Paulo Freire : des antinomies pédagogiques à la dialectique pédagogique

 

 

Contrairement à ce que laisse entendre la réduction de Paulo Freire à une critique de la « pédagogie banquaire », sa pédagogie constitue plutôt une pédagogie dialectique.

 

1. Aux sources de la dialectique :

 

Socrate : le dialogue et la dialectique comme principe d’enseignement. Socrate est resté connu dans l’histoire de l’enseignement pour son approche basée sur le dialogue et la problématisation du discours de son interlocuteur.

 

Proudhon: la dialectique, pour lui à la suite de Kant, consiste dans la mise en lumière d’antinomies. Le philosophe de l’éducation, Olivier Reboul, reprend la notion d’antinomie en pédagogie pour montrer que l’opposition entre pédagogie traditionnelle et pédagogie nouvelle s’organise autour d’antinomies.

 

Hegel et Marx : Marx reprend à Hegel la méthode dialectique, mais comme il le dit en la remettant sur « ses pieds » puisqu’il lui donne un fondement matérialiste historique.

 

Freire : il affirme à plusieurs reprises que son approche est dialectique. Il ne s’agit pas pour lui de trancher en faveur d’un pôle de l’antinomie contre l’autre, mais d’articuler les deux. Cette insistance à prendre en compte la dimension dialectique apparaît par exemple mise en avant dans « Conscientisation et révolution » : « « Tout essai pour comprendre ces relations qui se basent sur le dualisme sujet-objet, en niant leur unité dialectique, est incapable d’expliquer, de façon satisfaisante ces relations. » (1973)

 

2. La praxis chez Freire : dialectique du verbalisme et de l’activisme

 

Célestin Freinet écrit : « Verbiage mis à part, notre but est le même, mais nous ne partons pas systématiquement d’une philosophie plus ou moins orthodoxe. (…) Nous généralisons cette façon de faire et nous laissons adultes et enfants créer librement leur culture et leur philosophie ». (Note de lecture :« Mme M. Montessori : L’Enfant (traduction G.-J.-J.), un vol. in-16, 15 F. Desclée de Brouver, édit., Paris. », L’Éducateur prolétarien, N°11, 10 mars 1936. Cité in : https://www.questionsdeclasses.org/?Ce-que-disait-Celestin-Freinet-de-Maria-Montessori )

 

Cette thèse on la retrouve avec une certaine constance chez lui : « Au verbalisme séculaire, on tend à substituer l’expérience individuelle ou en équipe, et le travail. » (Les techniques Freinet, ferment de la pédagogie contemporaine, 1965. URL :https://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/33089 )

 

Néanmoins, contrairement à ce que pensent superficiellement ceux qui ne retiennent de Freire que sa critique de la « pédagogie banquaire », il reprend, dans Pédagogie des opprimés, de Lénine l’affirmation suivante : « pas de mouvement révolutionnaire, sans théorie révolutionnaire ».

 

Ce que Freire appelle la praxis consiste dans le dépassement de l’antinomie entre « verbalisme » et « activisme » : « le sujet devient capable de saisir, en termes critiques, l’unité dialectique entre soi et l’objet . Voilà pourquoi nous réaffirmons qu’il n’y a pas de conscientisation en dehors de la praxis, en dehors de l’unité théorie-pratique, réflexion-action » (Conscientisation et révolution)

 

De fait, penser que Freire refuse la transmission de contenus au profit d’un simple activisme est erroné. Le problème qu’il essaye d’affronter est plutôt celui de savoir comme il est possible de transmettre des « connaissances critiques », mais sans nier l’activité critique du sujet apprenant.

 

C’est pourquoi, le dialogue constitue pour Freire, la pratique centrale de sa pédagogie. Elle permet à la fois l’activité de l’enseignant et celle des apprenants.

 

Freire ne nie pas le rôle émancipateur de l’enseignant en tant qu’il est détenteur d’un savoir. On omet bien souvent de dire que dans Pédagogie des opprimés, Freire ne cesse de faire référence à la notion de « leader révolutionnaire ».

 

Mais le processus de conscientisation tel que le propose Freire est dialectique. Il ne se réduit pas à l’activité d’une « avant-garde éclairée » sur des masses passives. Le processus suppose une action dialogique dans laquelle les apprenants exercent leur conscience critique en problématisant les contenus proposés par l’enseignant. Le processus d’enseignement n’est complet que lorsqu’il donne lui à cette rétroaction critique.

 

3. La dialectique de la spontanéité et de l’organisation

 

Parce que Paulo Freire prône une pédagogie de la liberté, certains pourraient voir en lui un tenant du spontanéisme pédagogique.

