Pour une philosophie politique critique de l’éducation

 

 

 

L’éducation a toujours eu à partie avec des projets politiques et anthropologique. A travers l’éducation les philosophes et les réformistes politiques ont voulu reconstruire la société et l’être humain. Le XXe siècle en particulier a vu s’opposer des projets politiques éducatifs très différents : par exemple celui qui de l’Éducation nouvelle et les programmes d’autoritaires des Etats fascistes.

L’objectif de penser une philosophie politique critique consiste à s’interroger sur les finalités politiques de l’éducation dans une perspective critique. Il est possible de distinguer quatre axes de cette éducation critique. Le premier est l’axe démocratique : la résistance à la soumission aux pouvoirs politiques autoritaires. Le second est l’axe humaniste : la reconnaissance de droits humains qui dépassent les Etats. Le troisième est l’axe égalitaire : l’action contre les injustices sociales notamment sexiste, raciales et classistes. Le quatrième est l’axe écologique : la prise de conscience de notre place dans la nature.

Dès lors quelles peuvent être les caractéristiques d’une philosophie politique critique de l’éducation ?

 

I- Théories politiques de l’éducation

 

1. Les antinomies éducatives

 

Des philosophes de l’éducation, comme Olivier Reboul, ont fait remarquer que la philosophie de l’éducation reposait sur des antinomies : verticalité contre horizontalité, passivité contre activité, contenus contre savoir-faire ou savoir-être, transmission contre construction, identité ou différence… Les conceptions modernes de l’enseignement ont voulu s’opposer à des conceptions traditionnelles. La pédagogie traditionnelle est renvoyée à des modèles religieux ou convenant à des formes autoritaires de régimes politiques. Maintenir une forme traditionnelle d’enseignement reviendrait à maintenir le dogmatisme religieux, le manque d’esprit critique et la soumission à des régimes autoritaires.

 

2. Les modèles anthropologiques politiques de l’élève

 

Derrière l’apprenant, ont été présupposé des conceptions de l’être humain. Il est possible de dégager une première anthropologie issue de christianisme. L’enfant est marqué par le péché originel. Sans contrainte, il tend vers la paresse. L’éducation est donc nécessaire pour aller contre les tendances négatives présentes dans l’être humain. Il faut redresser les mauvais penchants. La liberté véritable est donc obtenue par l’intériorisation d’une discipline qui permet de dominer les penchants négatifs de l’être humain.

L’anthropologie libérale est par exemple présente dans les théories de Spencer. L’être humain doit être pensé sur le modèle de l’animal. Naturellement, il tend à éviter la souffrance et à rechercher le plaisir. L’éducation doit s’appuyer sur les tendances spontanées de l’enfant et répondre à ces besoins.

L’anthropologie socialiste partage avec l’anthropologie libérale, l’idée qu’il faut partir des tendances spontanées de l’enfant. Mais, ce vers quoi tend l’être humain n’est pas le plaisir. Ce qui constitue la nature de l’homme est le travail comme l’explique par exemple Freinet. L’éducation doit donc répondre aux besoins de l’être humain qui consiste cette fois à lui offrir des activités qui lui permettent de développer ses capacités. Le travail est un activité sociale qui implique la coopération.

 

3. Les modèles de société politiques de l’enseignant

 

Le fonctionnement d’une classe a pu être identifié à celle des régimes politiques. Se posait alors la question de savoir si une éducation prenant une forme autoritaire pouvait être à même de former des citoyens dans une démocratie ?

La figure la plus critiquée est celle de l’autocrate ou du tyran. Il n’exerce sa volonté sur les élèves que pour imposer son pouvoir. La classe est gérée selon son caprice : il n’y a pas de prévisibilité des règles. Il s’agit tout au plus de maintenir l’ordre dans la classe. Les objectifs de savoirs sont laissés de côté. Dans le pire des cas, l’enseignant-e profite de sa fonction de pouvoir pour libérer certaines de ses pulsions sadiques.

Plus positivement, l’enseignant a pu être identifié à un despote éclairé dans la continuité des Lumières. Par son savoir, l’enseignant va libérer les apprenants. Pour cela, il lui est permis d’être autoritaire et d’user de la contrainte si nécessaire. Les savoirs antérieurs des apprenants sont considérés comme des obstacles qu’il s’agit de dépasser.

Plusieurs modèles vont tenter de s’opposer à la conception de l’enseignant despote éclairé. La conception libertaire individualiste s’appuie sur la notion de liberté négative telle que la définit Stuart Mill. L’élève peut faire ce qui lui plaît du moment qu’il ne nuit pas à autrui. C’est la conception défendue pas Alexander Neil à Summerhill.

