Commentaire de « Conscientisation et révolution » (1973) de Paulo Freire

 

 

Ce court entretien réalisé en 1973 avec Paulo Freire permet de revenir sur quelques débats théoriques qui permettent d’aborder un certains nombre de questions philosophico-politiques qui traversent de manière homologue les questions relatives à l’émancipation politique et pédagogique.

 

« Cette question nous place au cœur même d’un des problèmes fondamentaux qui a toujours préoccupé la philosophie, en particulier moderne. Je me réfère à la question des relations entre sujet et objet ; conscience et réalité ; pensée et être ; théorie et pratique ».

 

Dans cet entretien plusieurs problèmes philosophiques sont abordés. La transformation révolutionnaire dépend-elle uniquement de conditions objectives ou l’action humaine-y-a-t-elle sa part ? Est-il nécessaire d’une prise de conscience, par le savoir, pour transformer le réel ? Si un savoir savant joue un rôle dans le processus d’émancipation ne risque-t-on pas de nier les capacités d’auto-émancipation des opprimés pour aboutir à une forme de despotisme éclairé ?

 

L’entretien constitue une réflexion concernant en particulier deux couples de notions philosophiques antinomiques : subjectif/objectif, théorie/pratique.

 

Les réponses de Paulo Freire ne consistent pas dans une négation de l’un des deux pôle de l’antinomie, mais dans leur tentative de conciliation dans une approche dialectique.

 

(Lire l’entretien intégral en ligne :

www.acervo.paulofreire.org:8080/jspui/bitstream/7891/2464/.../FPF_OPF_05_009.pdf )

 

I- Situation matérielle objective et prise de conscience subjective

dans le processus de transformation sociale révolutionnaire

 

Paulo Freire admet dans cet entretien que les formulations antérieures dans son oeuvre ont pu être naïves. En particulier face au problème suivant : « la prise de conscience suffit-elle à la transformation du réel ? » Ne faut-il pas aller plus loin que la simple conscientisation pour permettre l’action de transformation sociale.

 

Freire ne répond pas directement à la question. Il en détourne légèrement le sens en passant de la condition suffisante à la condition sine qua non.

 

Il commence par justifier la nécessité de la prise de conscience relativement à une vision purement économiciste, déterministe et objectiviste de la révolution. Le problème est le suivant : la transformation sociale ne dépend-elle pas uniquement de conditions objectives ? Freire prend une position humaniste considérant que les être humains ne peuvent pas seulement être considérés comme des objets de l’histoire, mais doivent être considérés comme des sujets.

 

« Beaucoup de ces critiques révèlent la conception objectiviste mécaniste, par là-même anti-dialectique de ceux qui les formulent. En tant que mécanistes, en niant la réalité même de la conscience, ils refusent la conscientisation ».

 

Paulo Freire se situe dans une tradition qui est celle d’un marxisme matérialiste dialectique. Une telle conception accorde une place à la conscience de classe du prolétariat dans le processus révolutionnaire. Il s’oppose aux conceptions économicistes qui considèrent que les conditions matérielles objectives déterminent à elles seules la transformation de la réalité sociale.

 

Néanmoins, cette position pose un certain nombre de difficultés. En effet, la prise de conscience ne semble pas suffisante à assurer le passage à l’action. Mais inversement, une telle position peut laisser supposer que sans accès à un thêoria, il ne peut pas y avoir de processus révolutionnaire.

Or cette thèse a été critiquée de Bakounine à Rancière comme aboutissant à une position anti-démocratique de dictature des savants et d’inégalité entre une avant-garde éclairée et une masse opprimée.

 

Pour essayer de sortir de ces difficultés, Freire s’appuie sur une conception dialectique.

 

« Tout essai pour comprendre ces relations qui se basent sur le dualisme sujet-objet, en niant leur unité dialectique, est incapable d’expliquer, de façon satisfaisante ces relations. »

 

« En brisant l’unité dialectique sujet-objet, la vision dualiste implique la négation soit de l’objectivité, en la soumettant aux pouvoirs d’une conscience qui la créerait à son bon plaisir, soit de la réalité de la conscience, transformée, alors, dans une simple copie de l’objectivité ».

