Quelle redistribution des richesses ?

L’actualité au prisme de la philosophie


Le débat sur la fiscalité a été porté ces derniers temps sur la place publique à travers d’une part l’ouvrage collectif dont l’un des auteurs est Thomas Piquetty, Pour une révolution fiscale (Seuil, 2011) (1) et d’autre part l'annonce du gouvernement, entre autres, de réformer l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF).

La réforme de la fiscalité pose la question de la répartition des richesses dans une société et de leur redistribution équitable. Cette redistribution des richesses peut assurer deux fonctions distinctes, l’une consistant à assurer le fonctionnement des institutions et services publics, l’autre consistant à verser des prestations sociales (comme la Cotisation sociale généralisée - CSG).

- L’Ancien régime: système des ordres et charité chrétienne.

On sait que c’est entre autres à partir de la question de la fiscalité, lors de la convocation des Etats généraux en 1789, que s’est déclenchée la Révolution française. L’organisation de la fiscalité induite par le système des ordres était perçue comme injuste par le Tiers Etat. Le système des privilèges (lois privées) induisait un type de fiscalité spécifique à chaque ordre. Les caricatures de la période révolutionnaire montrent ainsi un Tiers Etat (représenté bien souvent sous l’image de la paysannerie) assurant l’entretien des deux autres ordres.

Les services de l’assistance publique sont sous l’Ancien régime assurés principalement par les ordres religieux. L’institution religieuse y trouve ainsi une dimension de légitimation de son pouvoir social. Le financement de cette assistance aux plus démunis ou aux malades se fait par le biais de la charité. La redistribution des richesses est ainsi renvoyée au libre arbitre individuel, à la conscience morale de chacun et à la possibilité de gagner son salut par les oeuvres.

D’une certaine manière, cette modalité reste prégnante dans certaines conceptions libérales (inspirées par le protestantisme) où la réussite économique se traduit par des dons à des oeuvres caritatives (qui donnent droit à des déductions fiscales) ou par la création de fondations. Ainsi, ce mouvement de donation, chez certains milliardaires américains (Bill Gates ou Warren Buffet), se situe dans la lignée d’une tradition de philanthropie patronale développée au XIXe.

Pour sa part, dans L’Ethique (1677), le philosophe Spinoza se montre critique vis-à-vis de cette conception du soin des pauvres reposant sur la charité pour les raisons suivantes: “Les libéralités contribuent encore à se rendre maître du coeur des hommes, surtout de ceux qui n’ont pas les moyens de se procurer les choses nécessaires à la vie. Cependant il est clair que donner secours à tous les indigents, cela va beaucoup au-delà des forces et de l’intérêt d’un particulier, les richesses d’un particulier ne pouvant suffire à beaucoup près à tant de misères. De plus, le cercle où s’étendent les facultés d’un seul homme est trop limité pour qu’il puisse s’attirer l’amitié de tout le monde. Le soin des pauvres est donc l’affaire de la société tout entière, et elle ne regarde que l’utilité générale”.

- De la question de l’équité en République

L’abolition des privilèges (la nuit du 04 août 1789) conduit à la remise en question du système des ordres. Néanmoins se pose la question de savoir quel est le principe le plus juste sur lequel établir la fiscalité. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclame certes le principe d’égalité en droit de tous les hommes. Pour autant l’égalité fiscale entre tous est-elle le principe le plus juste ? N’est-il pas plus juste de mettre en place une fiscalité qui soit proportionnelle aux revenus de chacun ?
Les deux systèmes coexistent d’ailleurs encore dans notre système fiscal. Puisqu’un impôt comme l’impôt sur le revenu est un impôt direct proportionnel, tandis que la TVA, qui est une taxe indirecte, est payée de manière égalitaire par tous.

Concernant le soin des pauvres, la I ère République  proclame dans sa Constitution (1793) que: “Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.”  

