Lu: Nonna Mayer, Sociologie des comportements politiques, U-Colin, 2010, 316 p, bibliographie, index.

Par Nada Chaar

 

Résumé de l’ouvrage:

 

L’ouvrage s’attache à étudier les « actes manifestes pour un observateur extérieur, par opposition au for intérieur » (p. 5), dans la perspective ouverte par le behavioralisme américain, en mettant l’accent sur l’action, les conduites et les pratiques. Les comportements politiques renvoient à ceux des « gouvernés », aux rapports qu’ils entretiennent avec les « gouvernants » pris au sens large de l’Etat, des pouvoirs publics, des acteurs non-étatiques, et comprennent les pratiques du quotidien (p.7-8). Il s’agit de mettre au jour les régularités qui caractérisent les comportements politiques, en donnant une place importante aux controverses scientifiques, aux questions de méthode, aux données chiffrées et aux grandes enquêtes qui les produisent, tout en essayant de situer la recherche française en référence aux travaux précurseurs nés aux Etats-Unis après 1945.

 

La première partie de l’ouvrage, « participer en démocratie », s’attache à la « tension entre l’idéal participatif et sa mise en œuvre dans les démocraties représentatives ».

Le chapitre 1, intitulé « la dynamique démocratique », expose le débat qui oppose depuis le XVIIIè s. les tenants d’une démocratie minimaliste, qui limite la citoyenneté au rôle de l’électeur, aux partisans d’une citoyenneté plus active. Il explique également l'opposition plus récente entre idéal délibératif et idéal participatif, tout en soulignant les limites des deux modèles. Mais ce chapitre traite surtout de l'institutionnalisation de la participation, un processus qui est étudié selon le modèle introduit par Thomas E. Marshall dans Citizenship and Social Class (1950), qui affirme que la citoyenneté est le résultat de l'addition historique des droits, civils, politiques et sociaux. Ainsi, l’ouvrage reprend les étapes de la « conquête des libertés publiques » (p. 23), de « l’extension du droit de suffrage » (p. 24) et de la professionnalisation progressive de la vie politique. Il explique le passage d'un âge du parlementarisme à une démocratie des partis puis à une démocratie du public, avant de montrer les remises en cause de la démocratie représentative par les procédures de démocratie directe et de « concertation et d’association du public à la prise de décision au niveau local » (p. 30).

Le chapitre 2, intitulé « les approches des comportements politiques », montre d'abord l’élaboration aux Etats-Unis, après 1945, du paradigme behavioraliste, qui tente d’expliquer, en les quantifiant au moyen de grandes enquêtes, les « attitudes », c'est-à-dire les dispositions acquises et relativement persistantes, qui s'intercalent entre le stimulus politique et la réaction de l’électeur. Les travaux de ce courant sur la participation politique, en particulier ceux de Lester Milbrath, Political Participation. How and Why People Get Involved in Politics? (1965) et de Gabriel Almond et Sidney Verba, The Civic Culture (1963), inaugurent le paradigme minimaliste : ils montrent, notamment avec la figure de la pyramide de l'engagement, une hiérarchie de l’engagement politique qui va de l’apathie, qui concerne la grande majorité des Américains, à une activité politique importante, qui n'implique qu'une infime minorité de la population. Ces enquêtes se fondent sur les concepts de compétence et de culture civique pour montrer que la stabilité des systèmes démocratiques repose en grande partie sur la passivité du plus grand nombre.Mais dès les années 1960, l'interactionnisme symbolique vient réhabiliter les acteurs, en insistant sur le sens qu’ils donnent aux situations qu’ils vivent et en accordant plus de place aux méthodes qualitatives. La théorie des choix rationnels, en insistant sur l’intentionnalité des acteurs, fait de l’abstention un choix rationnel et acquiert rapidement une place dominante dans les sciences politiques. La « révolution post-behavioraliste », issue des théoriciens behavioralistes eux-mêmes, dénonce « le caractère illusoire d’une démocratie fondée sur l’exclusion de la majorité de ses citoyens » (p. 42) et le tournant cognitiviste introduit le concept de « rationalité limitée » pour montrer que les acteurs s'adaptent à leur environnement en fonction de leurs capacités cognitives, redonnant ainsi une place aux cadres interprétatifs, aux croyances, aux valeurs et aux émotions. Les approches néo-institutionnalistes, enfin, réintroduisent les normes et les procédures dont l'influence est importante sur les comportements politiques, tout en insistant sur le « capital social »(les réseaux qui connectent entre eux les citoyens pour former la communauté civique). De ces remises en question découle, à partir des années 1970, le modèle « SES » (Statut socio-économique), qui montre la corrélation entre participation et statut socio-économique et permet de prendre en compte le critère d'ethnicité et le gender gap. Ces évolutions concernent peu la sociologie politique française, qui accorde sa préférence aux méthodes qualitatives. Les travaux de Guy Michelat, fondées sur des enquêtes qui cherchent à montrer les liens entre Classe, religion et comportement politique (1977) dans les années 1970, font exception. Par ailleurs, en France, c'est une approche par la non-participation qui prévaut, mettant l'accent sur les concepts de dépolitisation, d'abstention, d'exclusion politique ou de désengagement, ce qui va de pair avec une approche en termes de classes sociales et de domination, qui s'intéresse, sous l'influence la sociologie bourdieusienne, aux compétences objectives (s'y connaître en politique) et subjectives (avoir le sentiment d'une légitimité à donner son avis) des acteurs politiques. Enfin, l'idéologie républicaine empêche en France la prise en compte des questions de race, de genre et d'immigration.