 

« Dans la première hypothèse, nous touchons à l’erreur subjectiviste ou psychologiste, expression d’un idéalisme anti-dialectique pré-hégelien, dans la deuxième, nous avons à faire à l’objectivisme mécaniste, également anti-dialectique.

 

La méthode dialectique permet à Freire d’essayer de dépasser une antinomie de l’action politique révolutionnaire :

 

- d’un côté, il existe une conception qui considère que la transformation révolutionnaire dépend des conditions objectives. Le rôle de la connaissance est simplement de déterminer le bon moment. Le risque est alors de tomber dans un déterminisme qui ne laisse pas de place à l’action des sujets.

 

- de l’autre côté, il existe une conception volontariste qui se limite au déterminant subjectif. La prise de conscience et l’action volontariste suifferaient à déclencher le processus de transformation révolutionnaire. Dans ce cas, le risque consiste dans l’activisme qui se caractérise par une action qui manque son but faute de connaissance de la situation.

 

« En d’autres mots, la situation donnée se changerait en soi. Cela impliquerait d’admettre l’histoire comme une entité mythique, extérieure et supérieure aux êtres humains, capable de les commander capricieusement du dedans et d’en haut »

 

« Cela veut dire, il faut le souligner, que les êtres humains ne dépassent pas la situation concrète uniquement par leur conscience ou leurs intention, aussi bonne soient-elles »

 

Le problème du mécanisme, c’est qu’il nie les êtres humains comme sujet de l’histoire. Néanmoins, cette thèse ne doit pas pour autant sombrer dans le subjectivisme.

 

Dans le 18 Brumaire, Marx et Engels expliquent que les hommes font leur histoire, mais dans des conditions déterminées.

 

C’est ce que Sartre souligne également lorsqu’il affirme que la liberté ne s’exprime jamais qu’en situation et non pas abstraitement. L’action humaine n’a jamais lieu in abstracto, mais dans des conditions données.

 

Sartre écrit ainsi : « Ce n'est pas par hasard que les penseurs d'aujourd'hui parlent plus volontiers de la condition de l'homme que de Sa nature. Par condition ils entendent avec plus ou moins de clarté l'ensemble des limites a priori qui esquissent Sa situation fondamentale dans l'univers » (L’existentialisme est un humanisme)

 

L’être humain ne peut dépasser ses conditions matérielles qu’en tenant compte d’elles dans son action.

 

« Mais, d’autre part, la praxis n’est pas l’action aveugle, dépourvue d’intention ou de finalité. C’est action et réflexion ».

 

Ici, Freire introduit la « praxis » comme catégorie de la médiation. En effet, la réalité est l’en-soi. La conscience se caractérise par sa capacité de néantisation de l’en-soi. Mais pour que la conscience soit capable de transformer le réel, il est nécessaire de recourir à l’action. Comme chez Sartre, la praxis chez Freire est lié à la capacité de la dimension intentionnelle de la conscience à se donner un projet. L’action sans projet, est aveugle.

 

Mais la praxis chez Freire va plus loin que le projet du Sartre existentialiste, car la praxis ne suppose pas seulement un choix qui relève d’un simple décisionnisme, mais implique une théorie venant éclairer ce projet. C’est à ce niveau que va intervenir la question de l’éducation.

 

Freire formule ainsi la dialectique entre sujet et objet dans les catégories d’un marxisme existentialiste :

 

« Les hommes et les femmes sont des êtres humains parce qu’ils se sont constitués historiquement comme des être de la praxis, et, dans ce processus ils sont capables de transformer le monde en lui donnant une signification. Ce n’est qu’en tant qu’être de la praxis, en assumant la situation concrète où nous nous trouvons, comme condition qui pose un défi, que nous sommes capables de changer sa signification par notre action ».

