La colonisation du monde vécu par la calculabilité

 

Dans l'organisation du travail, dans la gestion publique, dans l'économie, en sciences de la nature dominent la rationalité de la raison calculante. L'extension du domaine de la machine, avec son fonctionnement computationnel, constitue une dimension de plus de cette colonisation du monde vécu par le calcul.


Avec la physique moderne galiléenne s'est imposé l'idée que la nature était écrite en langage mathématique. La mathématisation devient alors le critère par excellence de la scientificité contre les interprétations qualitatives jugées plus imprécises et subjectives.

Cette même domination de la raison calculante est à l'oeuvre avec la domination légale rationnelle au sein de l'Etat. L'utilisation des statistiques publiques, et aujourd'hui également des sondages, comme instrument de gouvernement, marquent là aussi la domination de la raison calculante dans la sphère politique.

En économie, la modélisation néo-classique contribue également à asseoir la domination de la raison calculante. L'homo economicus fonctionne comme une machine à calculer son intérêt en vue de sa maximalisation.

« Time is money » : traduit la colonisation par la logique calculante du temps social et vécu. L'usage des montres, des emplois du temps, des agenda...sont autant d'instrument de rationalisation du temps par la mesure chiffrée.

Il n'y a guère de différence de nature entre l'homo économicus et un ordinateur. Ce sont tous deux des machines à calculer. Il est possible de se demander si la place anthropologique de plus en plus importante que prennent les machines informatisées dans notre environnement ne contribue pas à notre façonnement anthropologique.

Si de plus en plus de nos relations ne s'effectuent plus avec des êtres humains, mais avec des machines, quelles conséquences cela peut-il avoir sur la construction psycho-sociale des individus ? Si lorsque je prends un moyen de transport, que je vais à ma banque ou à la poste, que je fais mes courses ou que j'emprunte des ouvrages à la bibliothèque, je suis en contact avec des interfaces informatique au lieu d'individus, quel impact cela peut avoir ? Si durant mon temps personnel et mon temps de loisir, mes activités sont médiatisées par une interface informatique, cela a-t-il des conséquences sur la construction de soi .


La neurobiologie nous apprend que nos capacités empathiques sont liées aux neurones miroirs qui sont dans notre cerveau et qui nous font éprouver les émotions des êtres qui sont en face de nous. Lorsque nous communiquons par interface informatique, sommes nous encore en capacité d'éprouver de l'empathie ? L'existence de phénomènes tels que le cyber-harcelèment n'est-il pas rendu d'autant plus possible que je n'ai pas à faire à un être humain, mais à une interface informatique ? De même, celui qui tue un ennemi à travers un écran qui commande un drone éprouve-t-il encore les mêmes affectes que celui qui tue en combat en face à face son ennemi. Peut-il lui arriver d'éprouver de la pitié ?


Programmer un ordinateur suppose d'être capable de penser selon la logique binaire de la machine, mais qu'en est-il de l'utilisateur ? Celui-ci doit apprendre à conformer son mode de pensée et d'action de manière à ce qu'ils soient efficients pour faire fonctionner les machines.


Mais, on peut aller plus loin encore et s'étonner de la manière dont on forme avec des serious game des chargés de ressources humaines. Ces logiciels supposent de cliquer sur quelques attitudes prédéfinies possibles (1). Or ce qui différencie les actions humaines et les événements de la vie réelle de ce qui se passe dans un jeu informatique, c'est la « création d'imprévisible nouveauté » (Bergson). Michel Bayard, dans Aurais-je été résistant ou bourreau, souligne que ce qui rend admirable l'attitude de Milena Jesenska face aux nazis fut sa capacité à créer face à une situation donnée une solution imprévue.

Dans le capitalisme de l'innovation paradoxalement l'omniprésence de la machine et de son attitude prévisible pourrait renforcer une tendance à l'automatisation des comportements humains. Il semble régner deux logiques à l'oeuvre dans le capitalisme informationnel. D'une part, il s'appuie sur le réductionnisme calculatoire. Mais en même temps, nombre des activités sur lesquels il s'appuie pour générer du profit supposent d'échapper au réductionnisme calculatoire. L'innovation et la création originale, dans les technologies ou les arts, supposent d'échapper à la prévisibilité calculable. De même, les industries culturelles s'appuient sur la logique de la narration et de la signification. Mais celles-ci impliquent une polysémie poétique qui échappe là encore au calcul. Le calcul devient pour sa part l'instrument de l'efficacité technique, sans que les enjeux de ces procédures ne soient interrogées.

On peut alors se demander si le fait que le jeu video soit devenue l'activité la plus lucrative de l'industrie culturelle ne traduit pas la perte de la puissance de signification narrative au profit de la logique calculatoire. En effet, il ne semble pas encore que le jeu video est généré des narrations qui atteignent l'intensité artistique de la littérature ou du cinéma. Cette tendance pourrait alors indiquer un appauvrissement du monde vécu : la place grandissante de la rationalité calculante au détriment de la pensée interprétative qui permet de raconter des histoires et de comprendre les sentiments d'autrui.

Ainsi, on peut se demander si dans nos sociétés, où pourtant de plus en plus de personnes suivent des études pendant plusieurs années, paradoxalement les activités réflexives, tels que la philosophie, se trouvent d'autant plus restreintes que d'autres activités occupent l'espace : celle de l'image spectacle et celle de l'activité ludique. Le jeu video est le divertissement qui parvient à fusionner le spectacle et l'action ludique. Cependant, les activités auxquelles nous consacrons notre temps ne construisent pas le même type d'individu : consacrer son temps à lire pour comprendre le monde ou à jouer à des jeux video pour se distraire indiquent des types de personnalités différentes. Or, c'est la production du second type de personnalité que favorise la logique spectaculaire marchande de nos sociétés.

De ce fait, penser que l'ère du numérique marque l'émergence d'une nouvelle ère de l'intelligence, c'est peut être exact, mais peut être pas pour la majorité de la population pour qui l'épanouissement personnel se trouve dans le divertissement et non dans la création d'interprétations riches et signifiantes du monde qui les entoure. Ainsi penser que le numérique va tuer une culture intellectuelle qui a plus de 2500, on peut en douter : Platon a survécu à bien d'autres aléas historiques. En revanche, que la culture numérique étende le domaine de la réflexivité et de l'esprit critique, c'est là où l'on peut avoir quelques doutes car l'univers numérique suppose d'acquérir des compétences critiques plus complexes comme l'a montré les amalgames autour de l'affaire de la « théorie du genre » ou le succès des videos de Dieudonné. Peut être l'ère du numérique ne fait-elle que déplacer les frontières des inégalités: d'un côté ceux qui sont capables de traité de manière pertinente une information complexe et de l'autre ceux qui, faute d'une formation intellectuelle suffisante, sont vulnérables aux manipulations, telles que celles exercées par l'extrême droite et les intégristes religieux.

 

Voir par exemple le logiciel : « M comme manager » : https://www.youtube.com/watch?v=RXSl9xZYXVw

 

Exemples d'applications de la rationalité calculante :

- Informatique : intelligence artificielle computationnelle des ordinateurs et de la robotique

- Gouvernement des statistiques

- Algorithme mathématique et trading haute fréquence

- Management : Benchmarking

 

- Big data et analyse prévisionnelle

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