L’esprit critique comme critère anthropologique

 

C’est aujourd’hui un enjeu que de parvenir à mieux former l’esprit critique des élèves face aux conséquence du numérique. Les textes officiels précisent que cette formation doit être mise en lien avec la transmission des valeurs de la République. Mais il ne s’agit pas d’une tâche simple.

 

Une éducation critique au numérique décontextualisée

 

Trop souvent, l’éducation à l’esprit critique devant le numérique est présentée sous une forme décontextualisée qui la réduit à un ensemble d'habilitées techniques qu’il s’agirait de faire acquérir aux élèves, par exemple en apprenant à vérifier la validité d’un site Internet, en croisant des sources…

 

La formation à l’esprit critique face aux enjeux du numérique est réduite à l’acquisition d’un ensemble de compétences formelles qui relèveraient d’une sorte de Digital Critical Thinking. Il s’agit d’une sorte de pensée critique appliquée au numérique qui s’appuie sur des techniques documentaires ou sur des techniques de raisonnement critique (1).

 

Néanmoins, une telle approche de la formation à l’esprit critique face aux enjeux du numérique fait l’impasse sur le fait que les objets numériques sont des objets sociaux qui peuvent faire l’objet d’une analyse sociologique et d’une réflexion philosophique.

 

L’esprit critique n’est pas un fait positif

 

La philosophie s’est, durant son histoire, interrogée sur ce qui fait la différence entre l’être humain et les non-humains.

 

On sait actuellement qu’un des problèmes que rencontre notre société se trouve dans le manque d’esprit critique des citoyens, en particulier des jeunes citoyens, face aux informations auxquelles ils sont confrontés sur Internet. Cela tient au fait que la machine informatique n'est elle même pas capable d’esprit critique: elle n’est pas capable d’indiquer aux élèves que l’information qu’ils ont devant eux n’est pas pertinente.

 

Cela suppose donc qu’il ne suffit pas de confronter les citoyens à des informations divergentes pour qu’ils acquièrent de l’esprit critique comme pourrait le laisser croire une conception libérale.

 

L’esprit critique suppose une éducation. La question qui se pose néanmoins consiste à savoir comment peut s’effectuer cette éducation.

 

Si l’esprit critique relevait d’une conceptualisation scientifique claire, il serait peut être possible d’effectuer une éducation positiviste à l’esprit critique. On pourrait déterminer des contenus de connaissance ou des procédures à maîtriser. Il suffirait d’y entraîner les élèves puis de les soumettre à des tests standardisés.

 

Mais l’esprit critique n’est pas une réalité de cette nature.

 

L’esprit critique: une notion problématique

 

L’esprit critique semble relever plutôt d’une notion philosophique susceptible de plusieurs conceptualisations divergeantes, mais argumentables.

 

Ainsi, il est possible de constater que le Critical thinking s’appuie sur une conception de l’esprit critique qui est en fait généralement le produit d’un ensemble d'habilités cognitives, relevant de capacités cognitives communes à tous les êtres humains, et qu’ils sont capables d’acquérir par un entraînement adéquat. De manière générale, la conception de l’esprit critique telle qu’elle est théorisée au sein du Critical thinking recouvre des habiletés relevant de la logique formelle et informelle, des mathématiques ou des sciences expérimentales, en particulier la psychologie expérimentale. L’esprit critique semble alors signifier la capacité à discerner le vrai ou le valide du faux.

 

Mais cette conception rationaliste de l’esprit critique est assez peu adéquate avec la conception de l’esprit critique qui prédomine dans certains courants des sciences sociales. Marqué par le constructivisme social, ces courants de pensée tendent à relativiser l’existence de telles habiletés cognitives universelles et y voient le produit d’une construction sociale et historique. Dans ce cas, l’esprit critique semble plutôt recouvrir la capacité à dénaturaliser les faits sociaux et en particulier les inégalités sociales.

