Libéral-libertaire: les enjeux d'une confusion (IV)

 

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III- Egalité sociale, reconnaissance mutuelle et liberté individuelle

 

La liberté et l'épanouissement individuel se trouvent remis en question pour Proudhon lorsqu'il y a inégalité tant sur le plan politique qu'économique.

La justice en tant qu'équilibre social suppose pour lui la réalisation d'un double équilibre à la fois sur le plan politique et économique. L'équilibre entre autorité et liberté sur le plan politique est ce qu'il appelle le fédéralisme. Le fédéralisme de Proudhon est un confédéralisme juridique: l'échelon inférieur a toujours plus de pouvoir que l'échelon supérieur. L'équilibre économique est ce qu'il appelle le mutuellisme. « Ainsi, transporté dans la sphère politique, ce que nous avons appelé jusqu’à présent mutuellisme ou garantisme prend le nom de fédéralisme. Dans une simple synonymie, nous est donnée la révolution tout entière, politique et économique »35. Les obligations de solidarité économiques qui naissent du mutuellisme sont ce qui distingue ce système économique d'une simple assurance. L'équilibre suppose que l'ensemble des acteurs soient reconnus de manière égale et qu'entre eux, ils respectent des obligations de solidarité. Ce régime Proudhon l'appelle la démocratie ouvrière. A l'État est substitué la fédération; au capitalisme, le mutuellisme. C'est ce qu'il précise en commentant Le Manifeste des Soixante36: « « Sans l’égalité sociale, l’égalité politique n’est qu’un vain mot ; le suffrage universel une contradiction. » On laisse de côté la syllogistique et l’on procède par assimilation : Égalité politique = égalité sociale. Ce tour d’esprit est nouveau ; du reste il sous-entend, comme principe premier, la liberté individuelle »37. La conception libertaire de Proudhon implique donc une transformation profonde de l'organisation politique et économique. Mais celle-ci n'est pas réalisée par une révolution violente et c'est là un point qui le distingue de Marx38.

Il serait ainsi incorrect de confondre l'analyse de Proudhon avec une vision solidariste de type sociale-libérale. En effet, le solidarisme s'appuie sur l'Etat pour organiser une solidarité entre les différentes classes sociales, par exemple, par le biais d'un système de corporations professionnelles. Il serait alors possible d'abolir les conflits entre les ouvriers et les capitalistes en les réunissant dans des corporations unies par des liens de solidarité économique et organisées par l'Etat. Pour Proudhon, ce sont les ouvriers eux-mêmes, et non l'Etat, qui doivent mettre en place des formes d'organisation politiques et économiques alternatives. En outre, il ne peut pas y avoir union des classes, mais au contraire ces alternatives doivent êtres mises en place par les ouvriers de manière séparée de la classe bourgeoise: « Séparez-vous de qui s’est le premier séparé, séparez-vous, comme autrefois le peuple romain se séparait de ses aristocrates. […] C’est par la séparation que vous vaincrez ; point de représentants, point de candidats ! »39.

En effet, l'inégalité économique de la société capitaliste rend impossible la réalisation de la justice sociale dans le cadre de la représentation politique des républiques libérales. Proudhon contre Hobbes défend la thèse selon laquelle la guerre, comme fait social, n'est pas un fait anthropologique, mais la conséquence du paupérisme40. L'absence d'égalité économique provoque donc une conflictualité sociale. Ainsi, la notion de justice chez Proudhon n'est pas avant tout un idéal abstrait, mais le résultat immanent d'un rapport entre des forces sociales. Proudhon prône alors le fait que les ouvriers doivent s'organiser par eux-mêmes. Cela signifie que l'émancipation individuelle, dans une société inégalitaire, est inséparable d'une émancipation collective en tant que classe sociale. L'émancipation qui passe par des décisions autonomes des ouvriers et la réalisation d'un système économique et politique propre, c'est ce que Proudhon appelle la « capacité politique réelle ». Pour que celle-ci soit effective, il est nécessaire que trois éléments soient présents: « 1) de se former sur les questions qui intéressent la collectivité sociale une opinion en rapport avec sa condition, son avenir, ses intérêts ; 2) par suite, de rendre sur les mêmes questions, soumises à son arbitrage direct ou indirect, un verdict raisonné; 3) enfin, de constituer un centre d’action, expression de ses idées, de ses vues, de ses espérances, et chargé de poursuivre l’exécution de ses desseins »41. Proudhon propose ainsi à travers cette notion de «capacité politique », une conceptualisation de ce qu'on appellerait aujourd'hui l'empowerment collectif dont il fait une condition de l'empowerment individuel dans une société inégalitaire42.