Mais c’est dans le solidarisme, théorisé par Léon Bourgeois (Solidarité, 1896), que l’on trouve l’une des conceptions républicaines les plus abouties en France pour penser un devoir redistributif des plus riches vis-à-vis des plus pauvres par le biais de l’impôt. De fait, chaque individu, du fait qu’il a été enfant, a été dépendant pour son éducation des autres membres de la société et contracte une dette à l’égard de la société dans son ensemble. Ainsi quels que soient son mérite individuel et sa capacité à se faire tout seul (à être un “self made man”), il reste toujours redevable à la société de ce qu’il est devenu. Léon Bourgeois se montre ainsi favorable à ce que les plus riches contribuent par le biais de l’impôt à l’aide de ceux qui, pour des raisons de maladie ou de vieillesse, ne peuvent assurer leur propre subsistance, à l’établissement d’un système d’instruction publique.... Le solidarisme a en particulier une influence non-négligeable dans le vote en 1910 de la  première loi sur les retraites.  Ce sont également les radicaux-socialistes, dont fait partie Léon Bourgeois, qui défendent l’impôt progressif (1907).

Le philosophe libéral John Rawls a eu également, à partir des années 1970, une influence importante par la manière dont il a théorisé l’équité dans le débat intellectuel sur la redistribution des richesses. Dans Théorie de la justice (1971), ce dernier définit un système comme étant équitable si les inégalités profitent à ceux qui ont le moins. Il lui semble en effet que si on effectuait une expérience de pensée dans laquelle personne ne sait quel serait sa place dans la société future, les individus adopteraient deux principes. Le premier serait celui d’une égalité pour tous des libertés, des droits et de l’accès aux charges et aux fonctions. Le deuxième principe, c’est que nous accepterions les inégalités si les plus riches utilisaient en définitive au moins une partie de leurs richesses pour améliorer le sort de ceux qui ont le moins en leur procurant une situation meilleure que dans un système strictement égalitaire.

-Socialisme et répartition des richesses

Pour sa part, le mouvement socialiste, contrairement au républicanisme social, n’axe pas tant son action sur la redistribution des richesses que sur leur partage égalitaire (2). Le principe qui est à l’oeuvre est celui de l’égalité, plus que celui de l’équité.

Il s’agit par conséquent de partir, non pas d’une réflexion sur ce qui rendrait acceptables les inégalités sociales (démarche de Rawls), que d’une situation d’égalité économique réelle liée à une collectivisation des moyens de production.

Néanmoins, une fois établie cette collectivisation des moyens de production, la question de leur redistribution se pose. Deux principes vont à cet égard s’opposer: “à chacun selon son travail” ou au contraire “de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins”.

Ainsi Marx et Engels, dans leur Critique du Programme de Gotha, écrivent-ils:


“Qu'est-ce que le « partage équitable » ? Les bourgeois ne soutiennent-ils pas que le partage actuel est « équitable » ? [...] [De son côté] le droit égal est donc toujours ici dans son principe... le droit bourgeois. [...] En dépit de ce progrès, le droit égal reste toujours grevé d'une limite bourgeoise. Le droit du producteur est proportionnel au travail qu'il a fourni; l'égalité consiste ici dans l'emploi comme unité de mesure commune. [...] A égalité de travail et par conséquent, à égalité de participation au fonds social de consommation, l'un reçoit donc effectivement plus que l'autre, l'un est plus riche que l'autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal. [...] Dans une phase supérieure de la société communiste, [...] l'horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »


Ce qui signifie que, dans une première phase de transition, dans une société où l’appareil de production a été collectivisé, c’est encore le principe d’une répartition des biens selon la quantité de travail produite qui s’applique. Mais ce principe est insuffisant dans la mesure où il favorise ceux que la nature a dotés de plus de capacité de travail. En outre, il suppose l’élaboration d’un principe de redistribution permettant de prendre en charge ceux qui sont dans l’incapacité de travailler. C’est pourquoi, dans une seconde phase, quand le communisme est réellement atteint, le principe est que chacun contribue selon ses capacités et ait un accès aux biens produits en fonction de ses besoins et non de la quantité de travail qu’il a produit.


(1) Voir également le site Internet: Pour une révolution fiscale - http://www.revolution-fiscale.fr/
(2) Nous laissons ici de côté des oeuvres telles que Théorie de l’impôt (1861) de Pierre Joseph-Proudhon.

 

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