Petite grammaire élémentaire de philosophie III

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III- Construction des problématiques à partir des trois positions de base

 

A- Exposé des combinaisons:

 

Il est possible de tenter, à partir de l’opposition de ces positions de base, d’éclairer les principales problématiques philosophiques. Ainsi, par exemple lorsqu’une question philosophique est posée, le problème philosophique contenu dans la question peut-être analysé à partir de l’opposition de ces trois conceptions de base.

A partir de la version basique de ces trois conceptions, il est possible de les opposer selon les modalités suivantes:

-     Corps (intuition sensible)/  Esprit (intuition intellectuelle)

- Matière mécanique (raison immanente) /Esprit (intuition intellectuelle)

- Raison (raison immanente)/  Sens (intuition sensible)

 

A un deuxième niveau, il est possible de les opposer deux à une, soit sur le plan gnoséologique (i.e de la connaissance), soit sur le plan ontologique (i.e de l’être).

Sur le plan gnoséologique, il est possible de dégager les deux problématiques suivantes:

- absolu/relatif: l’intuition intellectuelle et la rationalité matérielle permettraient de parvenir à une connaissance vraie de la réalité, l’intuition sensible ne permet de parvenir qu’à des opinions relatives concernant les apparences illusoires.

- subjectif/objectif: à la subjectivité de l’intuition sensible et à l’intuition intellectuelle (les deux supposant un sujet qui intuitionne) s’oppose l’objectivité de la rationalité.

Sur le plan ontologique, il est possible de dégager les deux problématiques suivantes:

- nature/esprit: à la nature mécanique de la rationalité immanente du réel ou à la nature vivante du sujet sensible s’oppose l’esprit transcendant la nature.

- nature/culture: à la nature vivante et changeante du sujet sensible s’oppose la culture caractérisée par la rationalité du social ou la transcendance de l’esprit.   

Enfin, une dernière tension traverse à la fois la dimension gnosélogique et ontologique, c’est celle entre immédiat et médiat: à l’immédiateté irrationnelle de l’esprit ou du vivant sensible s’opposerait la médiateté de la rationalité du réel matériel.

 

B- Application en didactique de la philosophie

 

Si on prend l’exemple d’une dissertation de philosophie, type sujet de classe terminale, il est possible d’analyser le processus de problématisation de la manière suivante.

Les sujets de philosophie sont bien souvent libellés sous la forme de questions fermées auxquelles l’opinion immédiate est tentée de répondre par oui ou non (ex: La technique nous libère-t-elle ?). La question présuppose une thèse qui est interrogée et donc son antithèse (ex: La technique nous libère/ La technique ne nous libère pas).

Il est également possible de dégager une notion qui va être l’objet central de la problématisation. Cette notion est celle sur laquelle le sujet fait porter en priorité le problème de la conceptualisation de cette notion. (ex: La technique peut-elle être définie comme un processus de libération ? : c’est sur les conceptualisations de la notion de technique par rapport à la notion de liberté que l’on va s’interroger).

Le travail de problématisation d’un sujet de philosophie consiste alors pour l’élève à retrouver à partir d’un travail sur les différents sens et les antonymes des autres notions du sujet, les différentes conceptions qui s’opposent et qui donnent lieu chacune à un concept spécifique de la notion de “technique” relativement à la notion de liberté.

Le problème consiste alors dans l’opposition entre deux de ces conceptions ou entre deux de ces conceptions et une autre.

Sous la thèse et l’antithèse, l’opinion immédiate confond en général sans les distinguer plusieurs conceptions philosophiques basiques que l’élève doit pouvoir distinguer pour construire un plan en trois parties.

 

Exemple de problématisation:

 

 

Thèse/Antithèse

La technique nous libère

La technique ne nous libère pas

Notion centrale

La technique

La technique

Les différents sens des autres notions et leurs antonymes

Liberté: connaissance rationnelle de la réalité.

Liberté: spontanéité, capacité d’auto-détermination de ses actes.

- libre-arbitre: capacité de la volonté spirituelle à ne pas être déterminée par la causalité matérielle

- spontanéité naturelle: suivre ses désirs, sa sensibilité (“faire ce que l’on veut, au sens de faire tout ce que l’on désire ”)

Aliénation: la technique nous rend étrangère à nous même.

Esclavage: la technique nous transforme en ses esclaves. Instaure un rapport de maîtrise et de servitude

Domination: la technique exerce un rapport de domination

Concepts de la notion centrale

1) La technique nous permet de réaliser tous nos désirs

2) La technique comme application de la science constitue une maitrise rationnelle de la nature

2) La technique comme application de la science constitue l’application d’une rationalité mécanique

a) qui soumet l’être humain en tant qu’esprit à cette rationalité

b) qui soumet l’être humain en tant que sujet sensible à cette rationalité.

Exemple de problmétisation

philosophique

(construit à partir de la

confrontation

de ces concepts)

La technique nous permet-elle des réaliser tous nos désirs

 

Nature

ou soumet-elle l’être humain à une rationalité matérialiste ?

 

Vs. Esprit

 

Exemples de problématisations possibles:

 

Nous n’allons pas analyser l’ensemble des combinaisons possibles qui s’ouvrent à partir des trois positions de base que nous avons examinées, nous nous contentrons d’en expliciter certaines qui permettent d’analyser la méthode suivie.

 

A- Analyse de différentes combinaisons possibles:

 

1) Nature vivante/Esprit: Sensualisme/Idéalisme:

- Conception sensualiste relativiste: La technique est issue de nos besoins sensibles, elle nous permet de réaliser nos désirs

- Conception idéaliste: Si la technique est issue de nos désirs sensibles, alors elle soumet le sujet spirituel à l’aliénation d’une rationalité instrumentale, utilitaire et la détourne du respect des principe moraux qui sont les seuls déterminants libres de son action.