 

La deuxième partie de l'ouvrage s'intitule « autour du vote ».

Le troisième chapitre explore l'approche géographique ou écologique du vote, inaugurée en 1913 par André Siegfried, qui tente d'expliquer les résultats électoraux par l'environnement géographique, social ou historique. Cette approche, revisitée par Paul Blois (qui redonne toute leur place aux ruptures historiques) en 1960, reste très présente et reprend un second souffle avec la montée dans les années 1980 du Front National et l'inscription différentielle sur le territoire du vote en sa faveur. Avec les progrès de l'informatique, elle prend un tournant quantativiste. Sous l'influence des travaux du Suédois Tingsten dans les années 1930 et de l'Anglais Miller dans les années 1970, l'écologie du vote intègre les effets du contexte social pour faire la part, dans le vote de chaque électeur, de l'appartenance sociale individuelle et des effets de composition sociale des circonscriptions électorales. Cette procédure d’inférence écologique tend aujourd'hui à se complexifier en combinant notamment les caractéristiques contextuelles à des variables individuelles (le niveau d’études, la jeunesse ou le sexe par exemple).

Le quatrième chapitre traite de "l'individu électeur". Il montre la prise en compte des comportements individuels des électeurs par trois courants issus de la sociologie américaine. Celui de Columbia, derrière Paul Lazarsfeld (The People's Choice, 1944), « jette les bases d’un “modèle sociologique” du comportement électoral » (p. 82) qui affirme qu’« une personne pense politiquement comme elle est socialement ». Les électeurs se sont en fait décidés bien avant la campagne, ce qui permet de dégager un “indice de prédisposition politique” (qui combine statut social, religion et lieu de résidence) et une influence forte des relations interpersonnelles et des convenances. Le modèle qui se met en place à l'université de Michigan derrière Angus Campbell (The Amercian Voter, 1960) privilégie en revanche une approche psycho-politique qui reconstitue le processus de décision de l’électeur selon un « entonnoir de causalité » qui va des variables sociodémographiques aux caractéristiques propres à l’élection, en passant par l’identification partisane et l’attitude par rapport aux enjeux. La notion d’ « identification partisane » est au cœur du modèle. Cet « attachement affectif durable à un des deux grands partis » (p. 85) sert de repère politique aux moins politisés, expliquant la stabilité des choix électoraux. Ce paradigme est remis en question dans les années 1970, les enquêtes montrant une baisse de la fréquence et de l’intensité de l’attachement aux deux grands partis, les acteurs devenant plus sensibles à l'offre politique du moment et au profil des candidats. Ces changements s'expliqueraient d'après Ronald Inglehart (The Silent Revolution, 1977) par le passage à la société postindustrielle, un renouvellement générationnel et le développement des valeurs « post- matérialistes », fondées sur l'émancipation individuelle et l'accomplissement de soi, qui viendraient remettre en question les fondements de l'autorité politique. C'est dans le cadre de ces débats que s'impose, à partir des années 1970, le modèle de la rationalité des acteurs, inauguré par Anthony Downs (An Economic Theory of Democracy, 1957), qui, dans une approche économique, met l'accent sur la dimension instrumentale du vote et sur la capacité des électeurs à compenser leur manque d'information au moyen de « raccourcis cognitifs ». Le contexte européen est néanmoins assez différent : avec un héritage marxiste très important, les études s'intéressent surtout aux partis, qui se seraient construits ici sur une base de classe, synthétisant, au terme des deux révolutions nationale et industrielle, des oppositions sociales en divisions politiques. D'où l'intérêt pour le « vote de classe » et l’opposition, établie en France, dans les années 1960, par Guy Michelat et Michel Simon, entre sous-cultures catholique et ouvrière. La notion d'identification partisane étant difficilement compatible avec le contexte des systèmes multipartisans européens, les indicateurs mesurent plutôt le positionnement sur l’axe gauche-droite. Un point commun néanmoins entre l'Europe et les États-Unis est l'arrivée dans les études sociologiques pendant les années 1970 de l'instabilité électorale, liée à la diversification de l'offre politique, à l'érosion dans les sociétés postindustrielles des bases sociales des clivages partisans et à l’attention croissante des électeurs aux enjeux.

