de lecture mixte.

 

Néanmoins la question est plutôt de savoir comment procéder pour l’accès au sens. Il est possible de dire que distinguer deux approches:

 

Roland Goigoux et Sylvie Cèbe sont co-auteurs d’un manuel de lecture qui se donne pour objectif également un apprentissage explicite de la compréhension en CE1-CE2 (Voir Lectorinette et Lectorino:

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/09/09092013Article635143083761436898.aspx )

 

Le sociologue Jérôme Deauvieau, pour sa part membre du Conseil scientifique de l’éducation et proche du sociologue Jean-Pierre Terrail, a dans une étude mis en avant un effet manuel en faveur des manuels syllabiques en CP.

 

Or, le sociologue Jean-Pierre Terrail est le co-auteur d’un manuel entièrement syllabique “Je lis, j’écris - Un apprentissage culturel et moderne de la lecture” (http://www.leslettresbleues.fr/IMG/pdf/Pre_sentation_jlje_-2.pdf ). Ce manuel entièrement syllabique essaie de pallier une difficulté souvent reprochée aux manuels syllabiques à savoir leur manque de capacité à faire entrer les élèves dans le monde de sens de la culture écrite.

 

Conclusion: Quelles conclusions tirer de cette controverse ?

 

Le premier point, c’est qu’il existe un consensus pour considérer que savoir lire ce n’est pas seulement savoir déchiffrer, c’est aussi savoir comprendre. C’est la littératie.

 

Il existe un consensus scientifique sur le fait que l’apprentissage explicite de la correspondance graphème-phonème est nécessaire.

 

Mais, il n’existe pas de consensus scientifique pour savoir comment l’apprentissage du déchiffrage s’articule à l’apprentissage de la compréhension. Il n’existe pas un consensus suffisant sur les méthodes qui permettent d’apprendre à comprendre ce qui est lu.

 

De fait, la controverse porte plus spécifiquement en réalité sur la place de l’apprentissage de la compréhension dans la lecture. En effet, l’étude PIRLS montre qu’à la fin de la primaire, les élèves en difficulté le sont non pas sur le déchiffrage, mais sur la compréhension.

 

De là, il existe deux thèses en opposition:

 

- La première: ceux qui mettent l’accent sur la méthode syllabique en CP considèrent que l’accent doit être mis sur le déchiffrage et que cela constitue la condition de possibilité pour qu’ensuite les élèves accèdent à la compréhension.

 

- La seconde thèse consiste à considérer que l’école primaire ne doit pas se centrer sur une vision réductrice de la lecture. Par conséquent, les efforts des pouvoirs publics ne doivent pas être mis sur le déchiffrage, déjà suffisamment présent, mais sur l’enseignement de la compréhension.

 

Il est possible de dire que le débat actuel tel qu’il est répercuté dans l’espace public est mal posé. En effet, si lire ce n’est pas seulement déchiffrer mais comprendre, le débat devrait porter davantage explicitement sur la manière dont l’apprentissage de la compréhension est possible et non pas avant tout sur la place de la méthode syllabique. La question est alors double: faut-il mettre l’accent sur l’apprentissage du déchiffrage en CP comme condition de possibilité de l’émergence de la compréhension pour tous les élèves ? Ou faut-il mettre l’accent sur l’apprentissage de la compréhension de lecture en primaire pour une meilleure égalité de réussite de tous les élèves à la fin du primaire ? Enfin, les deux dimensions sont-elles en réalité antinomiques ?

 

Ce que l’on peut sans doute reprocher au Livret Orange de Jean-Michel Blanquer, c’est de perdre un peu de vue que lire c’est comprendre et donc de ne pas assez accès la politique scolaire de l’enseignement de la lecture sur cette finalité. En effet, la question de la compréhension occupe une place marginale dans le Livret de recommandation. C’est là en réalité sans doute le principal problème, plutôt que la question de la méthode mixte ou syllabique.