A cela, il est également possible d’opposer la conception libertaire démocratique. C’est celle par exemple du conseil d’élève avec Fernand Oury. Être libre, comme l’a énoncé Rousseau dans Du Contrat social, c’est obéir à la loi que l’on s’est prescrit.

Dans Le maître ignorant, Jacques Rancière remet en question à travers la figure de Jacotot, la conception du despote éclairé. Ce n’est en effet pas le savoir de l’enseignant qui permet l’émancipation. Dans la philosophie politique de Rancière qui se veut radicalement démocratique, comme dans La haine de la démocratie, ce régime se caractérise par une radicale égalité des intelligences et le fait qu’il s’agit d’un régime dans lequel chacun peut prétendre à participer sans que l’on puisse exiger de lui/elle un titre à participer : naissance, diplôme...

 

4. La relation entre anthropologie et politique

 

Il existe des relations sous-jacentes entre les anthropologies et les modèles politiques. La conception libérale s’appuie sur une vision individualiste et naturalisante de l’être humain. L’individu oriente son action à partir de tendances égoïstes, mais rationnelles. Les conceptions socialistes et démocratiques partent d’une conception de l’être humain dont le caractère social est partie constituante de sa nature.

La conception chrétienne et celle du despotisme éclairé n’entendent pas s’appuyer sur les tendances spontanées de l’enfant. Elles ne considèrent pas que l’enfant possède en lui des tendances spontanées émancipatrices. La contrainte est nécessaire pour parvenir à l’émancipation.

Il est étonnant de constater que lorsque Kant définit Les Lumières, il prend l’exemple de la marche que l’enfant apprend en faisant l’expérience de sa propre liberté au risque de l’erreur : « ils leur montrent ensuite le danger qui les menace, s'ils essayent de marcher seuls. Or ce danger n'est pas sans doute aussi grand qu'ils veulent bien le dire, car, au prix de quelques chutes, on finirait bien par apprendre à marcher » . En affirmant, cela il renonce au guidage rationnel du despote éclairé pour se référer à une liberté naturelle et spontanée qui serait vecteur d’apprentissages empiriques.

Les conceptions libérales comme les conceptions socialistes libertaires de l’éducation se sont construites contre une conception traditionnelle de l’éducation. Elles ont valorisées l’activité de l’élève (au début était l’action) contre une conception verbaliste de l’enseignement (au commencement était le verbe). Il ne s’agit plus dès lors de soumettre l’enfant à la contrainte de la volonté de l’enseignant, ni à un guidage rationnel despotique, mais de partir de son activité spontanée, de son désir d’apprendre et de ses besoins de croissance. La rationalité prend ici la forme d’une connaissance de la nature de l’enfant et des lois naturelles qui le gouverne.

 

5. L’ambivalence des pratiques pédagogiques

 

Les pratiques pédagogiques modernes partagent le point commun de s’opposer à une vision conservatrice et traditionnelle du monde. Mais, néanmoins, elles ne dessinent pas un projet politique homogène. Certes, on pourrait penser que les pratiques pédagogiques sont en elles-mêmes porteuses d’un sens émancipateur. Mais, en réalité, elles dessinent plusieurs modèles politiques concurrents : libéral (comme chez Spencer), socialiste libertaire (comme chez Freinet) ou encore démocratique (comme chez Dewey). Ces différentes approches pédagogiques dessinent ainsi des conceptions différentes de la liberté politique et de l’organisation sociale.

 

6. Les ambivalences de la bienveillance

 

La notion de bienveillance affirme que l’enseignant doit vouloir le bien des apprenants. Elle s’affirmerait comme une vertu de l’enseignant. Le problème se pose néanmoins de savoir quel sens revêt cette notion. En effet, Alice Miller intitule son ouvrage sur « la pédagogie noire », « c’est pour ton bien ». Expression utilisé par tous les éducateurs pour justifier les maltraitances qu’ils infligent aux enfants.

Aujourd’hui la bienveillance tend à s’identifier à la recherche de bien-être des élèves. L’économie néolibérale calcule le bien-être des élèves. Mais se pose néanmoins la question de savoir si le bien-être psychologique et physique suffisent à combler les aspirations de réalisation de soi des êtres humains.