Le cinquième chapitre, montre la complexification dans un tel contexte du débat sur les facteurs du vote. En Europe comme en Amérique, les variables lourdes, classe, religion, se trouvent concurrencées par d'autres, liées aux identités collectives des électeurs, au genre et aux effets d'âge et de génération. Les enjeux non-économiques formeraient désormais une « seconde dimension » qui viendrait complexifier la vie politique (p. 127) en y introduisant une opposition entre des valeurs non-matérialistes sur un axe libertaire/autoritaire ou universaliste/anti-universaliste selon les études. Un vote culturel, dépendant du niveau d'études, viendrait compenser les effets du vote de classe. Les sociologues, avec le tournant cognitif, cherchent alors, avec le courant expérimental d’approche de l’opinion, à réhabiliter la façon dont l'électeur prend sa décision et compense son déficit d’information politique. Outre les raccourcis cognitifs, il met en valeur le rôle fonctionnel des affects et notamment de l'anxiété dans la décision électorale. « L'électeur raisonnant » (p. 133) est désormais au centre des enquêtes, qui intègrent également une approche macropolitique qui prend en compte le « public mood », qui mesure l'« humeur » de l'électorat, essentiellement liée à la perception de la situation économique.

Le sixième chapitre, "le moment électoral", montre un recentrage des études sur l'élection elle-même et sur les structures, les règles et les normes qui façonnent les votes, avec les approches néo-institutionnalistes. Les études montrent que la nature de la consultation (nationale, locale, européenne) joue sur le choix électoral, ce que traduisent notamment le vote partagé et le concept de « vote expressif » (p. 140-141). L'influence des modes de scrutin a fait l'objet d'une analyse désormais classique mais controversée par Maurice Duverger. La question du vote stratégique et du vote utile est également abordée et l'ouvrage explique les méthodes de l'approche expérimentale des effets des modes de scrutin. L'offre politique est également un élément fortement contraignant du comportement électoral, ainsi que les campagnes électorales et les médias. Aujourd'hui, on revient sur le« modèle des effets limités » issu de l'école de Columbia, en montrant que, sans avoir une influence déterminante sur le vote, les médias jouent un rôle important dans l'élaboration de l'agenda politique et de la visibilité des candidats, la construction des images et des enjeux étant un élément important de la campagne. Les chercheurs s'intéressent également à la question de l'influence des sondages, qui ont longtemps fait l'objet d'une forte méfiance en France, la tendance étant aujourd'hui au contraire à nuancer leurs effets. Au total, les sociologues, pour résoudre le paradoxe qui consiste à dire à la fois que les campagnes comptent et que les élections sont prévisibles, insistent sur l'interaction entre les variables individuelles, l'information privée et publique dont dispose l'électeur et l'offre politique ainsi que sur les modèles de renforcement qui en découlent.

 

Comme son titre, « au-delà du vote », l’indique, la troisième partie s'intéresse aux comportements politiques qui sortent du domaine électoral.

