Rapports sociaux de domination et prise de décisions légitimes dans les organisations de lutte des dominés

Document de travail

 

La sociologie critique met en avant l’existence de rapports sociaux de domination. Mais dans une telle sociologie ce qui devient compliqué à penser, c’est la question de l’émancipation. Une telle sociologie effectue une critique de l’idéalisme des sociologies des épreuves de légitimité (du type “éthique de la discussion”) en mettant en avant l’impossibilité pour une éthique de la discussion de pouvoir s’établir entre dominants et dominés. Mais se pose le problème de savoir s’il est possible d’analyser de manière identique les rapports de domination et les discussions dans des arènes organisées par les dominants et dans des arènes organisées par les dominés eux-mêmes.

 

Une des critiques faites à l’éthique de la discussion est qu’elle ne saurait s’établir entre dominants et dominés. Pour illustrer en particulier cela, on peut souligner comment les activistes peuvent dénoncer les arènes de débats lorsqu’elles sont organisées par les pouvoirs publics. Ils les accusent en réalité de museler le débat et de le pré-orienter afin de s’en servir comme caution. Ce sont par exemple les critiques qu’ont pu essuyer les débats publics organisés sur les nano-technologies.

 

Mais qu’en est-il d’une assemblée générale, organisée par des personnes se présentant comme des dominés, et qui comprend par exemple des hommes issus des classes populaires, des femmes et des racisés? Cette arène est bien traversée par des rapports de domination. Les décisions qui y sont prises sont-elles illégitimes ? Comment peut-on les analyser ?

 

Quels sont les points qui peuvent distinguer ce type d’arènes d’un débat organisé par les pouvoirs publics ?

 

- On peut partir d’un premier exemple: la prise de décision dans l’assemblée est organisée de manière formellement égalitaire (démocratie directe).

-> Les conditions procédurales de la prise de décision peuvent donc apparaître comme un premier moyen de limiter les rapports de domination.

-> Mais nos observations nous ont permis de constater que cela ne suffisait pas. La prise de parole au sein de ces assemblées peut reproduire les rapports sociaux présents au sein de la société. Par exemple, la domination de ceux qui possèdent le plus grand capital scolaire.

 

- Il est possible de mettre en place des mesures visant à limiter de manière procédurale l’expression de ces rapports de domination.

-> Par exemple, certaines organisations utilisent le principe de la liste québécoise, qui consiste à donner en priorité la parole à ceux et celles qui ont le moins l’habitude de la solliciter.

 

Les règles apparaissent comme des moyens de diminuer l’intensité des rapports de force sans les faire disparaître totalement. Il est possible de mettre en avant le fait que ce qui peut distinguer une arène mise en place par les dominants et une arène mise en place par les dominés porte sur la capacité de cette dernière à produire des règles d’organisation de la délibération et de prise de décision égalitaire d’une part, et d’autre part des règles visant à limiter les rapports de domination au sein de l’arène.

C’est cette capacité qui constitue un des éléments qui permettent d’assurer une relative autonomie de l’arène militante par rapport aux rapports de domination qui existent dans la société.

 

Mais comment les minorités subalternes peuvent elle réussir à imposer aux autres dominés des règles qui leurs soient plus favorables ?

 

Un point qui peut peut-être permettre de compenser en partie les hiérarchies sociales se situe au niveau du savoir-faire militant que ceux qui sont les plus anciens et qui ont le plus d’expérience peuvent acquérir. Mais l'acquisition de ce savoir militant demande de la disponibilité en temps et sa rapidité d’acquisition peut être facilitée également par le capital scolaire dont disposait le militant et qu’il réinvestit dans le militantisme. En outre, ce savoir militant peut fonctionner comme un capital militant lorsqu’il est détenu par une personne qui possède déjà d’autres capitaux en amplifiant les rapports de domination.

 

Il est possible également que les subalternes (par exemple les femmes racisées) disposent par exemple d’un capital scolaire que ne possèdent pas les militants masculins et “blancs”, et puissent relativement compenser le rapport social qui leur est défavorable au sein de l’arène.

 

Le fait que ces militants s’organisent en force autonome peut leur permettre également d’agir dans ce sens. Par exemple, la constitution au sein d’une organisation d’une commission “femmes” qui arrive à peser comme une force structurée peut permettre d’imposer des règles telles que la parité.

De même, dans un collectif d’organisation, le poids militant (cela peut être en nombre) d’une organisation, par exemple de femmes, peut lui donner un rapport de force favorable dans l’organisation de l’action prévue.

Cette dimension peut être relativement proche du rapport de force que peut instaurer un syndicat au cours d’une négociation avec l’employeur. La différence néanmoins, c’est que dans le cadre de relations entre militants, au-delà du rapport de force, il s’agit d’envisager une alliance.

 

 

En conclusion, il est possible de se demander si la notion de champ et l’expression “autonomie du champ” (Bourdieu) peuvent être utilisées comme modèle pour penser les arènes militantes. Il nous semble que si l’on peut constater des points communs, il existe néanmoins des différences.

En ce qui concerne les points communs, on pourrait en voir dans le fait que le champ suppose l’existence de dominants et de dominés au l’intérieur du champ et de rapport de forces entre eux. Le second point c’est que l’autonomie du champ est constituée par les règles historiques propres qui le structure progressivement et qui le garantisse contre une hétéronomie liée à d’autres impératifs.

