Lu: Pateman Carole, Le contrat sexuel

traduit de l'anglais par Charlotte Nordmann

Préface de Geneviève Fraisse et postface d'Eric Fassin

Editions La découverte/ Institut Émilie de Châtelet (IEC), 340 p., 26 euros


            Carole Pateman dans cet ouvrage se donne pour objectif une discussion des thèses contractualistes dans une perspective féministe. Quel intérêt cela peut-il bien avoir de relire les théoriciens du contrat social, tels que Hobbes, Locke ou Rousseau par exemple, en tant que féministe aujourd'hui ? L'intérêt d'une telle entreprise selon Carole Pateman est double. Le contrat social est la forme juridique qui fonde la modernité politique. Or selon l'auteure, si le contrat libère les fils du patriarcat, il réitère la sujétion des femmes vis-à-vis des hommes. Une telle thèse a donc une conséquence qui constitue le second enjeu de cette relecture féministe du contractualisme: si le contrat est une forme juridique qui ne libère par la femme, mais refonde son assujettissement, par conséquent les théories dites « féministes», qui s'appuient sur le contractualisme, ne peuvent garantir en définitive la liberté des femmes. Ce qui se trouve ainsi critiqué, c’est les positions dites « féministes libertaires » qui promeuvent le mariage, non comme une institution, mais comme un pur contrat ou qui défendent le contrat de prostitution ou le contrat de maternité de substitution (« mères porteuses »)... En France, de telles conceptions pourraient être représentées par Marcela Iacub.

 

Présentation de l'ouvrage:

 

- Du patriarcat comme paternalisme au patriarcat comme fraternité

 

            La théorie du contrat social apparaît à partir de la modernité, selon Carole Pateman, comme justifiant le pouvoir des fils contre l'emprise du patriarcat traditionnel. En effet, la société à statuts de l'Ancien Régime a consacré le pouvoir juridique du père sur sa femme et ses enfants. Dans l'ordre politique, le pouvoir du souverain absolu sur son royaume pouvait être comparé à celui du père sur sa famille. La société d’Ancien Régime consacrait ainsi une forme de paternalisme aussi bien dans l'ordre du droit public que dans celui du droit civil.

            Le contractualisme apparaît comme la revanche des fils sur les pères dans la mesure où il fonde une fraternité d'hommes libres et égaux. Mais en réalité, s'il s'agit bien d'une émancipation pour les fils, les épouses restent assujetties par ce qui constitue en réalité la contre-partie invisible du contrat social, à savoir le contrat sexuel. « J'ai pris conscience que le contrat social présupposait le contrat sexuel, et que la liberté civile présupposait le droit patriarcal » (p.18) Les femmes ne sont en effet pas supposées, dans ces théories contractualistes, avoir une rationalité suffisante pour être considérée comme des individus et donc pouvoir contracter. Ces théories avalisent donc la soumission de l'épouse à son mari. Au contrat social comme libération des fils répond donc le contrat de mariage comme assujettissement des femmes. Alors que le contrat social fonde un ordre politique égalitaire, le contrat de mariage maintient une rapport d'infériorité perçue comme naturelle au coeur de la société civile. Ainsi seuls les hommes peuvent engendrer le politique. D'où la doctrine dite de la « couverture »: « Jusqu'à la toute fin du XIXe siècle, la situation juridique et civile de l'épouse ressemblait à celle de l'esclave […] le mari et sa femme devenaient une seule et même personne à savoir la personne de son mari » (p.171). Cela se traduit par le fait par exemple que les femmes portent le nom de leur mari. Par le contrat de mariage, la force de travail des femmes devient disponible pour son mari et il a un libre accès sexuel à son corps. De ce fait, comme pour les esclaves, les maris acquièrent en quelque sorte la propriété de leur femme. C'est pourquoi jusqu'à récemment en France, mais encore aujourd'hui aux Etats-Unis, le viol entre époux n'était pas reconnu. Pourtant cette invisibilité du contrat sexuel qui fonde le patriarcat moderne entendu comme fraternité est d'autant plus invisible que comme la lettre volée d'Edgar Poe, il se trouve exhibé en évidence dans la devise même de la République française: « liberté, égalité, fraternité ». Ainsi peut-on se rappeler que c'est la République de 1848 qui consacre à la fois cette devise et le suffrage universel masculin.

 

- L'impossible garantie de la liberté par le contrat.

