Périer P., Professeurs débutants, Les épreuves de l’enseignement, Paris, PUF, 2014, 191 p., 20 euros.

par Nada Chaar

Résumé de l’ouvrage

 

Les débuts dans l’enseignement sont perçus comme un passage difficile dans un contexte où le recrutement et la formation des enseignants, depuis 2010, date de la réforme de la mastérisation, également dite réforme Chatel, connaissent d’importantes recompositions. Bien qu’il porte sur des enseignants recrutés en 2005, Professeurs débutants est donc très en phase avec les enjeux de l’actualité sociale et scolaire.

Pierre Perrier situe d’emblée son objet dans le registre de l’expérience et de l’épreuve en se revendiquant d’une sociologie configurationnelle et relationnelle attentive à la subjectivité des acteurs et à leur rapport à leur propre identité. S’intéressant aux nouveaux enseignants (en poste depuis moins de 5 ans), il envisage leur expérience à un triple niveau : celui des changements de la société et de ses effets sur l’institution scolaire, celui des interactions interindividuelles et des rapports de force, celui de réflexivité individuelle. Les enseignants en début de carrière offrent un condensé des processus émergents ou en construction, en l’absence de routines et de repères stabilisés. L’enquête (complétée par l’exploitation secondaire de données statistiques) a porté sur 34 professeurs de l’enseignement secondaire, âgés au départ de 23 à 25 ans, interrogés à plusieurs reprises entre 2005 et 2007.

L’ouvrage analyse les trajectoires sociales des enquêtés, les rapports au sein de la classe et la manière dont les enseignants, dans l’expérience, forgent individuellement leur métier.

 

L’entrée dans la carrière, placée sous le signe de l’insécurité, s’accomplit dans une posture ambivalente d’engagement et de distanciation. S’il est vrai que l’attractivité de l’enseignement dans les catégories les plus favorisées  ne progresse pas, le recrutement social des professeurs du secondaire est élevé et en progression depuis une trentaine d’années, avec une intensification de l’autorecrutement (dans le milieu enseignant ou, plus largement, de la fonction publique ou parapublique). Les enseignants sont d’anciens bons élèves (ce qui renvoie à leurs résultats mais aussi à la linéarité de leurs trajectoires scolaires).

Comme dans les générations précédentes, leur accès à l’enseignement secondaire procède moins du goût d’enseigner que de la passion pour une discipline, qui se forge selon trois logiques différentes. La première est plus fréquente chez les femmes et chez les professeurs de lettres et langues vivantes : dès la scolarité primaire ou secondaire, l’envie d’enseigner se forge dans l’admiration pour une ou des figures d’enseignants et les expériences scolaires qui s’y rattachent. La seconde, plus masculine, voit la motivation se déclarer plus tardivement, au cours des études supérieures, en rapport avec l’intérêt pour une discipline, même si le contact avec les élèves est placé avant la transmission de connaissances. La troisième logique voit le goût pour le métier se former dans des expériences d’encadrement de groupe ou d’animation, avec une mise en avant de la composante relationnelle et éducative du métier, voire son côté social et émancipateur. Il est intéressant de noter, à ce titre, que l’ouverture réflexive au monde, chez les enseignants les plus jeunes, arrive avant la transmission de savoirs disciplinaires, contrairement à ce qu’on voit chez les enseignants ayant 20 ans d’ancienneté ou plus. En tout cas, on n’entre pas dans le métier par vocation.

S’agit-il d’une « crise » des vocations ? C’est P. Périer qui emploie les guillemets, pour souligner que le terme procède de représentations sociales innéistes qui renvoient la qualité des enseignants à leur « motivation », à leur « charisme » et leur «talent », donc à une certaine « noblesse » du métier, en oblitérant les mécanismes sociaux sous-jacents aux dispositions individuelles. Ce qui est sûr, c’est que la vocation occupe aujourd’hui, dans les explications données par les individus de leur accès au métier d’enseignant, une place secondaire, derrière l’intérêt pour l’enseignement et des stratégies d’accès au monde du travail dans un contexte de crise de l’emploi. Si, depuis la création des IUFM au début des années 1990, l’entrée dans l’enseignement s’inscrit dans une logique de professionnalisation, et si l’on peut parler de « la fin d’un idéal transmissif et vocationnel » (p. 46), les résistances sont réelles, comme a pu l’illustrer la première réforme de la mastérisation en 2010.

