Centralisme, réseau et fédération


 

            Ce texte s’intéresse à la manière dont fonctionnent les notions de réseaux dans la grammaire nietzschéenne et celle de centre dans les grammaires républicaine sociale et socialiste léniniste.

 

Centralité et réseau dans les trois grammaires de base de la gauche radicale

 

            Dans les grammaires léniniste et républicaine sociale, la notion de centre occupe une place importante. En effet, le Parti pour le léninisme et l’Etat jacobin pour le républicanisme social, constituent les intelligences centrales de coordination rationnelle de l’action. Dans le cas du républicanisme, l’Etat jacobin permet d’assurer la coordination des activités que les simples échanges contractuels de l’économie libérale ne permettent pas d’assurer (Durkheim: 1893 ). Dans le léninisme, le centralisme démocratique du parti bolchevique permet de garantir une conscience révolutionnaire que le prolétariat, même organisé dans des syndicats, ne possède pas (Lénine: 1902). Charles Tilly voit dans le processus de centralisation étatique et la révolution industrielle les conditions structurelles de la transformation des répertoires d’action militants qui émergent au milieu du XIXe siècle (Tilly: 1986). Cette dimension du centralisme comme caractéristique de la domination bureaucratique et capitaliste est prise en compte dans les analyses des marxistes braudéliens qui mettent en avant le rapport centre/périphérie comme dimension structurale de l’organisation du capitalisme. Outre les rapports d’exploitation entre classes sociales, le capitalisme en tant que système monde se double de rapports spatiaux entre centre et périphérie (Wallerstein: 2002). 

 

            Dans la grammaire nietzschéenne, sous-tendue par une épistémologie relationniste post-structuraliste, la forme d’organisation militante par excellence est le réseau (Hardt et Negri: 2004). Mais ce dernier n’est pas uniquement le mode d’organisation propre au néo-militantisme, il trouve également ses conditions de possibilité dans une transformation du capitalisme. Le capitalisme post-fordiste serait un capitalisme en réseaux (Boltanski et Chiapello: 1999). Ce ne sont pas les structures matérielles de production centrées sur les moyens de production, mais les dimensions culturelles et informationnelles du capitalisme qui deviennent prépondérantes. Les nouvelles formes de gouvernance supranationale marqueraient de leur côté la fin de l’Etat-nation centralisateur. Les mouvements de résistance au capitalisme ne sont pas les seuls. Ainsi existe-t-il, entre autres émanant des pays du Sud, des mouvements post-coloniaux où les dimensions culturelles sont davantage prégnantes que les dimensions économiques (Appadurai: 2005). Se trouve alors contestée la centralité du rapport capital/travail et mis en avant l’éclatement des perspectives contestataires: mouvements féministes, écologistes, minorités sexuelles, minorités ethniques....

 

 

Fédérer les contestations

 

            Quelles pourraient être alors les hypothèses d’une grammaire qui partirait de l’existence de la pluralité des mouvements sociaux, mais qui tenterait d’en penser la possible fédération, sans se satisfaire de leur éclatement postmoderne, mais sans reconduire le centralisme du léninisme ? Quelles seraient les hypothèses d’une grammaire qui penserait l’articulation des dénonciations de l’existence d’une pluralité de systèmes d’oppression conçus initialement comme autonomes ? L’interrogation qui est donc posée est en définitive la suivante: comment à partir du constat de la pluralité des revendications de légitimité à s’ériger en sujets de la transformation sociale, est-il possible de produire une théorie globale de l’oppression susceptible de constituer une grammaire de justification adéquate à un mouvement d’émancipation global ?

 

            Si l’on part de l’existence de mouvements sociaux dénonçant l’existence de systèmes d’oppression, il est possible d’émettre les hypothèses suivantes:

1) La critique et la lutte contre la centralité peuvent être analysées de manière générale comme une dimension de la lutte contre l’organisation hiérarchisée.

2) Les systèmes d’oppression peuvent être conçus comme structurés de manière homologue selon trois dimensions: inégalités économiques, hiérarchie dans la prise de décision, discriminations culturelles. 

3) Du point de vue d’une sociologie des rapports sociaux de domination, il s’agit d’analyser une situation à partir des critiques sociales ou artistes (Boltanski et Chiapello: 1999) qu’elle engendre. En effet, l’analyse scientifique, qui part des structures sociales, peut étudier le système dans sa triple structuration, mais non pas déterminer la manière dont les rapports sociaux le construisent. Ce sont les acteurs critiques seuls qui sont en situation de dire si dans telle ou telle situation est mis en oeuvre un rapport patriarcal, raciste, capitaliste ou l’ensemble de ces rapports. En effet, si le scientifique effectue ce geste critique, il se positionne de manière transcendante par rapport aux acteurs en prétendant trancher une question politique à leur place. Dans le cadre d’une grammaire des systèmes d’oppression, sont légitimes toutes les revendications dans la mesure où elles s’inscrivent dans la triple structuration que nous avons énoncée. Ainsi, par exemple, un mouvement social qui limite son analyse à la dimension culturelle ne s’inscrit pas dans le cadre grammatical utilisé.

4) C’est à partir de ces critiques qu’est induite l’existence des différents systèmes d’oppression et qu’est étudiée la façon dont leur interaction peut construire un système global à la fois économique, politique et culturel.

5) Une sociologie des structures sociales analyse ces structures non comme l’effet d’un mode de production principal: domestique pour le patriarcat ou capitaliste par exemple, mais comme le produit d’un système comprenant une triple structuration économique, politique et culturelle.

 

 

Bibliographie:

Appadurai, Après le colonialisme (2005)

Boltanski Luc et Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme (1999)

Durkheim Emile, De la division du travail social (1893)

Hardt Mickael et Négri Antonio, Multitude (2004)

Kergoat Danièle, “Articuler les luttes contre les différents rapports sociaux inégalitaires”, IRESMO,  (2011)

Lénine, Que faire ? (1902)

Tilly Charles, La France conteste de 1600 à nos jours (1986)

Wallerstein Emmanuel, Le capitalisme historique (2002)

 

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