Penser un anarchisme décolonial

 

 

 

Ce texte a pour objectif de montrer en quoi les concepts de l’option décoloniale peuvent nous aider à décoloniser l’anarchisme.

 

L’option décoloniale

 

L’option décoloniale désigne un programme de recherche et un mouvement militant né autour des penseurs latino-américains du groupe Modernité/Colonialité à partir de 1998.

 

Le concept central de l’option décoloniale est celui de colonialité du pouvoir. La colonialité du pouvoir désigne un régime de pouvoir né avec la modernité coloniale, mais qui n’a pas disparu avec la vague de décolonisation dans les années 1950-70, et qui donc continue d’organiser les rapports dans le système-monde.

 

Cette formation historique englobe entre autres une racialisation du travail dans le système capitaliste et l’Etat-nation (Quijano), l’épistémé eurocentrique moderne (Lander), la colonialité du genre (Lugones)…

 

En outre, les penseurs de l’option décoloniale tentent de dépasser l’opposition entre l’universel moderne et le relativisme postmoderne en essayant de penser un pluriversalisme qui ouvrirait la voie à la transmodernité (Dussel).

 

Pour subvertir la géopolitique des savoirs dans la colonialité du pouvoir, ils entendent s’appuyer sur une pensée frontalière (Mignolo) qui prétend subvertir les limites entre formes de savoirs académiques et d’autres formes de savoirs délégitimés par la modernité coloniale.

 

Non directement membre du Groupe Modernité/Colonialité, mais proche, le sociologue Boaventura de Sousa Santos remet en question l’hégémonie de l’épistémé produite dans le centre du système monde. Il invite plutôt à une hérméneutique diatopique, un dialogue entre les courants porteurs d’idéaux émancipateurs universels dans différents espaces sociaux et géo-linguistiques.

 

Anthropologie anarchiste et option décoloniale

 

Il est possible de remarquer des points de proximité entre le projet d’une anthropologie anarchiste (Graeber, Scott…) et l’option décoloniale.

 

En effet, l’anthropologie anarchiste interroge l’universalité de la forme d’Etat-nation qui apparaît comme une construction historique qui a été imposée par l’Occident dans d’autres parties du monde. C’est par exemple le travail qu’effectue Scott dans Zomia ou l’art de ne pas être gouverné.

 

L’option décoloniale affirme pour sa part le fait que l’État nation est une production imposée par la colonisation occidentale aux pays de la périphérie et elle invite à décoloniser l’organisation politique.

 

Des exemples de décolonisation de l’État dans les Suds

 

Le travail de Pierre Bance sur le Kurdistan (Un autre futur pour le Kurdistan ?, Noir et Rouge, 2017) propose une réflexion anarchiste sur une expérience visant à se décoloniser de l’État dans le sud.

 

L’expérience la plus célèbre d’une pensée décoloniale de l’État, que citent volontiers les penseurs décoloniaux latino-américains, est celle des néo-zapatistes au Chiapas.

 

Les néo-zapatistes constituent également un exemple d’une tentative de mise en acte du « pluriversalisme ». En effet, les néo-zapatistes sans rompre avec les idéaux universels d’émancipation de la modernité ont cherché une voie locale spécifique pour parvenir à l’émancipation.

 

(Grosfoguel Ramón, « 8. Vers une décolonisation des « uni-versalismes » occidentaux : le « pluri-versalisme décolonial », d'Aimé Césaire aux zapatistes », dans Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française. Paris, La Découverte, « Cahiers libres », 2010, p. 119-138. URL : https://www.cairn.info/ruptures-postcoloniales--9782707156891-page-119.htm )

 

La réflexion autour du « buen vivir » (Walsh), issue des cosmogonies indigènes, conduit également à essayer de penser une autre forme de rapport entre l’économie et la nature que celle imposée par l’extractivisme capitaliste.

 

Anarchisme et subversion frontalière

 

La notion décoloniale de « pensée frontalière » conduit à s’interroger sur ce que peuvent être des modes d’action décoloniaux s’appuyant sur une pensée frontalière.

 

L’intérêt des anarchistes pour l’histoire de la piraterie (Bastions pirates : une histoire libertaire de la piraterie, 2005) montre qu’il existe toute une réflexion autour des modes d’action frontaliers pensés en analogie avec la piraterie comme la contrebande.

 

Les modes d’action frontaliers sont ceux qui subvertissent les frontières du savoir, mais également les frontières spatiales, sociales... en proposant de décoloniser la pensée, l’espace, les relations sociales…

 

Un anarchisme décolonial est donc un anarchisme qui propose la mise en œuvre d’expériences sociales qui permettent de se décoloniser du rapport à l’État, au capitalisme, à la technique, au genre, au racisme …

 

Sur ce plan, les Zones à défendre peuvent constituer des expériences décoloniales au centre du système monde.

 

Mais c’est sans doute plus encore dans les banlieues ségréguées ethniquement et socialement que se pose la question de la constitution d’espaces libertaires décoloniaux.