 

En outre, il n’est pas certain que les techniques qui sont celles du Critical thinking soient applicables à tous les champs de connaissance. On voit parfois chez certains tenant du complotisme un excès de scepticisme s’appuyant sur des arguments qui se veulent relever de la logique rationnelle: tout ce dont on peut douter, il faut le refuser. A ce compte là, on peut douter qu’aucune théorie scientifique établie résiste à un doute excessif. Il est toujours possible de montrer qu’elles n’expliquent pas tous les faits de la réalité.

 

On peut à cet égard remarquer que certains tenants du rationalisme se voient parfois accusés par ailleurs de verser dans le complotisme, comme Noam Chomsky ou Jean Bricmont. Comme si le rationalisme scientifique ne suffisait pas à immuniser contre ce type de dangers.

 

Enfin, il est possible de constater que les intellectuels sont eux-mêmes partagés entre la dénonciation du complotisme et la critique de cette dénonciation du complotisme. Celle-ci par exemple en viendrait à empêcher la critique des médias dominants.

 

Il ne s’agit par ici de trancher ces débats, mais de faire percevoir que l’esprit critique n’est pas un fait positif, mais l’objet de controverses philosophiques. Sur le plan social, il ne s’agit pas d’un concept que l’on peut définir clairement et de manière non-univoque.

 

L’esprit critique: un critère anthropologique

 

De manière générale, il est possible de dire que l’on ne peut pas déterminer avec certitude qui fait preuve d’esprit critique. En effet, il arrive parfois que la frontière soit floue entre l’esprit critique et la tendance à une défiance excessive.

 

On peut en outre ajouter qu’une machine n’est pas jusqu’à présent en capacité de juger si une personne est capable de faire preuve d’esprit critique, dans la mesure où elle n’est pas elle-même capable de faire preuve d’esprit critique. Allons même plus loin dans le raisonnement. Ce que la machine est capable de déterminer mieux que l’être humain n’est plus de l’esprit critique, c’est du simple calcul.

 

On pourrait aller encore plus loin dans le raisonnement, en affirmant que dès qu’une compétence est acquise par la machine, elle ne relève plus de l’esprit critique. Il ne faudrait alors réserver en droit l’esprit critique qu’à des compétences humaines qui ne peuvent pas faire l’objet d’une automatisation par la machine.

 

Le jour où les machines seront en capacité de posséder un tel discernement, nous aurons certainement franchi un pas irrémédiable dans ce qui sépare l’être humain de la machine.

 

On peut néanmoins, en l’état actuel, douter d’une telle possibilité, dans la mesure où, comme nous l’avons vu, l’esprit critique constitue une notion problématique qui fait l’objet de controverses pour en déterminer le contenu. Il semble donc difficile de programmer sur cette base un algorithme d’esprit critique.

 

L’esprit critique: le produit d’une relation dialogique

 

Lorsqu’on regarde l’histoire de la pensée humaine, par exemple l’histoire de la philosophie ou des sciences occidentales occidentales, on constate que l’esprit critique semble souvent se former et s’affirmer dans la discussion avec autrui.

 

Cela d’autant plus qu’est réputé faire preuve d’esprit critique celui qui est capable de ne pas se montrer crédule fasse à des affirmations (ou à des images) manipulatrices ou fausses auquel il est confronté. On voit d’ailleurs en quoi l’esprit critique renvoie plutôt à une habileté sociale qu’à une connaissance de la nature. On ne fait pas preuve d’esprit critique face à des phénomènes. On fait preuve d’esprit critique face à l’interprétation qu’en font les êtres humains. De ce fait, la connaissance de la nature peut être utile pour discerner les fausses interprétations. Mais il peut être également intéressant de comprendre pour quelles raisons on a induit en erreur ou pourquoi on a désiré croire. De là, on comprend pourquoi les sciences sociales peuvent revendiquer également leur pertinence relativement à ces questions.

