Une critique éco-féministe du rapport social technocratique

 

 

Françoise d'Eaubonne, auteure de la notion d'eco-féminisme, a dans son œuvre montré la nécessité d'articuler la critique de l'Etat1, à une critique féministe et écologiste2. L'approche féministe permet en effet de radicaliser3 la critique du capitalisme et plus généralement des différentes inégalités sociales. En effet, elle permet de montrer comment les rapports sociaux de sexe4 constituent souvent une matrice des autres rapports sociaux5. Cela ne signifie pas que l'ensemble des rapports sociaux est en définitif réductible au rapport social de sexe, mais que l'analyse de celui-ci permet d'approfondir la compréhension des autres rapports sociaux.

La tradition de pensée socialiste au XIXe siècle, que ce soit Marx6 ou Proudhon7, a conceptualisé le travail à partir du modèle de l'artisan et de l'ouvrier. Le travail se définit donc comme une activité qui fait intervenir des outils8. L'enjeu anthropologique et social est double. En partant du travail productif, il s'agit de distinguer le travail humain de la simple satisfaction des besoins animaux. Le travail n'est pas l'expression de l'être humain à une dépendance à la nature, mais il est ce par quoi il transforme la nature et se transforme. En assignant une telle fonction au travail productif, les penseurs socialistes du travail rompent avec l'idéalisme philosophique qui domine la pensée grecque et le spiritualisme chrétien. Ce ne sont pas les activités intellectuelles qui sont au fondement de la culture et des sociétés humaines. C'est le travail manuel des classes laborieuses qui a édifié les sociétés humaines. Ce n'est pas parce que l'être humain a une âme qu'il est un être de culture, et non un animal comme les autres, mais parce qu'il travaille. On comprend alors que le renversement idéologique opéré est considérable.

Pourtant ces penseurs socialistes se sont arrêtés à mi-chemin9 et ont été conduit à ne pas pouvoir prendre en compte d'autres rapports sociaux qui se jouaient dans le travail, que ce soit dans la sphère productive ou en dehors, et à invisibiliser certaines formes de l'exploitation et de l'aliénation du travail. Or les auteures féministes matérialistes en ayant mis en valeur l'exploitation du travail reproductif10 conduisent à ouvrir la voie à une critique radicale des rapports sociaux inégalitaires.

 

 

I- Retour sur l'invisibilisation du travail reproductif

 

Il est nécessaire tout d'abord de revenir sur plusieurs moments de l'invisibilisation de l'exploitation du travail reproductif dans la sphère domestique.

 

A- Une inégalité sociale sexuée dans la maîtrise des outils techniques

 

Le premier élément est mis en valeur par l'anthropologie féministe matérialiste. Les penseurs socialistes ont insisté dans leur réhabilitation du travail sur son lien avec la poiesis (fabrication, création) de l'artisan et de l'artiste. Pour cela, ils ont mis en avant son lien anthropologique avec la fabrication d'outils qui constitue une particularité naturelle de l'être humain. De fait, les études en anthropologie physique montrent que l'augmentation du volume de la boîte crânienne chez les hominidés est postérieur à l'usage des outils : ce ne serait donc pas parce que l'être humain serait le plus intelligent des animaux qu'il fabriquerait des outils, mais au contraire la fabrication d'outils pourrait apparaître comme la condition de possibilité du développement de l'intelligence dans l'espèce humaine.

Néanmoins, les anthropologues féministes matérialistes ont mis en évidence que la maîtrise des outils et des techniques, qui leurs sont liés, n'est pas répartie de manière égalitaire, mais qu'elle épouse le rapport social de sexe. Dans les tribus de chasseurs-cueilleurs, la maîtrise des outils ou des armes se fait à l'avantage des hommes11 : les hommes maîtrisent les outils les plus perfectionnés. Il est intéressant de constater, si on se situe cette fois au niveau de la sociologie contemporaine, que les rapports sociaux de sexe sont encore traversés par cette inégalité dans la maîtrise technique. Si l'on prend les orientations scolaires ou les emplois de techniciens, on y constate une surreprésentation des hommes au détriment des femmes: il n'est qu'a regarder par exemple la proportion de filles en filière STI (Sciences et techniques industrielles) qui était de 10,6 % en 2010 contre celle en ST2S (orientée vers la santé et le social), où elle représentent 92,8 % du contingent12.

