Anti-fondationnalisme et pragmatisme chez Proudhon I

Extraits commentés de “De l’idée de progrès” (1851) in Philosophie du progrès.

Première partie

 

Ce qui domine dans toutes mes études, ce qui en fait le principe et la fin, le sommet et la base, la raison, en un mot; ce qui donne la clef de toutes mes controverses, de toutes mes disquisitions, de tous mes écarts ; ce qui constitue, enfin, mon originalité comme penseur, si je puis m'en attribuer quelqu'une, c'est que j'affirme résolument, irrévocablement, en tout et partout, le Progrès, et que je nie, non moins résolument, en tout et partout, l’Absolu.”

 

Proudhon caractérise en premier lieu sa philosophie comme un anti-fondationalisme: sa philosophie ne consiste pas à partir d’un fondement transcendant ou d’une réalité en soi. Renonçant à une position métaphysique qui consisterait à dépasser les phénomènes, il prend acte de la mobilité phénoménale comme seule expérience à laquelle nous ayons accès.

 

Le Progrès, dans l'acception la plus pure du mot, c'est-à-dire la moins empirique, est le mouvement de l'idée, processus,- mouvement inné, spontané, essentiel, incoercible et indestructible. [...] D'où il suit que l'essence de l'esprit étant le mouvement, la vérité, c'est-à-dire la réalité, aussi bien dans la nature que dans la civilisation, est essentiellement historique, sujette à progressions, conversions, évolutions et métamorphoses. Il n'y a de fixe et d'éternel que les lois mêmes du mouvement, dont l'étude forme l'objet delà logique et des mathématiques.

 

Le progrès tel que le définit Proudhon, avant que d’être une notion morale, est uniquement une notion synonyme de mouvement, de processus. L’établissement de la vérité, c’est-à-dire de l’adéquation parfaite de notre connaissance à la réalité, apparaît comme un processus infini.

 

Le Progrès, encore une fois, c'est l'affirmation du mouvement universel, par conséquent la négation de toute forme et formule immuable, de toute doctrine d'éternité, d'inamovibilité, d'impeccabilité, etc., appliquée à quelque être que ce soit; de tout ordre permanent, sans excepter celui même de l'univers ; de tout sujet ou objet, empirique ou transcendantal, qui ne change point. L'Absolu, au contraire, ou l'Absolutisme, est l'affirmation de tout ce que le Progrès nie, la négation de tout ce qu'il affirme. C'est la recherche, dans la nature, la société, la religion, la politique, la morale, etc., de l'éternel, de l'immuable, du parfait, du définitif, de l'inconvertible, de l'indivis; c'est, pour me servir d'un mot devenu célèbre dans nos débats parlementaires, en tout et partout le statu quo (1).

 

Dans cette lettre, il semble que Proudhon congédie totalement toute prétention à l’établissement d’une vérité absolue et d’une réalité en soi, non seulement comme synthèse réalisable, mais même comme idéal régulateur. Pourtant quelques années plus tard dans son étude sur “Les idées” dans De la justice, il se montrera plus nuancé en concluant: “notre science, toute expérimentale qu'elle soit, ne subsiste que de la découverte et de l'affirmation de l'absolu ; en même temps" qu'elle est une classification de faits, un dégagement de rapports, une formule de lois, elle est une construction de l'absolu. Elle ne serait rien si elle ne concluait toujours par l'absolu. “

 

(1) Pourquoi le gouvernement despotique est-il appelé aussi absolu? Ce n'est pas seulement parce que le prince ou despote met sa volonté au-dessus de la volonté de la nation, son bon plaisir à la place de la loi. La personnalité et l'arbitraire dans le pouvoir ne sont qu'une conséquence de l'absolutisme. Le gouvernement est dit absolu, d'abord parce qu'il est de sa nature de concentrer, soit dans un homme, soit dans un comité ou une assemblée, une pluralité d'attributions dont l'essence est d'être séparées et sériées, d'après une déduction logique; en second lieu, parce que cette concentration une fois opérée, tout mouvement ou progrès devient impossible dans l'État, et par suite dans la nation. Les rois ne se disent-ils pas les représentants de Dieu ?... C'est qu'ils affectent, comme l'Être réputé absolu, l'universalité, l'éternité et l'immutabilité. — Le peuple, au contraire, division et mouvement, est l'incarnation du Progrès. C'est pour cela que la démocratie répugne à l'autorité : elle n'y revient que par la délégation, moyen terme entre la liberté et l'absolutisme.