Néanmoins, les dominants et les dominés au sein du champ se situent par rapport aux hiérarchies propres à ce champ, alors que dans le cas qui nous occupe, les arènes militantes tentent de s’extirper des rapports sociaux de domination qui leur préexistent. Le second point c’est que les rapports de force au sein de ces arènes parviennent à instaurer des procédures qui visent à limiter les rapport de force au profit des épreuves de légitimité, mais les deux ne cessent pas entièrement de coexister.

C’est pourquoi d’ailleurs une sociologie de l’argumentation prend en compte à la fois la logique interne des arguments échangévisant à convaincre et les effets perlocutoires qui tendent à produire la persuasion.

 

Représentation graphique:

 

Pure  épreuve de                                                                  Pure         force                                                                   épreuve de légitimité 

 l------------------I----------------------------l----------------------------------->l

  Arène instituée par             Arène autonome

les pouvoirs publics

 

 

Entre les deux arènes, il n’existe pas une différence de nature, mais de degrés. Il est toujours possible d’effectuer une critique d’une arène auto-instituée par des dominés car elle n’est pas exempte de tout rapport de force même si elle se donne pour objectif de diminuer l’intensité des rapports de force, liés aux rapports de domination sociaux.

 

 

Annexe:

 

 

Niveaux d’analyse

Mouvement (1)

Organisation (au sens large, inclut également les collectifs informels)

Individu

Psychologie (motifs, raisons, intentions...)

Psychologie collective:

induit par hypothèse

 

Psychosociologie:

induit par hypothèse- Mais cette induction n’est pas effectuée à partir d’une approche individualiste, mais en prenant en compte l’insertion de l’individu dans une organisation ou dans un mouvement.

Textes

Analyse documentaire. Mais généralement pas d’homogénéité des textes produits au sein d’un mouvement. Diversité des textes. Analyse des controverses (sociologie de l’argumentation)

Analyse documentaire: étude des textes produits par l’organisation et de ses statuts

Statut de l’individu prévu par les textes de l’organisation -

Analyse des textes produits par l’individu

Discours de fait

Multiplicité des discours (sociologie des controverses: argumentation et effets rhétoriques)

Analyse des discours des mandatés qui représentent l’organisation

Analyse des discours des individus qui doivent être appréhendés par rapport à leur insertion dans une organisation et dans un mouvement, et pas selon une perspective individualiste.

Actions

Observations empiriques - étude des actions collectives - étude des épreuves de force

Observation empirique des stratégie d’action de l’organisation

Observation de fait des tâches de l’individu en question au sein de l’organisation et du mouvement dans lequel il s’insère. Pas d’approche individualiste.

Rapports sociaux

Induits par hypothèse des mouvements sociaux et des rapports de conflictualité sociale

Analyse des textes, des discours et des stratégies d’action de l’organisation en tenant compte par hypothèse des rapports sociaux.

Analyse des discours et des actions des individus en tenant compte par hypothèse des rapports sociaux

Théorie du système social

Construite à partir d’une mise en système de l’ensemble des rapports sociaux induits

 

 

 

Conclusion: Les grammaires sont construites à partir d’une analyse des textes, des discours et des actions des mouvements, des organisations ou des individus.

 

Irène Pereira

 

(1) La notion de mouvement désigne ici des entités collectives aux contours relativement imprécis.

Le mouvement peut être composé de différentes entités: organisations politiques, associations, syndicats, journaux, revues, individus...

La force collective (Proudhon) du mouvement s’exprime à travers: une ou des grèves, une ou des manifestations, des rassemblements, des occupations, des meetings, des communiqués...

Lors d’un conflit social dans une entreprise par exemple, les individus et les organisations mobilisés constituent un mouvement en ce sens. Ainsi dans le langage “journalistique”, lors d’une grève par exemple dans les transports, celui-ci sera annoncé de la manière suivante: “en raison d’un mouvement social, le trafic sera très perturbé...”. La notion de mouvement est également utilisée en ce sens dans le langage courant et scientifique: le mouvement de Mai 68, le mouvement de l’hiver 95, le mouvement de 2010 contre la réforme des retraites ...

C’est aux manifestations de cette force collective, de ces discours, de ces textes...que s'intéresse plus particulièrement la sociologie pragmatique de l’action collective. 

 

 

Annexe 2:  Subjectivité, rapports sociaux et structures sociales:

 

 

 

Conscience subjective des acteurs

Le degrés de conscience des acteurs peut être analysé à partir de leur degrés de pratique d’émancipation.

Rapports sociaux : activités concrètes de groupes sociaux en conflit les uns avec les autres. Ces rapports peuvent prendre la forme de conflits collectifs ouverts, de pratiques de résistance latentes, de rapports de pouvoir plus ou moins explicites.

Epreuves de légitimité :

Controverses par lesquelles des catégories sociales s’opposent. Elles ne peuvent être réduites à des épreuves de force. Une prise de décision démocratique dans une AG de militant, il serait problématique qu’elle ne soit que l’expression d’un rapport de force.

Epreuves de forces :

-Rapports d’émancipation : pratiques par lesquelles les opprimés tentent de transformer les rapports de pouvoir

 

- Stratégie d’action des acteurs : analyse la mise en place du rapport en termes de moyens et de fins.

 

-Rapport de pouvoir : pratiques par lesquelles les dominants imposent leur domination

Structures sociales

Les rapports sociaux construisent la structure sociale : les études statistiques macro-sociologiques saisissent des structures sociales (exemple la structuration de la société en classes sociales). Mais elles ne permettent pas de rendre compte de la manière dont elles se sont construites.


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