 

B- De l'économie domestique à l'économie marchande

 

Hannah Arendt13 a souligné comment la pensée grecque méprisait le travail définit comme labeur et lié à la satisfaction des besoins. Ces activités dévalorisées se trouvaient confiés aux esclaves. Elle montre également comment le travail n'est pas selon elle lié anthropologiquement à la fabrication technique. Ce lien n'est qu'une conséquence historique de l'industrie avec la figure de l'ouvrier. Elle montre au contraire que ces deux types d'activité – la satisfaction des besoins et la fabrication technique - sont dans la Grèce antique dévolue à deux groupes sociaux différents : les esclaves et les artisans. Enfin, ce qui constitue l'activité proprement humaine n'est donc pas le travail comme labeur, mais le loisir. Celui-ci comprend les activités comme la politique, la science ou la philosophie. Ce sont ces activités que valorise l'aristocratie grecque car elle sont libres, elles ont leur finalité en elle-même.

Néanmoins, il faut bien reconnaître que la sphère publique de l'action trouve sa condition de possibilité dans la sphère de la production de la satisfaction des besoins c'est-à-dire l'économie. Aristote est l'auteur d'un premier traité d'économie : Les Economiques. Néanmoins, la sphère de l'économie pour les grecs n'a pas la même extension que celle que lui a donné l'économie politique libérale. Plus que l'échange marchand, auquel s’intéresse aussi par ailleurs Aristote, c'est la sphère domestique qu'il désigne sous le terme d'économie : « La science économique et la science politique diffèrent entre elles, comme la famille et la cité, qui sont les objets respectifs de chacune de ces sciences »14. L'économie consiste donc dans la gestion par le père de famille et maître de maison de ses biens domestiques : maisons, terres, troupeaux, esclaves, enfants, épouse... L'économie domestique repose sur le travail reproductif confié aux femmes, tel que le travail procréatif, et aux esclaves15. La sphère économique est donc renvoyée à celle des besoins naturels et la place de chacun (femme et esclave) se trouve naturalisée.

L'économie politique classique opère un important déplacement par rapport à la pensée aristotélicienne en faisant, non plus du logos politique, mais de l'échange économique, le fondement du lien social : ce qui conduit à accorder au marché une place centrale16. L'être humain se caractérise par une tendance anthropologique à échanger et à conclure des contrats. Tout comme Aristote naturalise l'économie domestique, l'économie politique libérale naturalise l'échange marchand.

L'économie politique libérale se centre sur l'échange marchand tandis que Marx dénonçant le fétichisme de la marchandise radicalise l'analyse économique en l'axant sur la sphère productive : il dénaturalise ainsi l'économie politique pour faire apparaître la construction socio-historique qui organise le travail.

 

C- L'avènement des technoscience : vers une intensification de la domination

 

La modernité scientifique peut-être analysée comme marquant une nouvelle étape dans l'intensification de la domination dont on peut d'ailleurs voir historiquement l'effet sur les rapports sociaux de sexe.

La science moderne galiléenne se caractérise par le fait de traiter la nature comme un objet écrit en langage mathématique17. Contre une science traditionnelle qualitative, il s'agit au contraire de prôner une science quantitative. Toute réalité peut être désormais réduit à un calcul. Certaines théoriciennes féministes ont alors analysé le sexocide des sorcières18 comme l'expression de ce changement d'épistémé. D'une part, le grand partage de la raison occidentale19 renvoie les femmes du côté de la nature : la nature et les femmes se trouvent dans la position d'être dominées par le masculin. D'autre part, les savoirs traditionnelles des sorcières, basées sur des connaissances pratiques empiriques – par exemple des plantes-, sont considérés comme des résidus obscurantistes. Le même partage s'effectue également au détriment des peuples non-européens : ils sont renvoyés au statut de sauvages – vivants à l'état de nature. Leur infériorité en matière technique – en particulier d'armement- en constitue la marque.

La science moderne permet une transformation en profondeur des techniques qui ne sont plus alors tirées principalement d'un savoir empirique, mais des applications des sciences modernes. On peut alors parler de technosciences. La rationalité calculante de la science moderne ne trouve pas seulement une application dans l'élaboration de nouveaux objets techniques, mais elle conduit également à modifier en profondeur une série d'activités comme l'a montré Max Weber20.

Tout d'abord, l'économie politique libérale s'oriente progressivement vers une mathématisation de ses analyses avec les modèles néo-classiques. Tous les comportements économiques, mais de manière générale les comportements humains, sont quantifiables à partir d'un modèle anthropologique : l'homo oecomomicus. Ses actions peuvent être analysées comme une recherche d'optimisation de son intérêt.