 

II- Connaissance expérientielle et connaissance savante

 

Freire utilise l’expression de « contexte théorique ». Celle-ci conduit à une deuxième difficulté. Si on admet que les êtres humains doivent être considérés comme des sujets de l’histoire, quel doit être la place dans l’action historique de la théorie ? Ou dit autrement, la connaissance est-elle un préalable à l’action ? La difficulté, c’est que reconnaître une telle thèse laisserait supposer que les masses ont besoin de tuteurs pour les émanciper.

 

Freire insiste à nouveau sur l’antinomie à laquelle conduit ce problème :

 

- soit, les êtres humains ont besoin d’une théorie pour pendre conscience de leur oppression et donc d’être émanciper de l’extérieur par l’acquisition d’un savoir objectif

 

- soit, les êtres humains n’ont pas besoin de connaissances pour agir. Mais cette conception spontanéiste risque de conduire à un activisme aveugle.

 

Ce problème se double d’un autre, l’enseignement qui peut être dispensé risque lui aussi deux écueils :

 

- soit le verbalisme, coupé de toute action. La manière d’enseigner comme les finalités de l’enseignement sont coupés de tout projet de transformation sociale.

 

- soit l’activisme : les pratiques d’enseignement insistent sur l’activité et cette activité est vue comme émancipatrice en soi. Mais en réalité, son manque de lien avec une théorie et un projet révolutionnaire peuvent la conduire à des pratiques réactionnaires : 

 

« Dans la mesure où dans mes premiers travaux théoriques, je n’ai fait aucune référence, ou presque, au caractère politique de l’éducation et que j’ai négligé le problème des classes sociales et de leur lutte, j’ai ouvert le chemin à toutes sortes d’interprétations et de pratiques réactionnaires ».

 

La réponse de Freire à cette difficulté est la suivante :

 

« Dans le contexte concret (…) où les fait ont lieu, nous nous trouvons enveloppés et « trempés » par le réel, mais sans nécessairement nous rendre compte de la raison d’être de ces faits »

 

«il me semble clair que les paysans analphabètes n’ont pas besoin du contexte théorique – dans notre cas, les « cercles de culture » - pour réaliser la prise de conscience de leur situation objective d’opprimés. Cette prise de conscience a lieu dans le contexte concret ».

 

Ainsi, contrairement à ce que l’on peut parfois penser de Paulo Freire, celui-ci n’affirme pas que la praxis pédagogique vise à faire prendre conscience aux opprimés de leur situation d’opprimés. Cela ils en ont déjà conscience.

 

Le rôle de l’éducation est autre :

 

« Dans le « contexte théorique », en prenant de la distance à l’égard du concret, nous cherchons la raison d’être des faits »

 

« Mais ce que leur [celle des paysans] prise de conscience, faite dans leur immersion dans leur quotidienneté, ne leur donne pas, c’est la raison d’être de leur propre condition d’exploités. Celle-ci est une des tâches centrales que nous devons accomplir dans le contexte théorique »

 

En fait, si les exploités ont besoin d’éducation, ce n’est pas pour prendre conscience de leur situation d’exploité, mais pour parvenir à « une science de leur malheur » (Pelloutier). Il s’agit de bien identifier les causes qui sont à l’origine de leur condition sociale pour pouvoir mieux les combattre.

 

C’est ce que signifie chez Freire le passage de la conscience quotidienne à la conscience critique. Il y a bien un savoir expérientiel. Mais ce savoir est situé et n’a pas le même degré de généralité et de profondeur explicative que le savoir scientifique.

 

La dialectique ne nie pas le savoir expérientiel, mais le conserve et le dépasse dans la connaissance scientifique.