 

7. Le XXe siècle : le siècle des totalitarismes

 

Il n’est pas possible de réfléchir aux pratiques éducatives du XXe siècle sans tenir compte que plusieurs programmes éducatifs ont été fondé sur le respect de l’autorité et d’un ordre social conservateur visant une soumission totale de l’individu à l’État. Le fascisme avec la notion d’ « Etat total » a mis en avant une conception de l’éducation fondée sur l’endoctrinement et l’obéissance aveugle de la jeunesse au service d’un pouvoir politique. Dans son étude sur la personnalité autoritaire, Adorno a mis en lumière le lien entre la préférence pour certaines valeurs et l’adhésion à des idées politiques d’extrême droite. Dès lors se posait la question de l’influence de l’éducation dans la formation de ce type de personnalité.

 

8. Utopies et réalité politique

 

Certaines pratiques pédagogiques se constituent comme des préfiguration d’une société future. L’enseignant même s’il est en retrait apparent organise le conditions d’une utopie. La classe devient alors la préfiguration d’une société où les individus coopèrent entre eux et organisent la prise de décision de manière autogestionnaire.

Parfois cette préfiguration, n’est plus celle de la société, mais celle du fonctionnement de l’entreprise. Les pratiques pédagogiques actives sont alors utilisées pour développer les capacités de coopération, repérer les aptitudes de chacun à jouer tel ou tel rôle au sein de la division du travail, ou même à préfigurer des formes de management plus participatives au sein des entreprises.

Une philosophie politique critique de l’éducation s’intéresse plus spécifiquement à la transformation émancipatrice de la société et non à l’imagination de micro-utopies.

 

9. Apprentissage mutuel autonome

 

Plusieurs approches pédagogiques – en particulier dans l’éducation populaire – reposent sur l’apprentissage mutuel autonome. Parce que les apprenants sont en groupe, ils apprennent à dépasser mutuellement les difficultés.

Les pratiques d’auto-didaxie peuvent être couteuses en energie et en temps. Les apprenants peuvent rester bloquer pendant longtemps à un même niveau d’apprentissage, ils peuvent également prendre des fausses routes qui les découragent…

L’intervention d’un enseignant peut avoir l’avantage de permettre d’aller plus vite et plus loin dans les apprentissages.

Mais ce que peut rechercher l’apprenant-e dans les apprentissages, comme nous le verrons, c’est également une figure à laquelle il/elle puisse se confronter pour pouvoir l’aider à aller plus loin dans sa réflexion critique. C’est la confrontation dialectique à l’autorité intellectuelle.

 

II- Théorie critique en philosophie politique de l’éducation

 

1. Forme scolaire et institution disciplinaire

 

La pédagogie au sein de l’institution scolaire doit tenir compte du fait que la forme scolaire s’est construite dans le même contexte historique de l’émergence des institutions disciplinaires comme l’a montré Michel Foucault. Le philosophe Simon Lemoine, dans son ouvrage Micro-violence. Le régime du pouvoir au quotidien, s’attache à décrire la micro-physique du pouvoir présente entre autres au sein de l’école avec l’existence de dispositifs de pouvoir : les horaires, les salles de classe, les programmes…constituent ainsi un cadre rigide qui contraignent aussi bien les actions des enseignants que des élèves.

 

2. Émancipation et dialectique éducative

 

Une pédagogie émancipatrice ne se caractérise pas forcement par le retrait de la figure de l’enseignant-e que ce soit sous l’angle de la volonté ou du savoir. Mais la relation qui s’établit entre l’enseignant-e et les élèves doit être davantage dialectique. L’enseignement apparaît comme une expérience d’entraînement à affronter l’autorité intellectuelle. L’éducation doit inclure une lutte contre la soumission à l’autorité en apparence légitime. C’est Stanley Milgram qui a mis en lumière cette tendance plus ou moins présente selon les individus et les sociétés d’une soumission à l’autorité. Lorsque l’expérience de Milgram avait été effectué en Allemagne, on avait observé des taux d’obéissance supérieurs encore à ceux des autres pays. Cela avait conduit là encore à une interrogation sur le lien entre l’éducation et soumission à l’autorité.

L’éducation doit être un processus dialectique au sens d’une lutte pour la reconnaissance. C’est dans l’affrontement à une autre conscience – celle de l’enseignant- peut également acquérir d’être reconnu comme sujet pensant. Le processus d’apprentissage n’est pas seulement un processus de transmission de contenus et d’entraînement à des savoirs-faire, mais c’est un processus par lequel au-delà de cela, l’apprenant puisse se voir offrir un espace dans lequel il puisse développer un rapport critique à ces savoirs qui le conduisent à être reconnu comme un sujet pensant.