 

L’anti-fondationalisme de Proudhon n’est pas seulement une thèse épistémologique, mais également politique. Là aussi en pragmatiste, il n’établit pas de rupture nette entre la science et la politique, les faits et les valeurs. Au refus de l’absolu en matière gnoséologique répond le refus de l’absolu en matière politique. Tout comme en philosophie, la notion d’absolu suppose le monisme, en matière politique, la notion de pouvoir absolu suppose la concentration des pouvoirs dans les mains d’un seul. A l’inverse tout comme l’anti-fondationalisme philosophique a pour corollaire le pluralisme et le mobilisme, l’anarchisme comme forme radicale de démocratie s’établit sur la participation du peuple dans sa pluralité et sa diversité à l’établissement du pouvoir politique. Alors que l’absolutisme est tourné vers le conservatisme politique, la démocratie suppose le progressisme.

 

Descartes, raisonnant à son insu d'après les préjugés de la vieille métaphysique, et cherchant à la philosophie une base inébranlable, un aliquid inconcussum, comme il disait, s'imagine l'avoir rencontré dans le moi, et il pose ce principe : Je pense, donc je suis; Cogito, ergo sum. Descartes ne s'est pas aperçu que sa base, prétendue immobile, était la mobilité même. Cogito, je pense, ces deux mots expriment le mouvement; et la conclusion, suivant la valeur primitive du verbe être, sum, (haïah), n'est encore que le mouvement. Il devait dire : Moveor, ergo fio, je me meus, donc je deviens!

 

Proudhon récuse le fondationnalisme cartésien. Le “Cogito” n’est pas un fondement. Il n’est pas une unité simple, il est un groupe, une force collective. Il n’est pas non plus une réalité stable et immuable, mais en devenir. Proudhon est ici proche des critiques qu’adressent Hume, Diderot ou Nietzsche au Cogito cartésien.

 

De cette double et contradictoire définition du progrès et de l'absolu se déduit d'abord, comme corollaire, cette proposition assez étrange pour nos esprits façonnés de longue main à l'absolutisme: c'est que le vrai en toutes choses, le réel, le positif, le praticable, est ce qui change, ou du moins qui est susceptible de progression, conciliation, transformation ; tandis que le faux, le fictif, l'impossible, l'abstrait, est tout ce qui se présente comme fixe, entier, complet, inaltérable, indéfectible, non susceptible de modification, conversion, augmentation ou diminution, réfractaire par conséquent à toute combinaison supérieure, à toute synthèse.

 

Proudhon est une fois de plus ici proche du relativisme absolu de Nietzsche: ce que nous appelons habituellement la vérité est en réalité une erreur. Néanmoins en tordant le bâton dans l’autre sens, Proudhon s’expose ici à un relativisme auto-réfutant. Si ce qui est immobile est faux, alors cette thèse ne saurait elle-même être susceptible d’être soutenue en continu sous peine de devenir fausse. C’est pourquoi Proudhon s’avère plus conséquent lorsque dans l’étude sur “Les idées”, il affirme que l’absolu doit être éliminé comme principe et qu’en même temps il demeure comme horizon.

 

En sorte que la notion de Progrès nous fournit immédiatement et avant toute expérience, non pas ce qu'on nomme un critérium, mais, comme dit Bossuet, un préjugé favorable, au moyen duquel il est possible de distinguer, dans la pratique, ce qu'il peut être utile d'entreprendre et de poursuivre, d'avec ce qui peut devenir dangereux et funeste; chose importante pour la gouverne de l'État et des affaires.

En effet, parmi tant de projets d'amélioration et de réforme qui se produisent journellement dans la société, il est indubitable qu'il s'en trouve d'utiles et de désirables, tandis que d’autres ne le sont pas. Or, avant que l'expérience ait décidé, comment reconnaître, à priori, le meilleur du pire, la chose praticable de la spéculation perfide? comment choisir, par exemple, entre la propriété et la communauté, le fédéralisme et la centralisation, le gouvernement direct du peuple et la dictature, le suffrage universel et le droit divin?... Questions d'autant plus difficiles qu'il ne manque pas d'exemples de législateurs et de sociétés qui ont pris pour règle l'un ou l'autre de ces principes, et que tous les contraires trouvent également leur justification dans l'histoire.

 

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