Pensée complexe et humain simplifié : le fossé numérique culturel



Certains penseurs nous promettent avec les nouvelles technologies du numérique, l'accès à une nouvelle ère de l'intelligence humaine. Pourtant, force est de se demander si l'on peut penser les bouleversements socio-anthropologiques induits par l'introduction de nouvelles technologies, indépendamment d'une lecture en termes de rapports sociaux.

Michel Serres, dans Petite Poucette, considère que le numérique nous fait entrer dans une nouvelle ère de l'intelligence caractérisée par la prise en charge par les machines d'un certain nombre d'activités de mémorisation et les procédures répétitives, libérant ainsi du temps pour développer les activités intellectuelles supérieures de compréhension et de création. Le numérique, nous ferait ainsi rentrer dans la pensée complexe qu'Edgar Morin définit comme le nouveau paradigme.

A l'inverse, Jean-Michel Besnier voit dans ces nouvelles technologies un risque de simplification de l'intelligence humaine. D'une part, parce que l'intelligence artificielle se traduit par la domination d'une pensée calculante qui ne supporte par l'ambiguïté des significations et donc la polysémie des interprétations. D'autre part, parce que les technologies développées se caractérisent par leur fonctionnement très intuitif. Ce qui signifie qu'il n'est pas nécessaire de posséder un savoir-faire pour les faire fonctionner. Par conséquent, plus la machine se perfectionne et plus nous sommes invités à simplifier nos modes d'action et de pensée.

A mi-chemin entre ces deux thèses, le philosophe Bernard Stiegler développe une pensée du pharmakon. Cette notion désigne à la fois le poison et le médicament. De fait, les technologies du numérique, comme l'écriture, contiendraient à la fois des effets négatifs, mais également des potentialités positives capables de remédier à leurs mauvaises conséquences. C'est pourquoi cet auteur insiste sur la nécessité de développer une éducation au numérique et des digital studies.

Néanmoins, on peut être conduit à considérer que ces trois approches ratent une variable importante de la question. En effet, Simone Weil avait bien vu qu'avec les machines, la question de la technique devait être posée de manière radicalement différente. Celles-ci par leur fonctionnement même sont en capacité de produire un rapport social.

Ce qui veut dire que la machine est capable d'induire la production d'une pensée complexe ou d'un être humain simplifié, mais pas au niveau des mêmes groupes sociaux. Plus la machine est complexe dans son fonctionnement, comme c'est le cas des ordinateurs et d'internet, plus les individus qui occupent les fonctions de conception doivent avoir un haut niveau d'instruction. Plus la machine est complexe, plus l'activité de programmation suppose de hautes compétences intellectuelles. Plus la machine est capable de stocker et de traiter des données importantes, plus l'intelligence humaine chargée d'interpréter ces données, pour en tirer une valeur ajoutée économique, doit avoir un haut niveau de compétence intellectuelle.

On sait qu'en ce qui concerne les biens culturels, ce n'est pas leur mise à disposition et leur gratuité qui suffit à les rendre accessibles. L'existence d'Arte ou de France culture, comme chaînes publiques gratuites de télévision ou de radio, ne suffit pas à les rendre accessibles au public issu des classes populaires. Il en va de même pour les musées, les cinémas d'art et d'essai ou les théâtres...

Ainsi, on peut supposer qu'Internet ne fasse qu'accroître le fossé entre ceux qui utilisent ce médium pour accéder à un haut niveau de compétence et de culture intellectuelle, et ceux qui l'utilise principalement à des fins ludiques.
Même lorsqu'Internet est utilisé à des fins d'information, on peut supposer que la capacité à sélectionner l'information, à l'organiser et à la comprendre est distribuée de manière socialement différenciée et inégalitaire.

De fait, les nouvelles technologies du numérique risquent d'accentuer la fracture socio-anthropologique entre deux groupes sociaux. Ceux qui détiennent le capital culturel leur permettant de tirer un parti intellectuel de ces technologies et ceux qui sont réduits à en avoir un usage passif vidéo ludique où ils sont principalement cantonnés au rôle de consommateurs des produits diffusés sur le réseau.

Références :

Morin Edgar, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 1990.

Centre d'analyse stratégique, Le fossé numérique, Rapports et documents, n°34, 2011.

Serres Michel, Petite Poucette, Paris, Edition du Pommier, 2012.

Besnier Jean-Michel, L'homme simplifié, Paris, Fayard, 2012

Bernard Stiegler : Association Ars Industrialis - http://arsindustrialis.org/

 

 

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