Ainsi, le chapitre sept, « Choisir... ne pas choisir », s'intéresse au retrait électoral (non-inscription, abstention, votes blancs ou nuls), longtemps moins étudié que le vote mais aujourd'hui devenu un élément central des comportements. On a commencé par expliquer la non-participation électorale par le déficit de ressources sociales et culturelles et le défaut d'intégration sociale. Des variables comme le genre, l'âge, le facteur ethnique (aux États-Unis) ou l'ancienneté de l'installation dans le pays (en Europe) sont venus compléter ce modèle. Plus récemment, les sociologues se sont intéressés à la logique politique de la non-participation électorale : la nature de l'élection, les types de scrutin, les modifications du corps électoral, l'État du système partisan sont en effet des éléments d'explication de la variabilité de la participation au niveau individuel. Une approche économique du vote vient également faire de l'abstention un acte politique rationnel : c'est l'acte de voter lui-même qui est présenté par Downs comme un paradoxe, que les sociologues ont tenté de résoudre en termes de satisfactions psychiques, de rationalité « axiologique » (guidée par l'adhésion au régime démocratique) ou encore en tenant compte des normes civiques et de la pression sociale. Mais depuis les années 1980, « le problème est moins de comprendre le paradoxe du vote que la montée de l'abstention » dans des démocraties qui connaissent pourtant une hausse rapide du nouveau d'éducation. Les sociologues prennent désormais en compte l'existence d'un abstentionnisme délibéré et analysent le vote blanc comme un geste politique de mécontentement. Les comportements de retrait électoral témoigneraient « d'une individualisation de la société, d'une prise de distance à l'égard de la politique électorale ou d'une forme de politisation critique, « négative » » (p. 196).

Le chapitre 8, qui s'intitule « action collective et mouvements sociaux », s'intéresse aux comportements politiques non-conventionnels, longtemps laissés à l'écart parce qu'ils ne concernent souvent qu'une minorité d'individus et sont entachés d'un soupçon d'illégitimité. Depuis la fin des années 1960, ces comportements s'imposent aux sociologues, qui les étudient soit à travers le concept de mouvements sociaux soit en se centrant sur les acteurs mobilisés et leurs modes d'action. Si la sociologie n'est plus marquée, après 1945, par la peur des foules qui caractérisait le tournant du XXè siècle et les années 1930, elle reste influencée jusqu'aux années 1970 par un modèle éruptif qui pense les mobilisations avant tout comme la conséquence de frustrations collectives qui se transforment en violence politique. C'est la vague contestataire de la fin des années 1960 et des années 1970 qui vient renouveler les approches avec deux modèles différents : en Europe, celui proposé par Alain Touraine, des nouveaux mouvements sociaux (qui, tout en prenant en compte la transformation des valeurs dans une société post-matérialiste, reste fortement influencé par le marxisme) et aux États-Unis, celui inspiré de la théorie des choix rationnels et de la mobilisation des ressources. Ce deuxième courant, qui s’impose rapidement en Europe, s'inspire de l'ouvrage désormais classique de Mancur Olson, La logique de l'action collective (1965), qui souligne la nécessité d'intéresser les acteurs à l'action collective par des incitations qui viennent compenser la possibilité du ticket gratuit. À partir de ce modèle, dans les années 1970, une approche économique insiste sur la professionnalisation croissante des mouvements sociaux en se concentrant sur les organisations, qui formeraient une véritable industrie des mouvements sociaux dont la fonction est la mobilisation des ressources. Une autre approche, de type sociologique, montre que les collectivités les plus susceptibles de se mobiliser sont les plus organisées. Dans les années 1980, une approche politique des mouvements sociaux place au cœur des mobilisations les stratégies concurrentes de lutte des acteurs et les répertoires d’action ou tente, avec le concept controversé de « structure des opportunités politiques », de saisir les conditions favorables à l'émergence des mouvements sociaux. Enfin, avec le tournant culturel des années1980, la frame analysis met l’accent sur les cadres symboliques de l'action collective et sur le travail accompli par les mouvements sociaux de production de schémas interprétatifs, tandis que de nouvelles études viennent redonner leur place aux passions et aux émotions ainsi qu'à« l'art de la protestation ». Plus récemment, les chercheurs, en se démarquant du paradigme structurel organisationnel, se sont intéressés à des mobilisations plus spontanées et à des organisations ad hoc : mobilisations des sans et mobilisations improbables de personnes en situation précaire. Il existe trois types de méthodes d’enquête. Les enquêtes par sondage cherchent à saisir le « potentiel protestataire », en s'intéressant aux modes d'action qui obtiennent l'assentiment des enquêtés, avec l'inconvénient de mesurer l'intention sans prendre en compte le passage à l’acte. La Protest Event Analysis s’appuie sur des sources de presse ainsi que des sources administratives et policières, avec l'inconvénient que les sources de presse créent une vision biaisée de la conflictualité sociale en ne couvrant qu'une proportion infime des épisodes contestataires. La troisième méthode est celle des sondages dans la manifestation. Les résultats montrent une continuité entre formes conventionnelles et non conventionnelles d'action politique, une institutionnalisation et une pacification des modes d’action protestataires et, dans nos sociétés post-matérialistes et individualistes, … la prédominance des revendications matérialistes et la place centrale des organisations dans la mise en place des événements protestataires.