L'économie capitaliste se caractérise quant à elle par son orientation quantitative d'accumulation du profit pour le profit. L'échange économique n'est pas orienté vers la satisfaction des besoins naturels comme l'affirme l'économie libérale. Mais, il vise à augmenter le taux de profit et cela quelqu'en soit les conséquences.

L'activité politique elle-même se professionnalise et adopte une rationalité technoscientifique. Que ce soit la logique de l'Etat bureaucratique ou celle de l'Etat managérial, les deux sont dominées par la logique d'une rationalité calculante. L'Etat bureaucratique avait en particulier mis en œuvre cette rationalité calculante dans la planication centralisée. L'Etat managérial adopte quant à lui la logique de quantification orientée vers la recherche de rentabilité propre à la logique de l'économie marchande.

L'expression sur le plan économique de la domination de la rationalité calculante se trouve dans le fétichisme de la monnaie : d'équivalent général, l'argent devient la fin en soi de l'échange marchand. La domination de cette rationalité abstraite constitue ce que Max Weber qualifie de « cage d'acier »21.

La rationalité technoscientifique de quantification trouve, en particulier avec le taylorisme, une application dans l'organisation du travail. L'intensification de l'exploitation du travail par la rationalité technique se double de son aliénation. La cage de fer enserre le travail vivant22 dans la rationalité abstraite de ses règles formelles.

Pour en revenir plus spécifiquement aux rapports sociaux de sexe, il est possible là encore de constater qu'ils sont traversés par le rapport social technocratique en tant que celui-ci désigne de manière indissociable science moderne et technique. Les préjugés concernant les femmes les présentent comme moins douées en mathématiques et les orientations scolaires et professionnelles des femmes sont moindres vers les professions scientifiques les plus valorisées : les femmes sont très minoritaires dans les études de sciences fondamentales et d'ingénieur.

 

D- Le socialisme au XIXe siècle : entre productivisme et invisibilisation de l'exploitation de la classe de sexe des femmes

 

En se centrant sur le travail productif, les penseurs socialistes, tels que Marx ou Proudhon, sont conduits à des conséquences problématiques.

La première conséquence discutable porte sur le productivisme. En effet, en faisant du travail productif le fondement de l'anthropisation, ces théories ont conduit à une valorisation du productivisme. En effet, l'être humain ne devient proprement humain qu'en transformant la nature car alors il se transforme également lui-même. Cela aboutie à la thèse que le processus d'anthropisation doit être pensé comme exerçant une rupture avec la nature. Mais cela signifie également que ce processus ne peut se produire que par une transformation du milieu naturel et l'humanisation de ce milieu lui-même.

La seconde conséquence, c'est qu'en situant le concept de travail au niveau du travail productif, et donc de la sphère productive, les penseurs socialistes ont été conduit à invisibiliser et à naturaliser le travail reproductif dans la sphère domestique. En effet, ce qui a lieu dans la sphère domestique n'est pas du travail, mais il s'agit uniquement de la satisfaction des besoins naturels. Or le travail proprement humain est une praxis pour Marx, c'est-à-dire que le travail réellement humain, c'est celui qui se situe au-delà des besoins naturels, dans la sphère des désirs sociaux23. Or, ce que montre les analyses des féministes matérialistes, c'est que l'activité des femmes dans la sphère domestique constitue un travail gratuit qui est invisibilisé parce qu'il ne prend pas la forme d'un travail abstrait qui s'exprimerait directement sous la forme d'une valeur d'échange.

Troisième conséquence problématique, le concept de travail productif est beaucoup trop restreint pour prendre en compte l'ensemble des rapports sociaux de travail inégalitaires. Les rapports sociaux de sexe s'expriment également par une division sexuée du travail au niveau des emplois. De fait, par exemple en France, les emplois d'ouvriers sont principalement occupés par des hommes, alors que les femmes occupent plutôt les fonctions d'employées des services. Or au sens strict de l'acception marxiste, les activités d'employés dans les services sont du travail improductif. En revanche, il est intéressant de constater que cette division sexuée de travail ne s'effectue pas n'importe comment puisqu'elle reconvertie des compétences de care, qui sont supposées acquises dans le travail domestique, dans le cadre d'activités professionnelles : accueil, santé, social, nettoyage, éducation....