 

L’esprit critique s’exprime alors comme la capacité à évaluer la valeur de vérité d’un discours. Cela peut conduire à formuler des objections face à une thèse pour en tester la consistance.

 

Cette discussion peut être virtuelle: l’auteur anticipe les objections qui lui seront faites par le lecteur, le lecteur critique est celui qui formule des objections durant sa lecture. Le scientifique anticipe lorsqu’il réalise ses expériences ou lorsqu’il rédige son article les objections qui pourraient lui être faites.

 

Il est ainsi possible de formuler l’hypothèse que l’esprit critique se forme, de manière privilégiée, dans la relation dialogique entre plusieurs sujets. Cela d’autant plus que, comme on l’a vu, la notion d’esprit critique - en elle-même - est une notion susceptible de controverses. En dernière instance, faire preuve d’esprit critique consiste à être capable de se situer à un niveau critique métadiscursif qui permet de discuter la pertinence même de la notion d’esprit critique mise en oeuvre pour évaluer un jugement. Lorsque le sujet devient capable d’avoir intériorisé ce dialogue critique dans son activité cognitive, il est possible de considérer qu’il s’agit là d’une étape importante de la formation à l’esprit critique.

 

Mais si l’esprit critique ne se réduit pas à des compétences procédurales qu’il suffirait d’automatiser, c’est que ces objections doivent s’appuyer sur un ensemble de connaissances: déclaratives, procédurales, conditionnelles…

 

Les travaux menés en psychologie de l’expertise montre que les experts se caractérisent par l’importance de leurs connaissance structurées, mais qu’ils ne sont pas capables de transférer leur capacité critique en dehors de leur champ d’expertise. L’esprit critique n’est pas une compétence transversale générale. En effet, nous l’avons vu, l’esprit critique est sans doute une notion qui doit être contextualisée: il n’existe pas d’esprit critique en soi. L’esprit critique pour un physicien n’est pas le même que l’esprit critique pour un sociologue: les disciplines n’ont pas les mêmes méthodes et les mêmes enjeux.

 

Ce qui fait que cette formation de l’esprit critique se réalise sans doute plus adéquatement dans le dialogue critique avec un expert du domaine concerné qui est susceptible de formuler des objections pertinentes afin de faire progresser la réflexion.

 

Néanmoins, dans beaucoup de questions débattues publiquement, il n’y a pas qu’un seul domaine d’expertise qui est mis en oeuvre et les experts ne sont pas toujours en mesure de répondre clairement. Enfin, quand bien même ils le feraient, cela ne signifie pas que cette réponse ne soit pas susceptible de faire l’objet de débats philosophiques et politiques.

 

Cette dimension dialogique fortement présente dans la formation de l’esprit critique et son évaluation dans l’histoire humaine, en tout cas dans la pensée occidentale, constitue un argument qui peut conduire à admettre que le face à face avec la machine n’est pas en mesure de contribuer de manière satisfaisante à la formation de l’esprit critique, si ce n’est chez un sujet dont l’esprit critique est déjà suffisamment formé, pour qu’il ait intériorisé cette capacité de dialogue critique de soi avec soi.

 

Il est possible sans doute que quelques qualités critiques soient acquises par un entraînement à des procédures, par exemple pour le raisonnement sur des statistiques. Mais en dernier ressort, l’esprit critique en tant que fait social, se matérialise par une discussion critique entre plusieurs sujets. On imagine mal le cas d’un individu qui fasse une affirmation critique, qui remet en question l’opinion dominante, et qui n’ait pas besoin a minima de la justifier pour la faire admettre. Et encore, la justification ne suffit-elle pas toujours...

 

 

 

 

Références:

 

1) Par exemple ce document en fournit un exemple:

 

Développer des pratiques critiques sur Internet. URL: http://rire.ctreq.qc.ca/wp-content/uploads/2016/03/D%C3%A9velopper-des-pratiques-critiques-sur-Internet.pdf 

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