 

Conclusion:

Quels sont en définitif les critères qu'il est possible de retenir pour distinguer une position libertaire d'une position libérale si l'on suit l'étude de l'oeuvre de Proudhon43 ? Une position n'est pas libertaire si elle présuppose qu'une plus grande liberté individuelle peut être obtenue au détriment des autres individus. Cela suppose donc que la société soit dans une situation d'équilibre des forces, d'égalité économique, c'est-à-dire de justice sociale. Cette situation suppose réalisée deux conditions. La première est politique. Il faut que l'ensemble des individus puissent participer également à la vie politique. La seconde est économique. Il est nécessaire de mettre en place une économie, qui ne repose pas sur la loi de l'offre et de la demande, mais sur des obligations de solidarité. La justice se caractérise par une situation dans laquelle il n'existe plus de guerre sociale liée à une division de la société en classes. Dans une telle société, chaque individu est respecté en tant que personne morale, tant sur le plan politique que sur le plan économique.

 

Il en résulte que la conception libertaire, qu'il est possible de tirer de Proudhon, suppose qu'il ne peut pas y avoir d'émancipation individuelle, sans émancipation collective. En effet, l'équilibre social est la condition de possibilité de l'épanouissement de chacun. En outre, il ne peut pas y avoir de justice politique sans justice économique, les deux sont liés. Il n'est plus alors possible de qualifier de libertaire des revendications qui se soucient de la liberté individuelle, sans tenir compte des libertés collectives, ni de revendications qui intègrent les libertés individuelles, sans tenir compte de l'égalité économique. Enfin, au sens fort du terme, la notion de libertaire implique une auto-organisation en dehors de l'Etat et de manière séparée de la classe sociale exploiteuse44.

 

Notes: 

 

 35 Proudhon Pierre-Joseph, De la capacité politique des classes ouvrières, Bruxelles, A. Lacroix, 1868, p.144.

 

 

 

36 Manifeste signés par soixante ouvriers en 1864 pour soutenir les candidatures ouvrières.

 

 

 

37 Ibid., p.65.

 

 

 

38 Lettre de Proudhon à Marx (17 mai 1846). Disponible sur: http://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_P.-J._Proudhon/Marx

 

 

 

39 « Lettre de Proudhon aux ouvriers en vue des élections de 1864 » (8 mars 1864). Disponible sur: http://www.monde-nouveau.net/spip.php?article75

 

 

 

40 Proudhon Pierre-Joseph, « Chapitre II- Principes fondamentaux de l'économie politique – Lois de pauvreté et d'équilibre », La guerre et la paix, Volume 2, Paris, A. Lacroix, 1869, p.143-153.

 

 

 

41 Proudhon Pierre-Joseph, De la capacité politique des classes ouvrières, Op.cit., p.50.

 

 

 

42 Bacqué Marie Hélène et Carole Biewener soulignent dans leur ouvrage sur l'empowerment que Proudhon peut être considéré comme l'un des auteurs qui propose une théorie qui anticipe cette notion. Op.cit., p.124.

 

 

 

43 Ainsi, si Déjacque a pu qualifier Proudhon de libéral, et non de libertaire, c'est parce qu'il a réduit ce projet uniquement au conflit entre capital et travail, et n'a pas pris en compte les rapports sociaux de sexe.

 

 

 

44 A titre d'exemple, on peut se demander si un mouvement social autonome de prostituées qui revendiquent l'accès à la protection sociale et des maisons autogérées ne s'inscrit pas dans le projet politique de Proudhon. C'est possiblement le cas, justement parce que se trouvent invisibilisés les rapports sociaux de sexe entre les clients et les prostituées. Dans une analyse des rapports sociaux de sexe, les clients font partie de la classe de sexe exploiteuse. Dans une telle logique, il ne devient plus possible d'entretenir des relations commerciales émancipatrices avec eux car ce sont des relations nécessairement inégalitaires tant que subsistent les rapports sociaux de sexe. La prostitution apparaît alors comme la conséquence d'une inégalité sociale et économique entre hommes et femmes.

 

 

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