Pour une analyse matérialiste radicale

 

 

On assiste actuellement au sein de la pensée critique à un regain d’intérêt pour l’analyse matérialiste des rapports sociaux. Néanmoins, il convient sans doute d’être attentif à certains aspects pour éviter des écueils.

 

L’analyse matérialiste: la centralité des rapports sociaux de travail

 

L’analyse matérialiste, comme l’ont montré Marx ou les féministes matérialistes, porte sur les rapports sociaux de travail. Cela signifie l’étude des rapports sociaux d’exploitation et la division du travail dans le mode de production capitaliste ou domestique. L’analyse matérialiste peut également porter sur l’ethno-racialisation du travail.

 

Une approche matérialiste peut ainsi s'intéresser à la manière dont certains groupes sociaux sont discriminés sur le marché du travail ou plus généralement en sont exclus pour constituer ce que Marx appelait “l’armée de réserve du prolétariat”. De ce fait, l’étude matérialiste des rapports sociaux de travail analyse les inégalités salariales, les discriminations à l’embauche, le sur-chômage, les temps partiels imposés, la segmentation sociale du marché du travail, les mécanismes de reproduction sociale…

 

Des études empiriques montrent que ces questions structurent de manière inégalitaire des groupes sociaux relativement: à leur classe sociale, leur sexe, leur sexualité, leur genre, leur pratiques religieuses, leur origine ethno-raciale…

 

Il est en outre nécessaire de constater que l’analyse matérialiste ne limite pas l’étude du travail à l’emploi. Il existe des rapports sociaux de travail en dehors de l’emploi comme le montre la question du travail domestique.

 

La sociologue Danièle Kergoat a ainsi défini le rapport social comme un conflit autour d’un enjeu de travail qui conduit à construire deux groupes socialement antagoniques. Si Marx a dit « tout l’histoire n’a été que l’histoire de la lutte des classes », Danièle Kergoat pourrait ajouter plus largement, « toute l’histoire a été l’histoire des rapports sociaux de travail ».

 

Les rapports sociaux de travail et les représentations médiatico-culturelles

 

Danièle Kergoat ajoute que le rapport social comprend trois dimensions: la dimension économique (exploitation), politique (domination), culturelle (oppression). En ce sens, le rapport social ne se limite pas à l’étude des rapports sociaux économiques.

 

Mais, il part de cette dimension matérielle économique qui constitue la base fondamentale de toute réflexion. De ce fait, il ne peut y avoir d’analyse matérialiste qui se centre sur la dimension culturelle en oblitérant les rapports sociaux économiques.

 

Se centrer par exemple sur les représentations culturelles, en particulier celles diffusées dans les médias, risque de conduire à invisibiliser les réalités qui ne font pas l’objet de représentations. Le risque est alors de confondre la représentation médiatique et la réalité sociale. Cela peut alors conduire à une approche déformée de la réalité sociale qui survisibilise certaines questions au détriment d’autres plus décisives pourtant sur le plan social.

 

Par exemple, dans le cas des questions ethno-raciales, le fait de se centrer sur les représentations médiatiques conduit à accorder une place prépondérante aux violences policières, mais au risque d’invisibiliser les réalités sociales plus quotidiennes en lien avec l’exclusion sociale, le sur-chômage ou les emplois non-qualifiés et précarisés.

 

Les groupes sociaux les plus dominés dans les rapports sociaux de travail

 

Un autre écueil auquel peut être confronté une analyse matérialiste, insuffisamment radicale, consiste à centrer son analyse sur des groupes sociaux dotés d’un capital culturel et/ou social suffisamment important pour pouvoir mettre en forme théorique leurs revendications.

 

Le risque c’est là encore de participer à l’invisibilisation sociale des groupes les moins dotés en capital culturel, ceux qui font le moins l’objet de représentation médiatiques.

 

Cela peut se produire par exemple, lorsque les analyses se centre pour élaborer des théories générales du capitalisme et des rapports sociaux sur des groupes tels que les intellectuels précaires, par exemple les intermittents du spectacle, ou sur les personnes racisées discriminées au travail fortement diplômées, sur les travailleurs/ses du sexe ayant le plus de capital symbolique…

 

Le risque consiste en outre à projeter le rapport de soi à soi des classes moyennes précarisés, des intellectuels précaires, sur les rapports de soi à soi des classes populaires. Il est en effet différent en tant qu’intellectuel précaire d’investir la fonction d’hôte ou d’hôtesse d’accueil comme un rôle, une performance sociale et de genre, et de l’incarner comme un destin social issue de toute une socialisation antérieure, se manifestant sous la forme d’un habitus social. C’est ce qu’à montré par exemple Bourdieu dans sa critique de Sartre dans Les méditations pascaliennes.

 

Qu’est-ce qu’une analyse matérialiste radicale en définitive ?

 

Une analyse radicalement matérialiste est donc une approche qui part des rapports sociaux de travail (en particulier exploitation et division du travail) en ne limitant pas la catégorie de travail à l’emploi.

 

Il s’agit en outre d’une analyse qui centre l’analyse des rapports sociaux de travail, non pas sur les groupes les plus dotés en capital culturel, mais qui tourne la focale vers les groupes socialement les plus invisibilisés car les plus dominés socialement.

 

Une analyse radicalement matérialiste cherche à visibiliser la situation de groupes tels que: les femmes paysannes des pays du sud, des migrantes sans-papières employées domestiques, des femmes au chômage exclu du marché de l’emploi, des travailleurs non-qualifiés ou faiblement qualifiés au chômage, précarisés ou sur-exploités…

 

L’analyse matérialiste s’intéresse à visibiliser la situation sociale de celles et ceux qui dans les différents rapports sociaux sont les plus dominés et non pas nécessairement la situation de celles et ceux qui sont les plus capables d’”advocacy”. Ainsi, force est de constater que dans un certain nombre de luttes (ouvrières, LGBT, anti-racistes…) se sont souvent les personnes assignées à la naissance comme femmes qui se trouvent le plus invisibilisées. Dans les luttes anti-racistes, LGBT ou féministes, ce sont également les personnes de classes populaires, les moins qualifiées, qui sont invisibilisées. Dans les luttes ouvrières,  féministes ou LGBTI, ce sont les personnes ethno-racialisées qui sont invisibilisées. 

 

L’analyse matérialiste radicale cherche non seulement à expliciter les mécanismes sociaux qui font que certain-e-s parviennent à dominer le champ des revendications, tandis que d’autres groupes plus dominés sont invisibilisés. Mais elle vise également à remettre au centre des analyses critiques ces groupes qui sont socialement les plus dominés.

 

 

Une analyse matérialiste radicale consiste à se solidariser avec le point de vue d’en bas.