 

« En d’autres termes, il peut arriver que les masses populaires se rendent compte des raisons les plus immédiates qui expliquent un fait particulier, mais qu’elles ne saisissent pas en même temps les liens entre ce fait particulier et la totalité de laquelle il participe, où se trouve le « viable historique »

 

La connaissance scientifique aide les groupes opprimés à être capable de relier leur situation particulière à une conception plus globale de la réalité sociale pour éviter de n’avoir qu’une action immédiate et locale.

 

« C’est pourquoi la réflexion n’est légitime que lorsque elle nous renvoie, comme le souligne Sartre, au concret, dont elle cherche à éclaircir les faits, en rendant ainsi possible une action plus efficace sur eux ».

 

« Le cercle de culture doit trouver les voies, que chaque réalité locale indiquera, à travers lesquelles il se prolongera en tant que centre d’action politique »

 

Mais la praxis pédagogique n’est pas un pur verbalisme car elle est orientée vers la transformation sociale et non pas vers une simple connaissance désintéressée du réel.

 

C’est la XI thèse de Marx sur Feuerbach, « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit désormais de le transformer ». Pour reprendre Connaissance et Intérêt de Habermas, la connaissance scientifique doit avoir un intérêt émancipateur, et pas seulement technique.

 

Il y a donc bien encore là un processus dialectique : de l’expérience quotidienne à la connaissance scientifique critique à la pratique de transformation sociale. Cette dernière suppose un adaptation de la généralité de la connaissance scientifique à la contingence situationnelle de la pratique.

 

« En mettant, la lumière sur une action en train de s’accomplir, la réflexion authentique clarifie, en même temps, l’action à venir qui constitue son test, et qui, à son tour, doit s’ouvrir à une nouvelle réflexion ».

 

C’est pourquoi, la praxis suppose une dialectique qui implique un processus constant de l’orientation de la pratique par des hypothèses théoriques à la rectification de ces hypothèses théoriques par la pratique.

 

Freire poursuit ensuite sa réflexion en rappelant que la science n’est pas neutre, mais que pour autant elle ne peut voir réduit son rôle à une simple instrumentalisation idéologique. La science est orientée vers la connaissance objective de la réalité.

 

III- Les difficultés conceptuelles de la conscientisation

 

La suite de l’entretien revient sur la question de la conscientisation. Cette fois, c’est davantage la question du paternalisme ou despotisme éclairé qui se pose. En effet, s’il faut que le prolétariat acquiert la « science de son malheur » (Pelloutier), alors n’est-il pas nécessaire pour cela qu’il se soumettent à des savants pour s’émanciper ?

 

Paulo Freire définit d’abord la notion de conscientisation :

 

« L’effort de conscientisation qui s’identifie avec l’action culturelle pour la libération est le processus par lequel, dans la relation sujet-objet, maintes fois mentionnée au cours de cette interview, le sujet devient capable de saisir, en termes critiques, l’unité dialectique entre soi et l’objet . Voilà pourquoi nous réaffirmons qu’il n’y a pas de conscientisation en dehors de la praxis, en dehors de l’unité théorie-pratique, réflexion-action».

 

Là encore, il s’agit d’éviter deux écueils antinomiques :

 

« il ne peut pas être un « que faire » atomisé, spontanéiste ou paternaliste, le travail de conscientisation exige de ceux qui s’y consacrent une perception claire des rapports entre totalité et partialité, tactique et stratégie, pratique et théorie »

 

L’activité pédagogique émancipatrice peut tomber dans deux types d’écueil opposé : sa remise totale au spontanéisme des apprenants ou à l’inverse le paternalisme du despote éclairé :

 

« soit dans le libéralisme ou le manque d’organisation, soit dans l’autoritarisme bureaucratique »

 

Il y a en effet une aporie  de la praxis émancipatrice:

 

« d’une part, la conscience de classe ne s’engendre pas spontanément à l’écart de la praxis révolutionnaire, mais de l’autre cette praxis implique une conscience nette du rôle historique »

 

Cette antinomie de la praxis est celle de l’action et de la conscience : « pas d’action sans conscience, mais pas de conscience sans action ».