 

J'ai donc dans la première partie de ce texte essayé de montrer comment une approche féministe conduit à radicaliser la critique des inégalités sociales. D'une part, elle fait apparaître la nécessite de ne pas limiter la critique des rapports sociaux aux conflits liés à la répartition et à l'exploitation du travail productif. D'autre part, elle conduit à mettre en valeur l'imbrication et la co-extensivité des rapports sociaux. Ainsi, il est possible de constater que le rapport social technocratique est coextensif des rapports sociaux de sexe avant même la science moderne. Ainsi, les luttes sociales impliquent non seulement des luttes contre l'exploitation du travail, mais également contre l'aliénation technique.

 

 

II- Repenser l'autonomie à partir d'une approche féministe

 

 

Après avoir montré en quoi l'approche féministe conduit à radicaliser la critique, il s'agit également de montrer en quoi elle nous conduit à radicaliser les perspectives d'émancipation.

 

A- Economie domestique et autonomie

 

Il est possible de remarquer que les approches décroissantes ou autres, qui se situent dans une perspective d'autonomie, prennent souvent comme modèle les économies domestiques traditionnelles de subsistance contre les formes de l'économie marchande et du paternalisme étatique. Etre autonome, cela consiste par exemple à construire sa maison, à cultiver ses propres produits ou à cuisiner soi-même. Le projet d'autonomie s'appuie sur une relocalisation de l'économie et la mise en place d'outils conviviaux.

Or ces projets d'autonomie entretiennent des liens avec le féminisme à au moins trois niveaux. Tout d'abord, parce que les savoirs faire traditionnels, tirés de l'économie domestique, qui sont revivifiés dans ces projets d'autonomie, reposent bien souvent sur des savoirs faire qui étaient ceux dévolues originairement aux femmes. Ainsi, tout comme la science moderne a dévalorisé les savoirs empiriques détenus par les femmes, l'économie de la société de consommation et de la grande distribution a contribué à marginaliser les savoirs-faire domestiques.

Le second lien avec le féminisme, tient au fait qu'en faisant, non plus de la sphère marchande ou productive, mais domestique, la base de la société, le projet d'autonomie réinterroge radicalement les valeurs sociales. L'économie marchande libérale fait de l'intérêt égoïste le fondement naturel des valeurs sociales. Au contraire, l'économie domestique, dévolue traditionnellement aux femmes, s'appuie sur une éthique de la sollicitude (care). Par conséquent en faisant du travail domestique reproductif, la base de la société, on en modifie radicalement l'anthropologie sociale. Ce n'est plus l'intérêt égoïste qui fonde la société, mais le lien social s'appuie sur la morale de la sollicitude qui s'exprime dans le travail du care.

Néanmoins, l'approche féministe matérialiste se révèle essentiel ici pour dénaturaliser l'économie domestique et l'éthique de la sollicitude. Il faut en effet se garder de renaturaliser, dans une écologie domestique, les rapports sociaux de sexe. Les savoirs-faire domestiques ne sont pas naturellement le fait des femmes et l'éthique de la sollicitude ne trouve pas son fondement naturel dans la maternité. La critique féministe permet ici de se situer par-delà nature et culture24. D'une part, parce que le travail reproductif ne s'appuie, pas contrairement au travail productif, sur la théorie d'une transformation et d'une rupture avec la nature. Le travail reproductif et le care visent à préserver ce qui est et à permettre sa reproduction. Mais d'autre part, il n'est pas non plus naturel au sens où la répartition inégalitaire de ce travail, qui produit la classe de sexe des femmes, est une construction socio-historique et non un fait social.

Cela signifie donc que tout projet collectif d'autonomie est indissociable d'une vigilance quant aux risques de reproduction inégalitaire de la division du travail, en particulier sous sa forme sexuée. La question du partage des tâches est d'autant plus centrale que la diminution du travail domestique des femmes ne s'est pas opérée sur la base d'une augmentation de la prise en charge de ces tâches par les hommes, mais par l'usage d'appareils electro-ménagers. Cela implique une dénaturalisation des rapports sociaux de sexe et de la famille biologique qui en est le corollaire.

 

B- Critique du travail ou risque d'invisibilisation des rapports sociaux de travail

 

Un certain nombre de courants écologistes ou néo-marxistes25 font de la critique du travail un corollaire indissociable de la critique de la technique. Ces deux phénomènes étant liés à la logique productiviste capitaliste.

