Former les élèves à l'esprit critique

On peut s’étonner de ce que les enseignants, lorsqu’ils doivent répondre aux questions des élèves sur les théories complotistes, se trouvent désarmés. Mais peut-être faut-il voir là un des effets pervers d’un enseignement qui tend à apprendre aux élèves des informations - des savoirs constitués - sans leur montrer comment elles ont été obtenues de manière. Or cela est nécessaire pour les former aux méthodes scientifiques et critiques.

Ce texte vise à répondre à quelques interrogations en lien avec la formation à l’esprit critique.

Il est possible de partir d’une liste d’interrogations:

• la question de la fiabilité des sources: pourquoi accepter telle ou telle source ?

• la question des incohérences: que penser des discours sur les incohérences officielles ?

• les discours complotistes: comment les critiquer ?

• les discours confus: comment les démonter ?

a) La différence entre opinion et connaissance scientifique:

Il est tout d’abord nécessaire de faire clairement apparaître aux élèves la différence entre une opinion et une connaissance scientifique. Cette différence tient au mode d’élaboration. L’opinion est une affirmation possible, mais qui n’a pas été testée au moyen d’une procédure scientifique. Cette procédure scientifique peut consister dans un protocole expérimental, dans une étude des sources historiques ou encore par une étude statistique qui vise à tester la validité d’une opinion, devenue dans ce cas une hypothèse.

Il est ainsi nécessaire d’apprendre à distinguer entre une opinion, une connaissance scientifique et une affirmation dogmatique. La connaissance scientifique n’est ni une opinion, ni un dogme intangible, c’est une affirmation qui est considérée comme la plus rationnellement justifiée au vu de nos connaissances actuelles.

b) Croiser les sources

Il est certes possible de mettre en avant la fiabilité de telle ou telle source par rapport à d’autres sources. Une source fiable est en particulier celle qui permet une traçabilité de l’information en permettant de savoir comment elle a été élaborée et de remonter aux données initiales.

Mais plus encore, il est possible de mettre en relief l’importance de confronter les sources entre elles. Bien souvent les élèves défendent des positions qui ne s’appuient que sur une seule source. Par exemple, il n’est pas rare d’entendre des élèves croyants affirmer leur opposition à la théorie de l’évolution. Leur savoir peut s’appuyer sur des documents produits par des créationnistes. Mais il est tout à fait intéressant de leur demander si, a contrario, ils ont étudié la théorie synthétique de l’évolution et s’ils ont confronté les deux approches. Dans ce cas, on constate leur ignorance de la théorie de l’évolution telle qu’elle est présentée par les scientifiques.

c) De l’art de la critique des incohérences et de leurs impensés:

Les élèves sont également sensibles et facilement déstabilisés par les discours qui critiquent les incohérences des thèses officielles. La mise en avant d’incohérences, par exemple, concernant les théories scientifiques, est un ressort classique. Mais il est nécessaire, a contrario, de se demander si les incohérences ou les limites soulevées suffisent à justifier la thèse opposée.

On peut prendre l’exemple de la construction des pyramides d’Egypte. Les théories des historiens peuvent comporter des lacunes. Néanmoins, il n’en reste pas moins qu’elles sont plus rationnellement justifiées que d’imaginer, comme certains le font que ce sont les extra-terrestres qui les ont construites.

Une théorie scientifique n’est pas une théorie parfaite, c’est la théorie la plus justifiée actuellement. On lui demande donc simplement d’être plus justifiée que les théories concurrentes.

On peut appliquer le même raisonnement aux théories qui nient les versions officielles. Il ne s’agit pas simplement de montrer les incohérences de ces versions, il faut également étayer positivement une version alternative à partir de sources divergentes fiables.

d) Des limites du complotisme:

Le discours complotiste, dans sa version la plus forte, repose sur la logique suivante: on ne peut pas apporter de preuve suffisante à la théorie du complot, mais c’est bien la preuve de sa véracité car les auteurs du complot sont tellement forts qu’ils ont effacé les traces.

Néanmoins, la plupart des théories complotistes n’atteignent pas une telle version paranoïaque.

Leur ressort s’appuie sur l’analogie avec l’existence de secrets d’Etat avérés. Mais elles jouent également sur la tendance de l’esprit humain à attribuer un sens, une intention, même à ce qui relève de la simple coïncidence.

Le complotisme repose ainsi sur un manque de connaissance des méthodes historiques qui permettent de mettre à jour des secrets d’Etat. Les historiens s’appuient pour cela sur des sources cohérentes qu’ils croisent entre-elles. Là encore, c’est l’existence de plusieurs sources consistantes et convergentes qui permettent d’étayer un fait qui, pour raison d’Etat, a été maintenu secret.

e) Des incohérences internes des discours confus

Les élèves peuvent se laisser impressionner par des discours comme ceux de Dieudonné, qui pratiquent l’amalgame et la confusion. Il n’est pas toujours facile d’attaquer ces discours de l’extérieur. Mais il est possible de montrer leurs incohérences internes ou les confusions qu’ils entretiennent relativement à des notions distinctes qu’ils associent. Par exemple, le fait que Dieudonné construise un récit historique qui fait des noirs les opprimés et des juifs les oppresseurs, tout en invisibilisant qu’il existe des personnes “noires” et “juives”, comme c’est notamment le cas en Ethiopie.

Annexe 1: Article présentant des références de sites et des ouvrages sur l’esprit critique:

Pereira Irène, “Critique de l’enseignement de l’esprit critique”, Q2C, 27 avril 2014

http://www.questionsdeclasses.org/?Critique-de-l-enseignement-de-l

Annexe 2: De la liberté d’expression (suite à l’affaire Charlie Hebdo)

La liberté d’expression en tant que principe démocratique a été l’objet d’une conquête revendiquée, par exemple par des philosophes dans leurs écrits, comme Spinoza ou encore Kant.

Mais la liberté d’expression n’est pas un droit illimité. Elle a toujours été encadré par le droit afin par exemple de punir la diffamation. A partir de 1972, une loi punit l’injure à caractère raciste et en 1994, une autre loi, condamne le négationisme.

L'extension de la liberté d’expression et son contenu varie selon les pays et au sein même des pays européens. L'extension de la liberté de critique religieuse n’est pas la même en France et au Royaume Unis par exemple.

Il est nécessaire de ne pas confondre plusieurs débats différents. On peut discuter la pertinence ou non pour Charlie Hebdo d’avoir publié les caricatures de Mahomet en 2006. On peut également discuter de la pertinence de condamner ou non la critique religieuse au nom du respect des croyants. Il est également possible de discuter la distinction entre antisionisme et antisémitisme.

En revanche, il est clair que d’aller résoudre des différents de cet ordre par l'exécution de journalistes ne relève plus de la discussion démocratique que permet de garantir la liberté d’expression. De même, le discours de Dieudonné consiste sous prétexte d’antisionnisme à développer un discours antisémite. Si on admet une distinction entre ces deux notions, ceux qui défendent cette distinction doivent avoir un discours clair de condamnation de l’antisémitisme.

Par ailleurs, il apparaît contestable, tout en revendiquant la défense de la liberté d’expression, de condamner des élèves au lieu de recourir à la discussion éducative. Il semble également discutable de condamner un enseignant qui afin de mener ce débat éducatif est conduit à mettre en perspectif les faits si son discours ne sort pas significativement du cadre de la liberté d’expression défini par la loi.