Les premières séances de cours renvoient moins à un rite de passage qu’à « l’engagement dans un processus de reconnaissance à l’issue incertaine » (p. 49). Les enseignants débutants souffrent d’un sentiment d’impréparation. Ils sont plus massivement placés que leurs collègues plus anciens dans des situations d’enseignement réputées plus difficiles (affectation sur des zones de remplacement et/ou sur des établissements et des classes moins demandés). En outre, dans un contexte de recomposition des relations entre l’institution scolaire et son public, le rite de passage des premiers cours ne bénéficie plus de la même efficacité symbolique. Enfin, la rencontre avec un public et des situations scolaires inattendus du point de vue de l’expérience scolaire qui est celle des enseignants porte atteinte à leurs certitudes. La nécessité notamment de ré-affilier les élèves à l’école, voire de réhabiliter ceux qui ont été « abîmés à et par l’école » (p. 69) s’impose rapidement et les place devant la nécessité de s’adresser aux personnes et aux individus au-delà du groupe de la classe.

 

C’est que les premières années se déroulent dans « un régime d’incertitude pédagogique », fait d’imprévisibilité et d’instabilité.

L’affaiblissement des statuts et des savoirs s’inscrit d’abord dans la mise en cause de la légitimité d’une institution scolaire qui n’arrive pas à répondre aux demandes d’égalité et de justice et qui n’est plus identifiée, par des individus de plus en plus autonomes, comme l’unique instance de transmission des savoirs. Dans ce contexte, la régulation des rapports entre les acteurs prend un caractère plus immanent et implicite, donnant ainsi une place centrale à la subjectivité et à la responsabilité des individus.

L’autorité des enseignants devient ainsi l’objet d’une négociation permanente face au désordre ambiant, en particulier dans les établissements les plus difficiles. Si l’application rigoureuse des règles et des sanctions n’est pas toujours efficace, l’auteur note néanmoins que la méconnaissance des règles et des routines locales par les enseignants débutants et nouveaux dans un établissement et la rotation importante des personnels dans les établissements difficiles rend plus difficile l’instauration d’un cadre stable et tend à personnaliser la pratique de la discipline en faisant peser la responsabilité des sanctions sur l’individu et non sur l’institution. Une partie de la « souffrance » évoquée par les enseignants découle pour P. Périer de ces tensions qui pèsent sur les individus. Les enseignants ont tendance à se décharger d’une partie des tensions en reportant la responsabilité des difficultés scolaires des élèves sur la famille, au risque d’éluder la question de la validité des normes et des pratiques scolaires.

Mais surtout, les épreuves du début s’accompagnent d’ajustements, de révision et de deuils pédagogiques. Si les jeunes enseignants sont à peine plus sévères que leurs aînés sur le niveau des élèves, ils sont plus critiques sur leur intérêt pour leur discipline, sans doute en rapport avec le fait qu’ils sont nombreux à enseigner dans les établissements difficiles. En tout cas, le discours des enseignants sur le niveau des élèves est un révélateur de leur perception de l’image et de la reconnaissance sociale de leur métier.

L’hétérogénéité des classes, mais aussi l’imprévisibilité des situations scolaires génèrent de la tension et de la fatigue en rendant plus difficile la préparation des contenus de cours et en mettant l’enseignant en demeure de répondre à l’objectif contradictoire de faire progresser les plus faibles sans léser les meilleurs élèves. Ces tensions ne donnent néanmoins pas lieu à une critique de l’hétérogénéité des classes et s’accompagnent au contraire chez la plupart des enseignants d’une démarche qui consiste à rendre les contenus à la fois plus attractifs et plus abordables, au risque malheureusement de faire passer la forme avant le contenu. Au double bind pédagogique s’ajoute l’angoisse, chez les enseignants débutants, de mal noter, d’autant plus que l’évaluation ne devient l’objet d’un travail collectif (mais toujours de façon minoritaire) qu’au bout de quelques années de carrière.

 

Dans ses conditions, devenir enseignant, se forger son propre métier. La formation, instance centrale du dispositif de professionnalisation, en particulier dans son versant transversal (qui vient s’ajouter à la formation proprement didactique et disciplinaire), reçoit un jugement critique de la part des enseignants débutants, qui lui reprochent son abstraction et son décalage au regard des attentes pratiques liées aux urgences de la gestion de l’ordre scolaire. Les enseignants débutants ont alors tendance à trouver des ressources dans l’entraide entre pairs et dans des supports alternatifs (sites, forums), mais on constate qu’un réinvestissement des contenus de formation, au fil des besoins, se fait de manière différée tout au long des premières années de la carrière.

Dans un contexte de faible investissement par les enseignants du travail en équipe, les débutants sont, exception faite de l’échange sur les méthodes pédagogiques, ceux qui y recourent le moins, ce qui peut s’expliquer par leur arrivée récente dans leur établissement, mais aussi par une tendance, en début de carrière, à se renfermer sur ses classes. Face à l’instabilité, les enseignants débutants répondent par une attitude pragmatique qui consiste expérimenter et à évaluer leur action en fonction de son efficacité et qui a pour corollaire l’idée que le métier ne s’acquiert que dans la pratique. Mais précisément, le statut formateur accordé au terrain contribue à accentuer la solitude des débutants en centrant leurs efforts sur leur classe abstraction faite de l’établissement.

