Sociologie pragmatique et classification grammaticale

 

La philosophie pragmatiste implique l’hypothèse d’une ontologie du flux. Dans une telle conception nos catégories, les mots, les classifications ne renvoient pas à un découpage qui existe en soi dans le réel, mais à des délimitations du réel qui sont introduites par les êtres humains par la pratique. Dans la conception critique, ces classifications sont les effets de rapports de pouvoir, dans la perspective pragmatiste, elles correspondent à ce qui est utile pour l’action. Ces deux perspectives sont-elles antagonistes ?

 

D’une théorie critique des catégories du langage

 

            Dans une perspective critique, “classer” c’est introduire de l’ordre (ordonner) selon une certaine hiérarchie. Dans une telle conception, non seulement les classifications n’existent pas dans la réalité, mais elles sont l’effet d’un rapport de domination.

            Dans les politiques critiques, élaborées dans la suite du linguistic turn ,comme le political correctness, une attention particulière est accordée à la déconstruction des catégories sémantiques et de ce qu’elles véhiculent. De même, dans les théories et les pratiques queer, il s’agit de déconstruire par la critique théorique, mais également par des micro-politiques d’expérimentation, les catégories de genre et de sexe.

            Au-delà de ces approches critiques, qui se limitent à la déconstruction des classifications, les approches matérialistes considèrent ce type de classifications du langage comme l’effet d’une organisation matérielle de la société en classes sociales qu’il s’agit d’abolir.

 

            Néanmoins, se pose alors un problème: toute classification est-elle la marque d’un rapport de pouvoir ? Et si non, à quelle condition le devient-t-elle ?

 

… à une théorie critique pragmatiste de la classification

 

            La conception pragmatiste ne consiste pas à effectuer une critique en soi de la classification par le langage du réel, mais à distinguer les classifications qui sont utiles pour la vie et celles qui sont l’effet d’un rapport de pouvoir au profit d’un groupe social dominant. 

 

            Cette différence d’approche distingue le pragmatisme de James du relativisme de Nietzsche. En effet, pour Nietzsche, ces classifications sont des erreurs utiles et au-delà, l’effet d’un différentiel entre des volontés de puissance. Les classifications sont l’effet du pouvoir d’un groupe sur un autre.

            Pour James, ce qui est établi par la pratique est non seulement utile, mais tend à la vérité, il ne s’agit pas d’une erreur. Par conséquent, nos classifications en tant qu’elles sont utiles pour la vie ne sont pas des erreurs.

 

            Néanmoins, et c’est là le problème, toutes les classifications ne sont pas utiles pour la vie, certaines sont bien l’effet de l’imposition d’un rapport de pouvoir. En réalité, si comme l’affirme Francis Bacon, “savoir, c’est pouvoir”, il faut néanmoins distinguer deux formes de pouvoir. En affirmant cela, il fait référence au “pouvoir de” ou “puissance” (potentia), mais à l’inverse, il existe des effets de “savoir-pouvoir” décris par Foucault et qui consistent non pas à constituer et à utiliser une classification parce qu’elle est utile pour la vie, mais pour contraindre, c’est le “pouvoir sur” (potesta).

 

            Le problème de ces classifications n’est pas tant qu’elles n’existent pas en soi dans la nature, mais qu’au lieu d’être utilisées comme des instruments utiles pour l’action orientée vers la vie sociale, elles peuvent être utilisées comme des instruments qui permettent l’établissement et la justification du pouvoir d’un groupe sur un autre.

 

            Une des caractéristiques de cet effet consiste dans une position réaliste qui tendà naturaliser les classifications. Au contraire, la position pragmatiste est celle d’un nominalisme qui considère ces découpages comme des généralisations issues de la pratique et qui ne doivent être que des instruments pour l’action en vue de l’utilité sociale.

 

            Du point de vue d’une politique des subalternes, il serait erroné, à notre avis, comme le prônent les politiques post-structuralistes, de déconstruire les identités et les classifications sociales avant même d’avoir aboli les classes sociales dans leur réalité matérielle.