C’est ce rôle que Paulo Freire donne au dialogue. Celui de pouvoir instaurer dans la salle de classe une dialectique critique de reconnaissance de chacun comme un sujet pensant.

 

3. La place de la différence et la déviance des normes dominantes

 

Les phénomènes autoritaires de masse ont pu également être alimenté par le conformisme de groupe. Il s’agit là aussi d’une tendance mis en lumière par les psychologues sociaux avec les expériences de Salomon Asch.

L’enseignant par sa manière d’être peut inciter les élèves à oser prendre une distance avec les normes sociales dominantes et également à développer une tolérance pour ceux/celles qui ne s’inscrivent pas dans les normes sociales dominantes.

Ces normes sociales dominantes sont d’abord les normes de genre. Ces normes définissent des manières de s’habiller, des goûts, des traits de personnalité. Les femmes et les hommes enseignantes peuvent essayer d’incarner des manières d’être qui transgresse les codes admis de la masculinité et de la féminité.

La place des troubles neuro-developpementaux à l’école interroge également la place de l’écart face à la norme. La théorie critique en éducation déconstruit l’existence d’une seule norme de fonctionnement cognitif et admet une neuro-diversité.

En effet, le conformisme de groupe à l’école s’abat en particulier sur les élèves qui ne correspondent pas aux normes sociales dominantes : LGBTQI, trouble du spectre autistique...

 

4. Discriminations, rapports sociaux et micro-physiques dans la salle de classe

 

L’école est un espace qui est traversé par les mêmes rapports sociaux que le reste de la société. Sans s’en rendre compte les enseignants et les élèves dans leurs micro-interactions peuvent reproduire des rapports sociaux de classe, de sexe, de racisation ou encore de sexualité. L’expression de ces rapports sociaux donne lieu à une micro-physique du pouvoir (Foucault). Les pratiques qualifiées d’anti-oppression ou d’anti-discrimination se donnent pour objectif de lutter contre l’expression des rapports sociaux au niveaux des micro-interactions dans la salle de classe.

 

5. L’explicitation des curricula cachés

 

L’explicitation des curricula cachés constitue une pratique importante d’une pédagogie critique. Elle consiste à mettre en relief l’idéologie de classe, de genre, hétérosexiste ou encore coloniale qui se trouve à l’oeuvre dans les supports scolaires ou dans le fonctionnement de l’école. Mais, elle consiste également à expliciter les codes implicites cognitifs qui permettent aux classes sociales dominantes d’exercer leur domination. C’est ce que Pierre Boudieu appelait « vendre la mèche ». Ces codes implicites sont également ceux des personnes neuro-typiques qui partagent des modes de fonctionnement cognitifs dominants.

 

7. L’écart entre l’idéal de la pédagogie critique et la réalité d’une classe critique

 

Le premier obstacle auquel peut être confronté une classe critique, c’est la confusion chez l’enseignant-e entre l’autorité disciplinaire et l’autorité intellectuelle. Maintenir les règles de la discipline dans la salle de classe est une charge qui incombe à l’enseignante. Mais, elle ne doit pas être confondu avec l’autorité intellectuelle. L’autorité intellectuelle a au contraire besoin pour être réellement légitime de s’affronter à l’insoumission intellectuelle.

La difficulté d’une classe critique, c’est qu’elle demande du courage de la part à la fois de l’enseignant-e et des apprenants. Du côté de l’enseignant-e, il s’agit de ne pas craindre de voir remis en question leur autorité intellectuelle et d’affronter des contradictions. Du côté des apprenants, il s’agit d’avoir le courage de rompre la culture du silence.

L’une des difficultés, surtout avec un groupe de jeunes adultes, que peut rencontrer l’enseignant-e, est la difficulté à assurer les conditions qui font que les apprenants osent dépasser la culture du silence et qu’ils osent s’affronter intellectuellement à l’enseignant-e.

 

8. L’empowerment des apprenantes femmes

 

Parmi les personnes qui sont le moins autorisées socialement à faire entendre leur voix figurent les femmes. Traditionnellement, elles sont élevées en ne mettant pas en avant le fait de les autoriser à affirmer leurs idées en public. Cette attitude reste socialement davantage valoriser pour les hommes. La classe critique est un espace où chacun doit être encouragé à faire entendre sa propre voix, mais plus encore celles et ceux qui sont socialement dominés.

La culture du silence peut être expliquée et ses mécanismes visibilisés. Les prises de parole peuvent être sollicitées et encouragées.