- Problème philosophique: La technique est-elle une source de libération car elle nous permet de réaliser tous nos désirs ou est-elle la marque d’une soumission de l’esprit humain à ses désirs sensibles ?

 

2) Matière/Esprit et Raison/Esprit

- Conception matérialiste rationaliste: la technique moderne est issue de l’application des sciences modernes. Elle nous permet de maîtriser rationnellement la nature.

- Conception idéaliste: la technique traditionnelle est issue de l’intelligence humaine qui seule est capable de se donner des fins. Mais la technique moderne est issue de la science moderne, elle soumet la personne humaine à l’arraisonnement de la rationalité mécanique. Elle l’empêche de poursuivre les fins morales qui peuvent être les seuls buts d’une action libre.

Problème: La technique nous permet-elle de nous libérer en maîtrisant la rationalité de la matière ou au contraire soumet-elle la personne humaine à la domination d’une rationalité mécanique ?

 

3) Vivant/Raison, Nature/Raison

- Conception sensualiste: La technique empirique est issue des besoins sensibles, naturels. Mais la rationnalité scientifique introduit une rupture en produisant des techniques soumises à une rationalité mécanique. La spontanéité du vivant se trouve alors soumise à une rationalité mécanique.

- Conception rationaliste: La technique moderne apparaît comme issue de la rationalité mécanique de la science moderne. Elle nous permet de nous libérer en maîtrisant les lois immanentes du réel.

Problème: La technique est-elle libératrice car elle nous permettrait en tant qu’application de la science de maîtriser la rationnalité de la matière ou est-elle une source d’aliénation de notre spontanéité naturelle ?

 

B- Synthèse:

 

1- Concepts des notions de technique et de liberté:

 

Conception idéaliste:

- La technique est issue de l’intelligence humaine: elle est le produit de la capacité de cette intelligence à poser des fins.

- La liberté: c’est la liberté de la volonté, le libre-arbitre, la capacité à se déterminer sans causes.

 

Conception sensualiste:

- La technique est issue de nos besoins naturels. Elle est un moyen en vue de les satisfaire.

- La liberté est la spontanéité d’un vivant qui n’est soumis qu’à ses propres désirs et non pas contraint de l’extérieur.

 

Conception rationaliste matérialiste:

- La technique est issue de l’application des sciences modernes et leur rationalité mécanique

- La liberté est la capacité à connaître les lois rationnelles de la matière.

 

2- Problèmatisation à partir de la technique comme application des sciences modernes:

 

Cette problématisation du sujet insiste sur la tension entre la subjectivité de la liberté et l’objectivité de la rationalité (Subjectif/Objectif):

La technique est-elle issue des sciences modernes permettant ainsi à l’être humain de se libérer des contraintes de la nature par une maîtrise rationnelle des lois de la matière ? Ou au contraire, la technique comme application des sciences modernes conduit-elle à soumettre la spontanéité du sujet à une rationalité objective ?

 

3- Analyse des tensions internes:

 

a) L’idéalisme:

Dans cette conception, la tension naît d’un dualisme entre la nature et l’esprit. L’esprit est à même de poser des fins morales ou des principes, des normes. A l’inverse, la nature renvoie aux besoins du vivant. La technique a alors une finalité utilitaire qui s’oppose aux principes normatifs de l’esprit. La liberté de la personne morale se trouve alors soumise à des intérêts sensibles qui l’aliènent. Si la nature renvoie à la rationalité mécanique, alors la liberté de l’esprit se trouve soumise à la rationalité du mécanisme.

 

b) Le rationalisme matérialiste:

S’il peut y avoir aliénation, elle ne provient pas de la rationalité des techno-sciences, mais de l’usage des techniques. Ainsi, la “domination technique” peut masquer par exemple en réalité un rapport d’exploitation entre une classe capitaliste qui détient les moyens de production et le prolétariat qui n’a que sa force de travail à vendre. Ce n’est donc pas la techno-science en soi, sa rationalité mécanique, mais les finalités qu’on lui assigne qui posent problème.

 

c) Le sensualisme:

Le conflit naît ici d’une divergence dans l’interprétation de la nature. Le rationalisme matérialiste a fait disparaître toute spontanéité interne à la nature. La nature apparaît comme un mécanisme inerte. Or en réalité, le mécanisme n’est qu’un modèle d’interprétation de la nature qui en produit une simplification et ne peut donc rendre compte de la complexité du vivant. La technique est libératrice tant qu’elle poursuit des fins pragmatiques, mais elle rompt avec la nature lorsqu’elle s’organise selon sa propre rationalité mécanique ou lorsqu’elle poursuit d’autres fins que celles qui sont utiles à la vie.  

 

Conclusion:

L’utilité de cette grammaire nous semble résider dans sa capacité d’explicitation de différentes positions philosophiques possibles et des différentes problématisations d’une question. Elle permet de mettre en avant les différentes logiques possibles qui correspondent à ces différentes positions. Elle permet enfin de faire surgir des positions qui peuvent apparaître masquées en examinant l’ensemble du champ des possibles qui se dessinent. Son intérêt est donc triple: descriptif, logique et heuristique.

 

NB/ La finalité que suppose l’usage de la technique (rationalité moyen/fin) peut apparaître comme une propriété de l’esprit humain ou comme une propriété du vivant, mais elle n'apparaît plus comme une propriété de la nature matérielle dans la science moderne.

 

Annexe:  Tableau des grammaires de la philosophie

 

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