            En effet, ce serait une position largement idéaliste que de penser que les effets de pouvoir ne tiennent qu’à des effets de langage. Les mouvements de subalternes se rapproprient généralement ces classifications sociales, qui fonctionnent comme des assignations, non pour les essentialiser, mais pour s’en servir comme nom leur permettant de se ralier, comme une bannière. L’objectif n’est pas dans ce cas de naturaliser les identités, mais en définitive d’abolir ces classifications sociales.

 

            En conclusion, toutes les classifications scientifiques n’ont pas une fonction de pouvoir de contrainte. Ainsi, le retrour en sociologie de l’analyse en termes de “classes sociales” illustre bien l’utilité de nommer les divisions au sein de la société avant de les dissoudre, elle montre également à l’inverse comment leur dissolution et leur invisibilisation par les analyses relationnistes post-strucutalistes ne sont pas des instruments d’émancipation.

            Ainsi, l’analyse que nous avons faite des grammaires de la gauche radicale n’a pas pour fonction d’essentialiser des divisions, mais de ne pas les invisibiliser illusoirement, afin de pouvoir ensuite les surmonter à la fois pratiquement et théoriquement.

 

Annexe: Révolution scientifique et révolution politique

 

Une des tensions qu’il est possible de mettre à jour entre théorie critique structuraliste et théorie de l’émancipation pragmatiste porte sur la question de la révolution. En effet, la remise en cause par le pragmatisme de la méthode consistant à établir une rupture avec le sens commun ne conduit-elle pas à remettre en cause la notion de révolution scientifique ? Or si on suit la logique pragmatiste de non-séparation des faits et des valeurs (et donc du savant et du politique -cf. par exemple Bruno Latour), cela ne conduit-il pas à supposer que le pragmatisme implique une politique réformiste tandis que toute politique révolutionnaire supposerait nécessairement une épistémologie rationaliste?

 

            Le pragmatisme semble impliquer une hypothèse ontologique continuiste. Or l’organisation sociale n’est pas celle d’un continuum sur lequel se situerait l’infinité des individualités humaines, mais celle d’une division hiérarchisée de la société en classes sociales.

            Cependant, il s’agit bien d’abolir cette organisation sociale, qui ne situe pas en continuité avec les présupposés sociaux du pragmatisme. Cette abolition implique bien une transformation radicale.

 

            Mais on peut se demander si, à l’inverse, le passage d’une conception de la société divisée en classes sociales inégalitaires à un continuum radicalement égalitaire n’implique pas une épistémologie rationaliste. Ne faut-il pas en effet effectuer une conversion de l’esprit qui nous amène à rompre avec nos conceptions habituelles de la société pour envisager une société qui ne serait plus organisée selon des classes hiérarchisées, mais selon un principe égalitaire?

 

            En réalité, la distinction sur ce point entre la conception rationaliste et la conception pragmatiste se situe au niveau suivant. Dans la conception rationaliste, il s’agit d’effectuer d’abord une conversion de l’esprit afin de parvenir à une révolution politique et sociale. Dans la conception pragmatiste, il ne s’agit pas de considérer que l’action suppose une théorie vraie. Il s’agit au contraire tout d’abord d’agir. C’est donc en quelque sorte de l’action révolutionnaire et de la brèche qu’elle introduit (celle de la rupture révolutionnaire) que découle la conversion de l’esprit. La démarche pragmatiste est donc celle d’une homologie: au processus révolutionnaire correspond un processus d’enquête. La rupture ne se situe pas au principe de la pensée et de l’action, mais elle en constitue l’horizon.

            La différence la plus importante se trouve donc à ce niveau: est-ce que l’on part en rompant avec le sens commun et en se considérant d'emblée dans la vérité qui devient la condition même de l’action ou est-ce que l’on fait de la conversion de l’esprit le produit d’un processus d’action ?

           

 

Bibliographie sélective sur la question des catégories du langage et de la classification:

 

Nietzsche Friederich, Vérité et mensonge au sens extra-moral

Duhem Pierre, La théorie physique, son objet et sa structure.

Bergson Henri, La pensée et le mouvement

Delphy Christine, Classer, dominer...

 

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