 

C’est pourquoi la pédagogie ne peut pas être purement transmissive et verbaliste, mais c’est pourquoi également l’activisme pédagogique ne peut se suffire à lui-même.

 

IV- La place du dialogue dans le processus d’émancipation

 

La question de la nécessité d’une connaissance savante pour accéder à l’émancipation se repose sous une seconde forme. Peut-on assimiler la formation de la conscience de classe du prolétariat à une transmission passive de connaissance ? Le prolétariat est-il dans la situation d’un vase vide que l’on devrait remplir ?

 

Mais selon Freire, la question est plus compliquée : en effet, la prise de conscience de la classe prolétarienne se heurte en outre à l’existence de phénomènes d’aliénation par l’idéologie dominante.

 

Ainsi alors qu’auparavant, au cours de l’entretien, Freire semblait accorder une conscience spontanée de leur oppression aux opprimés, il semble revenir dans ce passage à la thèse d’une conscience aliénée.

 

Néanmoins, l’opposition que propose ici Freire n’est pas aussi radicale qu’entre d’un côté un prolétariat aliéné et de l’autre une avant-garde éclairée.

 

En réalité, il s’agit là encore d’un processus dialectique, car les enseignants ont également besoin d’être enseignés. Il n’y a pas d’un côté ceux qui transmettent magistralement et de l’autre ceux qui reçoivent passivement. Une telle conception serait porteuse d’un risque d’endoctrinement dogmatique, d’une conception virtuellement porteuse d’une manipulation par les masses, et donc d’une forme d’aliénation.

 

« Ce que j’ai dit et je le répète maintenant, c’est que le parti révolutionnaire qui refuse d’apprendre avec les masses populaires en brisant ainsi l’unité dialectique entre enseigner et apprendre, n’est plus révolutionnaire, car il est devenu élitiste. Il oublie un avertissement fondamental de Marx dans sa troisième thèse sur Feuerbach : « ... l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué ».

 

Se pose alors la question de savoir comment peut se passer cet enseignement mutuel entre l’éducateur et les apprenants :

 

Les erreurs que l’éducateur peut perpétuer avec les apprenants sont les suivantes « ils gardent au fond d’eux-mêmes le mythe de l’ « incapacité naturelle » des masses populaires, leur tendance est de les mépriser, de refuser le dialogue avec elles et d’avoir le sentiment d’être les seuls éducateurs ».

 

Il existe bien des capacités d’auto-émancipation dans les masses du fait du savoir quotidien qu’elles possèdent, mais leur pouvoir d’agir est limité par le caractère local de leur savoir.

 

De ce fait, le dialogue implique lui même un processus dialectique qui permet l’émancipation  par une dialectique entre l’éducateur et les apprenants, entre la conscience quotidienne et la conscience critique :

 

« En procédant ainsi, le séminaire devient une occasion par laquelle, les participants étant invités à dépasser leur vision naïve et partielle de la réalité, en la remplaçant par une vision critique et d’ensemble, s’engagent aussi dans un processus de clarification idéologique. Il se rendent compte que le dialogue avec le peuple dans l’action culturelle pour la libération, n’est pas une formalité, mais une condition indispensable à l’acte de savoir si notre option est authentiquement révolutionnaire »

 

Durant le processus dialogique, les apprenants acquièrent un savoir général, les éducateurs acquièrent des connaissances sur la situation locale. Ces deux types de connaissance sont nécessaire pour construire une tactique, cohérente avec la stratégie globale, mais adaptée à la réalité locale. Cette question a été un problème clé pour les mouvements de guérilla en Amérique Latine.

 

Sur ce plan, le néo-zapatisme au Chiapas semble constitue une illustration du processus décrit par Freire. En effet, les révolutionnaires ont quitté leur position d’avant-garde éclairées pour accepté aussi d’être enseigné par les populations locales.

 

Freire affirme ainsi qu’il doit y avoir une cohérence entre les méthodes pédagogiques des éducateurs et l’idéal social qu’ils poursuivent : une éducation autoritaire ne peut pas produire une société démocratique.