Ces thèses rencontrent d'autant plus d'échos que les revendications traditionnelles du syndicalisme peuvent apparaître décalées par rapport aux logiques de critique du productivisme. Ainsi, les revendications d'augmentation des salaires peuvent sembler incongrues à ceux qui prônent la résistance à la société de consommation et un mode de vie sobre. L'amélioration des conditions de travail n'a aucun sens pour ceux qui sont exclus du marché de l'emploi et n'aspirent pas à s'y intégrer et désirent au contraire expérimenter en marge d'autres formes de vie.

Néanmoins, le fait de réduire la notion de travail à l'emploi risque là aussi de produire des invisibilisation de l'exploitation du travail. En effet, comme on l'a vu précédemment, un mode de vie autonome, en dehors de la sphère de l'emploi, peut néanmoins reconduire la reproduction de l'exploitation du travail domestique des femmes.

Au contraire, l'approche de la critique de l'aliénation technique par la critique de l'inégalité de la division du travail peut s'avérer féconde. Elle permet une critique de la structure même de certaines techniques. Ainsi, il existe des techniques qui induisent un rapport social de travail inégalitaire. Il y a par exemple des machines qui supposent une division sociale entre ceux qui dirigent la machine et ceux qui sont des outils aux service de la machine26.

Par conséquent, la domination technique n'est pas réductible uniquement à celle de la logique du système impersonnel d'une rationalité calculante. La domination technique se caractérise par la constitution d'un rapport social technocratique entre deux classes sociales. Il y a d'un côté ceux qui maîtrisent une compétence technique ou technoscientifique et d'un autre côté ceux qui subissent la domination imposée par cette compétence. Cette domination se caractérise par une inégalité dans la capacité de décider de l'organisation du travail. Elle impose une division verticale du travail. La revendication d'autogestion des tâches vise à remettre en question cette division verticale du travail et à permettre une délibération sur la répartition des tâches qui suppose néanmoins pour être la plus égalitaire possible que soit au préalable remis en cause l'inégalité sociale de capital.

 

C- Les conflits dans le travail et la lutte contre les différentes formes d'aliénation

 

Comme on l'a vu, un rapport social inégalitaire suppose une exploitation du travail. Mais il implique également un rapport de domination qui se traduit par une inégalité de pouvoir dans les prises de décision. Le rapport social technocratique constitue ainsi une dimension consubstantielle dans un certain nombre de cas de cette domination dans la mesure où la compétence techno-scientifique peut servir de justification à l'inégalité dans les prises de décision concernant l'organisation du travail.

Mais les luttes menées par le mouvement féministe pour une meilleure répartition du travail domestique sont également des luttes pour l'autonomie et contre l'aliénation. La revendication d'autonomie individuelle consiste alors à pouvoir organiser son existence et donc son travail selon ses propres finalités. Mais cette revendication d'autonomie n'est pas individualiste. Elle s'inscrit dans les relations de solidarité du care. Elle prend donc les formes d'une revendication d'égalité dans le partage du travail domestique comme condition de possibilité de l'autonomie.

Il y a donc absence d'autonomie et aliénation de la femmes dans le travail domestique lorsque le travail est organisé de manière inégalitaire et en fonction uniquement des désirs de l'homme. Il y a aliénation technique lorsque les objets techniques au lieu d'être des outils d'autonomie deviennent des instruments de domination du travail au service d'un autre groupe social. Il y a également aliénation du travail sexuel dans le cadre d'un rapport social patriarcal lorsque la relation sexuelle a pour finalité uniquement le plaisir du partenaire masculin. Il y a aliénation religieuse lorsque l'ensemble du travail effectué par l'individu n'est plus conçu par le sujet comme ayant une finalité d'autonomie individuelle et collective, mais comme étant au service d'une volonté divine supérieure.

 

 

Conclusion :

 

L'approche féministe mis en œuvre dans cet article avait plusieurs objectifs. Tout d'abord, il s'agissait de montrer que le féminisme impliquait de rompre avec le concept de travail trop étroit et productiviste du socialisme du XIXe siècle.

Le second objectif était de mettre en évidence que la notion de travail – non réduite à son acception capitaliste de travail abstrait – demeurait un outil nécessaire pour penser la critique de la domination technique. En effet, la domination technique repose sur un rapport social technocratique qui trouve sa condition de possibilité dans une répartition inégalitaire du travail. L'un des enjeux fondamentaux de notre société reste de savoir : qui décide du contenu du travail et de son organisation, qui fait le travail et de quelle manière... Or ces interrogations sont indissociables d'un questionnement sur le rapport social technocratique : qui occupe les fonctions de conception, qui possède les objets techniques, qui sont les exécutants asservis aux objets techniques et dépendant des techniciens....

