De la classification chez Proudhon (III)

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Troisième partie: Le pluralisme dans la classification

 

Proudhon adopte une position pluraliste. Il existe une multiplicité de classifications possibles de la réalité. La science ne vise pas à réduire la réalité à une seule classification, mais à mettre en évidence le plus grand nombre de classifications possibles:

 

Celui-là serait donc bien peu philosophe et investigateur maladroit qui, se renfermant volontairement dans une des mille séries de la nature, prétendrait ramener à cet ordre restreint des créations ordonnées selon des combinaisons innombrables. Loin de là, notre intelligence des choses est d’autant plus profonde, notre compréhension d’autant plus vaste, que nous embrassons à la fois plus de séries et de points de vue.”

 

La position épistémologique de Proudhon est donc tout à fait singulière. Il adopte un point de vue réaliste en matière de classification. En revanche, il refuse toute ontologie ou réalisme substantiel et prône une position phénomèniste. En outre, il est pluraliste, et non universaliste, concernant le type de rationalité qui sert de principe à la classification: il existe plusieurs principes de classification dans la réalité.

 

Tirons de là une première conséquence : Notre science n’aura pas besoin, pour être absolue,de devenir universelle.

En effet, d’après tout ce que nous avons précédemment exposé, la connaissance est d’autant plus profonde,qu’elle s’élève à un plus haut degré dans les propriétés d’une série et les déterminations d’un point de vue ; elle est d’autant plus vasteou compréhensive,qu’elle embrasse un plus grand nombre d’aspects. Mais ce qui constitue l’absolude la connaissance, c’est la propriété et la régularité de la série.”

 

Il est donc possible de supposer l’existence d’un progrès dans une branche de la connaissance alors même que les autres aspects de la connaissance ne progressent pas car il existe plusieurs séries indépendantes:

 

Puisque chaque série renferme en elle-même son principe, sa loi, sa certitude, il s’ensuit que les séries sont indépendantes, et que la connaissance de l’une ne suppose ni ne renferme la connaissance de l’autre.”

 

Toutes les classifications en série ne sont pas mathématisables. Il en va en particulier ainsi des sciences sociales, comme l’économie, de la politique ou de la morale

 

Le classement des travailleurs, leur éducation, la balance de leurs droits et de leurs devoirs, sont des problèmes pour la solution desquels l’arithmétique est de peu de ressource.”

 

L’existence d’une pluralité de série et du caractère non-mathématisable de toutes les séries explique que pour Proudhon, il ne puisse pas y avoir d’unité des sciences:

 

Mais les sciences différent essentiellement et dans leur objet, et dans leur mode de sériation : une science universelle est donc impossible.”

 

L’hypothèse d’une unité des sciences, donc de la connaissance du monde comme totalité, dépasse, selon Proudhon, les possibilités de la connaissance humaine:

 

Quand donc on soutiendrait, ce qui ne peut même être prouvé, que la science universelle est possible objectivement, qu’elle existe en Dieu, par exemple, une telle science est pour nous comme si elle n’était pas, et notre thèse subsiste tout entière.”

 

La théorie de Proudhon lui parait compatible avec une conception non-métaphysique des sciences, une conception positiviste, ouverte à tous les progrès possibles en matière de connaissance scientifique. L’approche sérielle est avant tout une méthode. Toute recherche scientifique suppose d’établir une série. Mais cela ne préjuge en rien du type de série qui doit être adopté. Toute nouvelle classification sérielle peut être admise comme scientifique du fait du pluralisme.

 

De toutes ces considérations, il résulte que la métaphysique, ou théorie de la loi sérielle, n’est point science, mais méthode ; non point méthode spéciale et objective, mais méthode sommaire et idéelle ; qu’elle ne préjuge et n’exclut rien, accueille tous les faits et les appelle sans crainte d’être démentie par aucun ; qu’elle ne prétend nullement donner par elle-même la connaissance, et n’anticipe pas sur l’observation : bien différente en cela des prétendus systèmes universels”

 

Proudhon invite à se méfier d’un usage abusif de l’analogie qui, à partir de ressemblances, prétend établir une identité de structure entre deux séries. Chaque série est différente et ne peut être établie qu’à partir d’une observation empirique propre:

 

En comparant des séries dont l’objet, l’unité, la raison sont tout différents, on remarque souvent entre elles des ressemblances singulières, que l’esprit est tenté d’attribuer d’abord à une identité absolue de principe et de loi.[...] Mais il ne faut pas conclure de là que la nature ne fasse jamais que se répéter elle-même ; que chacune de ses œuvres est comme un miroir qui reproduit toutes les autres, et que telle série que nous pouvons soumettre au calcul nous donne le mot de telle autre à laquelle nous ne pouvons atteindre”.

 

Parmi les exemples d’analogies abusives, Proudhon cite celle qui consiste à considérer que le pouvoir dans la famille et le pouvoir dans l’Etat sont identiques. Il rappelle comment la science médiévale des alchimistes, mais également la théorie de Fourier, a fait un usage abusif des analogies entre séries. Les analogies ne sont valables qu’au sein d’une même série et non entre des séries différentes:

 

L’argument le plus familier aux partisans de l’égalité, celui que dans tous les temps ils ont employé le plus volontiers, consiste à mettre sur une même ligne la famille et la cité, puis à soutenir que, comme dans la famille les enfants sont tous égaux sous un même chef qui est le père, ainsi doivent être les citoyens dans l’État, sous une même autorité qui est la loi.”

 

La série existe dans la réalité: elle permet de dépasser le problème de l’antinomie entre la pluralité et l’unité. La série permet de tenir ensemble des phénomènes divers, mais sans les réduire à une identité.

 

Découvrir une série, c’est apercevoir l’unité dans la multiplicité, la synthèse dans la division : ce n’est pas créer l’ordre en vertu d’une prédisposition ou préformation de l’entendement, c’est se mettre en sa présence, et, par l’éveil de l’intelligence, en recevoir l’image.”

 

Conclusion:

Proudhon accorde à la classification dans la recherche scientifique une place primordiale. La classification permet selon lui de renoncer à une approche substantialiste et explicative de la connaissance qui correspondrait à ce qu’Auguste Comte appelle l’âge métaphysique. Proudhon défend une position à la fois réaliste et pluraliste en ce qui concerne l’existence des séries dans la nature. Néanmoins, il admet également un principe instrumental qui fait que parmi les classifications, celles qui sont adoptées à un moment par la science sont les plus commodes.

Il est alors intéressant de mettre en parallèle ces positions de Proudhon en rapport avec les orientations actuelles de la sociologie qui accorde une plus grande place à la pluralité des logiques d’action et avec l’analyse grammaticale en sociologie pragmatique.

 

 

 

 

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