 

« Ils prennent conscience qu’est impossible la dichotomie entre l’intention du militant, qui est politique et les méthodes, les techniques et les procédés par lesquels cette intention se traduit dans la pratique »

 

La pratique éducative émancipatrice ne peut donc jamais considérer les apprenants comme uniquement des objets de l’apprentissage, mais elle doit les considérer avant tout comme des sujets.

 

Néanmoins, il faut souligner que l’entretien ne répond pas réellement à la première question posée : la conscientisation suffit-elle à l’action de transformation sociale ? Il appartient à A. Boal, avec le théâtre de l’Opprimé, d’avoir chercher à davantage développer la question du pouvoir d’agir qui doit faire suite à la prise de conscience.

 

Conclusion : Que retenir ?

 

L’entretien de Paulo Freire revient sur plusieurs antinomies fondamentales de l’émancipation pédagogique et politique : savoir d’expérience quotidienne (risque de populisme) vs. savoir scientifique (risque d’élitisme), conscience subjective (risque de subjectivisme) vs. réalité objective (risque de mécanisme), transmission de savoir (risque de verbalisme) vs. action (risque d’activisme), paternalisme (risque d’autoritarisme) et capacités d’auto-émancipation (risque de volontarisme), organisation (risque de bureaucratisme) vs. liberté (risque de spontanéisme), tactique (risque de localisme) vs. stratégie (risque d’abstraction).

 

Les réponses que tentent d’apporter Paulo Freire sont dialectiques : il s’agit d’éviter les écueils de chacun des pôles de l’antinomie.

 

Il est possible de distinguer plusieurs étapes dans cette dialectique :

 

1) La situation :

 

- La réalité matérielle sociale est objectivement inégalitaire

 

- La conscience quotidienne : les opprimés ont conscience de leur oppression. Mais leur conscience est locale et ne propose pas d’explication générale de leur situation.

 

- Pbl : l’action spontanée des masses peut manquer d’une stratégie globale.

 

- Obstacles : les tentatives d’aliénation par l’idéologie dominante

 

[Les groupes de parole et de conscience : il manque ici sans doute un moment qui est celui qui a été mis en valeur par le mouvement féministe à savoir la montée en généralité de l’expérience subjective par la prise de conscience collective. Celle-ci permet la formulation d’hypothèses pour la systématisation dans un second temps dans un savoir scientifique. C’est ce savoir qui fait ensuite l’objet d’une didactisation dans un processus d’enseignement pédagogique]

 

2) La médiation du processus pédagogique :

 

a) il présuppose une cohérence entre les moyens et les fins (une pédagogie autoritaire ne peut pas être émancipatrice)

b) il présuppose le lien indissociable entre théorie et pratique.

 

- il est dialogique. La dialogue lie indissociable action et théorie : il évite l’écueil de la passivité des apprenants considérés uniquement comme des objets, mais il évite l’écueil inverse d’un maître ignorant ou totalement en retrait.

Le dialogue permet de mettre en œuvre une double dialectique :

→ entre éducateur et apprenants qui s’éduquent mutuellement : les uns accèdent aux savoirs d’expérience des apprenants et les autres aux savoirs scientifiques des enseignants

→ entre savoirs quotidiens et savoir scientifique

→ il vise le passage de la conscience quotidienne à la conscience critique

 

- c’est une praxis dialectique :

→ la théorie oriente l’action (vs. activisme)

→ l’action rectifie la théorie (vs. verbalisme)

 

– il est orienté vers l’action : les deux types de savoirs – quotidiens et scientifiques – sont nécessaires pour élaborer une action d’émancipation adaptée au contexte.

 

3) L’action de transformation de la situation : elle suppose l’application à des contextes particuliers des connaissances générales acquises sur les causes de l’oppression sociale.

→ la stratégie globale suppose des tactiques locales adéquates