Malgré tout, les enseignants opèrent des recompositions qui les mènent à intégrer de nouvelles facettes en complément de la transmission de contenus, notamment l’aspect socialisateur et éducatif. Ils intègrent par ailleurs une visée plus utilitariste et moins désintéressée des savoirs. Mais surtout, en l’absence désormais d’un statut protecteur et d’une sanction institutionnelle, ils opèrent des remaniements identitaires pour faire face aux situations.

Cela n’efface néanmoins pas un sentiment de déclassement (qui n’est pas propre aux débutants), que les enseignants partagent avec les classes moyennes et qui est particulièrement accentué chez les enfants d’enseignants. En revanche, les recompositions professionnelles destinées à s’adapter au niveau des élèves ne sont pas perçues comme un dévoiement, mais sont au contraire des sources de gratification par le sentiment d’utilité qui les accompagne. Ce qui est sûr en revanche, c’est que les enseignants débutants ne se satisfont pas de la perspective de continuer à exercer leur nouveau métier : ils envisagent de changer de public (en enseignant en lycée ou dans le supérieur), ils s’adonnent à des activités complémentaires (associatives, syndicales, politiques), mais ils expriment aussi, pour un tiers d’entre eux, leur intention de cesser, à terme, d’enseigner.

 

En conclusion, l’auteur, qui, soulignant la diversité des situations, renonce à proposer une typologie, souligne que les traits communs aux enseignants débutants restent le sentiment d’insécurité pédagogique et la vulnérabilité.

Il se demande ensuite si les enseignants débutant ne seraient pas prisonniers de la forme scolaire. Le modèle français d’une école fondée sur la transmission n’est pas, comme le rappelle P. Périer, universel, ce qui invite à réfléchir aux logiques de domination qui le sous-tendent et à rechercher des solutions pour rendre leur autonomie aux individus et apaiser les conflits de l’école.

 


Notre avis sur l’ouvrage :

 

Le livre de Pierre Périer jette un éclairage fort utile sur l’épreuve que constitue l’entrée dans un métier qui n’est pas tout à fait celui que l’on s’était imaginé. En donnant une place centrale à la question de la légitimité de l’institution scolaire et en portant son attention sur les relations interpersonnelles, il souligne en creux tout ce qui relève, dans les premières années, d’une négociation par les acteurs du périmètre et des formes de leur action, invention rendue particulièrement difficile quand on est au tout début de sa carrière et que tout est à découvrir. Néanmoins, si elles sont pour eux plus aiguës, les difficultés décrites sont-elles propres aux débutants ?

P. Périer lui-même souligne que l’analyse des trajectoires des débutants permet de voir en creux des recompositions plus générales du système éducatif. On peut peut-être se demander alors si la déstabilisation des repères, y compris pour les enseignants plus chevronnés, qui s’accélère avec la succession de réformes des dernières années (introduction du socle commun, réforme du lycée, réforme de la formation, nouvelle réforme du socle, réforme annoncée de l’évaluation) n’est pas tout aussi difficile à gérer. En effet, elle s’inscrit dans l’intensification de logiques d’introduction de nouvelles normes d’efficacité dans les services publics : outre la massification scolaire, les enseignants sont ainsi tous confrontés à une redéfinition explicite de l’école, de ses formes et de ses objectifs.

Par ailleurs, la question des recompositions réflexives des pratiques et des souffrances qu’elle entraîne est-elle propre aux années de début de carrière ? La diversité mêmes des contextes d’enseignement et le caractère très local des routines d’établissement, soulignés par P. Périer, ne sont-ils pas des éléments qui viennent remettre en question toute prétention pour un enseignant à considérer qu’il a trouvé la bonne manière de faire ? De ce point de vue, la précarité (celle des TZR, mais aussi des contractuels) ne serait-elle pas plus discriminante, comme apprentissage de l’adaptation réflexive aux situations, que l’ancienneté dans le métier ?

A ce titre, il serait intéressant, de se demander ce qui, dans l’accueil que les établissements réservent aux nouveaux (quel que soit leur statut ou leur ancienneté), peut contribuer à l’instauration rapide de repères et de routines ou au contraire à un sentiment de désorientation, de solitude et de souffrance professionnelle. Il ne s’agirait pas de faire le procès des collègues et des directions mais de se demander ce qui, dans le fonctionnement d’un établissement scolaire, explique certaines formes d’implicitation des routines de travail et d’entre-soi, douloureuses pour tout nouvel arrivant, qu’il soit débutant ou chevronné.

 

 

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