Le troisième aspect visait à montrer que la science et la technique moderne reposent sur une logique d'intensification de l'exploitation par la mise en œuvre d'une rationalité calculante.

Enfin, le dernier aspect de l'analyse a consisté à faire ressortir les dangers d'abandonner la catégorie de travail dans le cadre d'une critique des rapports sociaux inégalitaires. En effet, l'inégalité sociale trouve sa base dans une lutte dans la répartition du travail. Ce conflit porte en particulier sur la répartition technocratique entre tâches de direction et tâches d'exécution. Cette inégalité dans la répartition des tâches est alors bien souvent co-extensive d'une justification par une inégalité de compétence techno-scientifique.

 

 

Notes: 

 

1D'Eaubonne Françoise, Contre-violence ou la résistance à l'Etat, Paris, Editions Tierce, 1978.

2D'Eaubonne Françoise, Le féminisme ou la mort, Paris, Femmes en mouvement, 1974.

3Le terme de radical vient de « racine ». Radicaliser est ici employé au sens de remonter plus profond encore dans les racines de l'inégalité sociale.

4Kergoat Danièle, « Comprendre les rapports sociaux », Raison Présente, n°178, 2011.

5Ce qu'avait compris Proudhon s'il n'avait pas été aveuglé par sa misogynie : en effet, il rappelle à plusieurs reprises que le principe d'autorité dans le rapport social théologique ou étatique trouve son modèle dans la famille patriarcale. Voir par exemple : Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Paris, Garnier Frère, 1851, p.153-154. La philosophe Elsa Dorlin a pour sa part mise en évidence le rôle matricielle qu'à joué le rapport social de sexe dans la constitution des rapports sociaux de racisation. Dorlin Elsa, La matrice de la race, Paris, La Découverte, 2009.

6Marx Karl, Le Capital, Paris, PUF, 1993.

7Proudhon Pierre-Joseph, « Etude sur le travail », in De la justice dans la Révolution et dans l'Eglise, t.2 ; Paris, Garnier Frere, 1858.

8Schwartz Yves « La conceptualisation du travail, le visible et l'invisible », L'Homme et la société 2/2004 (n° 152-153), p. 47-77. 

9Ce que Déjacque reproche très justement à Proudhon : « L'échange », Le libertaire, n°6, 1858.

10Peemans-Poullet Hedwige. I. La division sociale du travail. In: Les Cahiers du GRIF, N. 2, 1974. Faire le ménage c'est travailler. pp. 37-41. Delphy Christine, L’ennemi principal, 2 t., Paris, Editions Syllepse, 2009 ; Guillaumin Colette,

11Tabet Paola, La construction sociale de l'inégalité des sexes – Des outils et des corps, Paris, L'harmattan, 1998.

12Observatoire des inégalités, "Les filles meilleures élèves que les garçons ?", Disponible sur: http://www.inegalites.fr/spip.php?article977&id_mot=124

13Arendt Hannah, Condition de l'homme moderne, Paris, Pocket, 2001.

14Aristote, Les économiques [1343a], Paris, Lefebvre, 1843.

15Sur les analogies entre sexage, esclavage et servage : Guillaumin Colette, Sexe, race et pratique du pouvoir, Paris, Côté-femmes, 1992.

16Il s'agit de l'expression sur le plan théorique du désencastrement de l'économique par rapport au social qu'à mis en évidence Karl Polaniy : La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983.

17Heidegger Martin, «La question de la technique », in Essais et conférences, Gallimard, 1958, p.9-48), Marcuse Herbert, L'homme unidimensionnel, Paris, Editions Minuit, 2009.

18D'Eaubonne Françoise, Le sexocide des sorcières, Paris, L'esprit frappeur, 1999.

19Goody Jack, La raison graphique, Paris, Edition de Minuit, 1979.

20Weber Max, L'ehtique du protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Pocket, 1989.

21Ibidem

22Marx Karl, Les manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1999.

23Ibidem

24Descola Philippe, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

25Comme le courant de la critique radicale de la valeur : Moisché Postone, Robert Kurz, Anselme Jappe...

 

26Weil Simone, « Perspectives – allons nous vers la révolution prolétarienne ? », in Oppression et liberté, Paris, Gallimard, 1955.   

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