 

Mais il s’agit là encore d’une erreur d’interprétation. Comme il l’explique dans pédagogie de l’autonomie, « enseigner exige liberté et autorité » : « Enclins à dépasser la tradition autoritaire si présente parmi nous, nous avons glissé vers des formes laxistes de comportement et nous avons accusé d’autoritarisme ce qui n’était que l’exercice légitime de l’autorité. (…)  Pour mon interlocuteur, la liberté ne pouvait admettre une quelconque limite. En ce qui me concerne, je ne suis absolument pas d’accord, justement parce que je parie sur elle, parce que je sais que sans la liberté, l’existence ne prend de valeur et de sens que dans la lutte pour sa conquête ou sa reconquête. La liberté sans limite est aussi niée que la liberté asphyxiée ou castrée. (…) Il est intéressant d’observer comment, de manière générale, les autoritaires considèrent, souvent, le respect indispensable pour la liberté comme l’expression d’un incorrigible spontanéisme, et comment les laxistes découvrent l’autoritarisme dans toute manifestation légitime de l’autorité. La posture la plus difficile mais indiscutablement correcte est celle du démocrate ».

 

Paulo Freire considère ainsi que l’éducation implique une dialectique entre autorité et liberté. Cette dialectique émancipatrice exige en outre que le liberté soit conquise. La liberté n’est pas spontanément totalement donnée. Elle est construite progressivement dans des actes par lequel le sujet conquiert sa liberté. La pratique du dialogue, par laquelle l’individu ose s’affirmer comme un sujet pensant, constitue une pratique de conquête de la liberté.

 

4. La dialectique de la culture populaire et de la culture savante

 

Bien souvent également, on réduit Paulo Freire à la valorisation de la culture populaire.

 

Comme il le précise dans Pédagogie de l’autonomie : « «respecter les savoirs avec lesquels arrivent les apprenants, surtout ceux des classes populaires – savoirs socialement construits dans la pratique communautaire – mais aussi, comme je l’ai suggéré il y a plus de trente ans, de discuter avec les élèves la raison d’être de quelques-uns de ces savoirs en relation à l’enseignement des contenus » . 

 

Paulo Freire ne propose pas l’abandon de curricula savants au profit de curricula des classes populaires. Il propose aux enseignants de mettre en œuvre une dialectique entre culture populaire et culture savante.

 

Ainsi Paulo Freire dans Pédagogie des opprimés oppose l'invasion culturelle, qui constitue l'imposition hégémonique de la culture des classes dominantes, à la synthèse culturelle. Le leader révolutionnaire cherche une synthèse culturelle entre la théorie révolutionnaire marxiste et la vision du peuple. C'est d'une certaine manière ce qu'à fait le sous-commandant Marcos au Chiapas.

 

Il s’agit de prendre appui sur les « savoirs sociaux » des élèves qui sont tirés de leur expérience quotidienne. Cette connaissance en particulier est nécessaire à l’enseignant pour qu’il/elle oriente adéquatement les contenus savants auquel il/elle entend faire accéder les enseignants.

 

En cours de géographie, "Pourquoi ne pas profiter de l’expérience que les élèves ont de la vie dans des aires urbaines abandonnées par les pouvoirs publics, pour discuter, par exemple, de la pollution des ruisseaux et des fossés, des bas niveaux de bien-être des populations, des ordures et des risques qu’elles font courir pour la santé des personnes ?" (Pédagogie de l'autonomie)

 

Comme on le voit, il ne s'agit pas d'une pédagogie des centres d'intérêt, mais d'une pédagogie de l'expérience sociale des élèves.

 

5. Praxis dialogique, éthique de la discussion et herméneutique diatopique

 

Plusieurs commentateurs ont souligné la proximité qui pouvait être faite entre Freire et Habermas dans la place qu’ils accordent au dialogue et à la discussion.

 

Il est aussi possible de faire le lien avec De Sousa Santos dans la place qu’il accorde au dialogue dans son « herméneutique diatopique ».

 

Ces trois auteurs ont en commun d’effectuer un lien entre dialogue et projet politico-moral. Pour Freire, il s’agit de penser une éducation émancipatrice. Pour Habermas, il s’agit d’une théorie de la démocratie. Enfin pour De Sousa Santos, il s’agit de penser la question du dialogue interculturel.

 

La théorie d’Habermas permet d’approfondir le lien chez Freire entre la prétention à la vérité contenue dans la dialogue qui ressort d’une aspiration à la connaissance scientifique du réel et la dimension ethique qui relève de la détermination de ce qui est juste.

 

La théorie de De Sousa Santos permet d’approfondir la question de la dialectique entre culture populaire et culture savante. L’herméneutique diatopique ne vise pas à délégitimer l’un des savoirs par rapport à l’autre, mais à les faire entrer en dialogue.

 

NB : Sans théorie des rapports sociaux, un apprentissage expérientiel conscientisant peut se réduire à cela : « Envoyés Spéciaux: « Et si on jouait aux pauvres », URL: https://www.youtube.com/watch?v=qYdsjXZEv7w