Le chapitre 9 s’intitule « militer aujourd'hui ». Le militantisme a longtemps été moins étudié que le comportement électoral et les travaux sur les partis se sont davantage intéressés aux organisations et à leurs structures qu'à leurs militants. Le militant communiste a longtemps été le modèle incontournable en Europe. C'est l'émergence à la fin des années 1960 des NMS et le dynamisme du secteur associatif qui entraînent un regain d'intérêt pour l'engagement militant sous toutes ses formes et un renouvellement des approches. L'explication psychosociale du militantisme insiste sur l'influence du milieu et des groupes d'appartenance, sur les attitudes et les aptitudes ainsi que sur la mobilisation des ressources. L'approche économique met l'accent sur les rétributions du militantisme, notamment pour remettre en question en France, « une vision « enchantée » du militant inspirée par la vulgate communiste » (p. de 232). Un dernier modèle insiste sur la variabilité des formes d'engagement et de leur intensité d'un pays à l'autre et en montrant que les facteurs individuels interagissent avec le contexte institutionnel et l'offre des organisations. Les sociologues ont également cherché à expliquer depuis les années 1990 la dynamique de l'engagement et du désengagement, donnant ainsi une place centrale à la temporalité de l'engagement et au concept de « carrière militante ». Les études insistent sur la position du militantisme dans le cycle de vie, les effets de génération, les moments (notamment avec la notion d'« événement critique ») et la durée de l'engagement. Le désengagement a été moins étudié que l'engagement jusqu'à une date récente même si l'approche économique des carrières militantes l’a néanmoins intégré, avec les travaux désormais classiques d’Albert Hirschman, dans un cycle qui alterne engagement, loyauté et défection. Les sorties d'engagement ont également été étudiées en termes de coûts à la fois économiques et psychologiques. Les devenirs militants ont été étudiés au-delà des carrières elles-mêmes, les chercheurs essayant de suivre sur plusieurs années des militants qui se sont engagés à des moments-clés comme le mouvement pour les droits civiques aux États-Unis ou Mai 68 en France. Enfin, les sociologues opposent aujourd'hui anciens et nouveaux militants. Ils montrent à la fois une recomposition du paysage militant et, dans un contexte de désyndicalisation, de baisse des effectifs des partis et de forte vitalité du mouvement associatif, une autonomisation de ce qui est considéré comme un « champ » ou un « espace » des mouvements sociaux. Les militants eux-mêmes présenteraient désormais un profil nouveau, marqué par une individualisation croissante et une autonomie à l'égard des organisations, qui contraste avec la figure de l'engagement total du militant communiste. Néanmoins il faut nuancer la féminisation de l'engagement et l'idée, induite par le déploiement du mouvement altermondialiste, d'un militantisme transnational qui déboucherait sur une société civile mondiale. La rupture qui existerait entre ancien et nouveau militantisme doit également être réévaluée, les deux étant relativement imbriqués.

Le chapitre 10, « Parler politique », traite d'un objet qui s'impose seulement dans les années 1990. La discussion politique a d'abord été conçue comme une « participation en mode mineur » (p. 256) dont la fonction aurait été de renforcer des prédispositions politiques existantes. Une telle approche, un temps éclipsée par le modèle de Michigan puis par ceux du choix rationnel, revient aujourd'hui en force. C'est dans la sphère privée, avec des personnes de la même opinion, que se déroulent habituellement les conversations. La discussion est néanmoins aujourd'hui considérée comme un indice de politisation et d'une « libération de la parole » et d’une baisse du sentiment que la politique est une affaire de spécialistes (p. 259), même si la propension à parler politique reflète encore des variables telles que le niveau de diplôme, le genre, le revenu ou le patrimoine, déterminants que peut compenser malgré tout l'intérêt pour la politique. Les mécanismes d'évitement restent cependant importants, les individus redoutant encore la confrontation avec des opinions contraires, par crainte du conflit et parce que leurs opinions leur paraissent d'ordre privé. Les processus de politisation de la parole font l'objet d'un débat entre ceux qui mettent en avant la délibération et le consensus et ceux qui montrent que la discussion favorise au contraire l'émergence des désaccords et des clivages. Enfin, les discussions politiques sur Internet forment un sujet de controverse entre les tenants de l'idée d'une cyberdémocratie et ceux qui insistent au contraire sur la valorisation des positions extrêmes, l'évitement des opinions contraires et la fracture numérique.

 

La conclusion de l'ouvrage, « participer en Europe aujourd'hui », tente d'articuler les différents comportements politiques décrits en s'appuyant sur les résultats de l'enquête sociale européenne (ESS, 2002-2003), qui couvre des activités politiques « conventionnelles » (lecture des journaux, vote, contact avec les élus) et « non conventionnelles » (manifestations, achats éthiques) pour proposer un état des lieux de l'intensité et des inégalités de participation en Europe. Cette enquête permet d'établir une « hiérarchie des activités politiques » et un « indicateur global de participation », pour finalement « [relativiser] l'idée reçue d'une dépolitisation à grande échelle » (p. 273). Elle s'intéresse également aux facteurs d'inégalité, pour montrer que si les variables sociologiques, le capital social et l'orientation idéologique pèsent fortement sur la participation, le facteur le plus déterminant reste l'intérêt déclaré pour la politique, soulignant ainsi « l'autonomie relative du politique » (p. 277). L'enquête souligne également la spécificité du profil d'une « une France contestataire » (p. 278), qu'elle intègre dans un clivage plus large entre une Europe du Nord social-démocrate aux mécanismes d'intégration collective et politique bien rôdés et une Europe du Sud où la participation reste faible, et qu'elle explique également par des caractères nationaux tels qu'une forte centralisation et un rapport particulier à l'autorité. Enfin, la conclusion répond à la question« crise de la démocratie ou de la représentation ? » (p. 281), en réaffirmant l'attachement des Français à la démocratie et au vote, la permanence de l'intérêt déclaré pour la politique, tout en montrant le déplacement de la légitimité politique du suffrage sur de nouveaux modes d'expression, même si le constat est fait d'une distance croissante entre gouvernants et gouvernés et d'une crise du « lien représentatif dans sa forme actuelle » (p. 283).

 

Notre avis sur l'ouvrage :


Le travail de Nonna Mayer est à la fois très riche et très complet. Il a l'avantage de présenter un éventail exhaustif des approches et des méthodes, quantitatives et qualitatives, classiques et plus novatrices, des comportements politiques et des controverses qui les accompagnent. Il fait à la fois l'histoire d'un objet sociologique et son épistémologie, en replaçant les études françaises dans un héritage marxiste et proprement européen et dans un sillage américain désormais prédominant.

Les encarts explicatifs et les nombreux schémas et figures (une soixantaine), la bibliographie foisonnante (20 pages, en deux colonnes) et le recours très fréquent aux données d'enquête en font un manuel très commode, destiné aux étudiants et aux professionnels. L'outil est néanmoins quelquefois difficile à domestiquer, en raison notamment des répétitions fréquentes (mais peut-être inévitables) d'une partie et d'un chapitre à l'autre.

L'ouvrage présente en tout cas l'avantage, par rapport aux manuels classiques de science politique, de centrer le regard sur les citoyens des démocraties occidentales, tout en se plaçant dans une problématique claire et particulièrement actuelle, qui porte sur les rapports entre individus et institutions, individus et organisations.

 

On peut peut-être regretter deux choses néanmoins.

D'abord, l'ouvrage tend à laisser de côté les discours des acteurs, principalement analysés comme des enquêtés (le quantitatif occupant une place centrale dans la construction des résultats et des analyses), en se centrant uniquement sur les discours savants et académiques, ce qui revient à oblitérer la production des organisations et des citoyens eux-mêmes sur ce que devrait être la place de la parole citoyenne, non seulement dans le fonctionnement des institutions démocratiques, mais aussi de leur constante re-définition et ré-élaboration. En gros, la part croissante dans la vie politique occidentale de la délibération, de l'action protestataire et des revendications de démocratie directe est simplement constatée, sans analyse des discours de justification eux-mêmes et de ce qu'ils impliquent en termes de réinterprétation de la notion même de démocratie.

Par ailleurs, le traitement qui est fait des controverses scientifiques reste un peu « sec » : il se limite à l'exposition des débats méthodologiques sans les re-situer dans un cadre idéologique plus large qui vienne prendre en compte les sous-entendus de ce que faire de la sociologie politique veut dire. On comprend aisément qu'un tel projet sortirait du cadre de la science politique pour déborder sur le domaine des controverses intellectuelles et militantes. Mais la continuité entre l'un et l'autre est-elle vraiment une impossibilité théorique ?

 

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