 

            Carole Pateman étudie en outre deux autres formes de contrat que le contrat social et le contrat sexuel pour appuyer ses analyses: le contrat d'esclavage que subissent les racisés et le contrat de travail imposé aux prolétaires. Le contrat sexuel, dont le contrat de mariage est la principale forme, présente bien des analogies avec ces deux autres contrats. 

 

            Elle montre ainsi que mis à part chez Rousseau, qui est en réalité critique des théories classiques du contrat social (sans toutefois pour sa part parvenir à échapper au contrat sexuel), les théoriciens du contrat politique n'arrivent pas à empêcher la forme contractuelle d'inclure le contrat d'esclavage. En effet, qu'est-ce qui empêche un individu libre de passer un contrat avec un autre individu auquel il aliène toute sa liberté ? Mais par là même, le notion de contrat ne résiste pas à une contradiction interne: le contrat chargé de garantir la liberté devient la condition de possibilité de l'aliénation.

            La forme contractuelle suppose deux individus libres et égaux. Leur volonté est autonome et c'est par l'échange d'un consentement éclairé qu'ils valident le contrat. Or la théorie contractualiste ne prend pas en compte le fait que dans les sociétés capitalistes il existe des inégalités de position sociale et donc de pouvoir entre les contractants. De fait, le présupposé d'égale-liberté de la théorie contractualiste ne paraît pas tenir au vu de l'inégalité de pouvoir qui favorise le patron contre le salarié. De fait, la critique féministe du contractualisme développée par Carole Pateman entend rejoindre les analyses socialistes.

 

- La critique des féministes contractualistes

 

            Ces diverses critiques adressées au contractualisme amènent Carole Pateman à récuser les positions féministes défendant une conception contractualiste du mariage, de la prostitution ou de la maternité de substitution. Ce qui caractérise ces différentes formes de contrat, et qui en fait des contrats sexuels, c'est que le fait d'être une femme n'y est pas une caractéristique indifférente. Ainsi, même s'il existe des prostitués hommes, spontanément c'est à une femme que l'on pense dès que l'on parle de prostitué(e).

            En effet, dans ces trois cas, la forme contractuelle ne saurait pouvoir être considérée comme suffisant à garantir la liberté. Le doute pèse d'une part sur la liberté du consentement (le consentement suffit-il à garantir la validité du contrat ?) et d'autre part sur l'égalité des rapports contractuels (le contrat peut être analysé comme le masque formel d'un réel rapport d'exploitation économique).

 

Remarques sur l'ouvrage: Théories libertaires, individualisme et contractualisme

 

            Carole Pateman entend en critiquant le contractualisme s'opposer au féminisme dit « libertaire ». Mais cette forme de féminisme, comme elle le rappelle, devrait bien plutôt être qualifiée de libertarienne. En effet, il faut rappeler qu'à l'origine, libertaire et anarchiste sont synonymes et que tous les théoriciens anarchistes classiques, même les individualistes, sont socialistes (mais pas nécessairement communistes).

            Carole Pateman appelle les féministes à abandonner les notions d'individu et de contrat. A l'inverse, les féministes contractualistes affirment que la critique du consentement comme fondement de la validité d'une position conduit à la victimisation des femmes et à remettre en question la valeur de leur propre parole et toute capacité d'auto-émancipation.

            Néanmoins, il nous semble que dans la perspective d'une théorie libertaire d'émancipation, il est nécessaire de distinguer le point de vue des majorités passives de celui des minorités actives. Pour ces dernières, leur niveau de conscience est l'effet de leur pratique d'émancipation. Mais une telle distinction ne conduit pas à produire une solution à ce problème. En effet, les points de vue au sein des mouvements d'émancipation sont multiples – certains mouvements de prostituées ou d'ex-prostituées - proclament le droit d'exercer librement leur métier tandis que d'autres se considèrent comme des survivantes et revendiquent l'abolition de la prostitution.

            Cependant, dans la société actuelle, qui repose sur des rapports d'exploitation et de domination, pèse toujours le soupçon que tout contrat entre un(e) dominé(e) et un dominant ne soit en réalité qu'un rapport d'assujettissement. La pensée critique nous semble donc pouvoir légitiment récuser l'idéologie individualiste et contractualiste dans ses formes libérales.

            Néanmoins, cela conduit-il à récuser en soi les notions d'individus et de contrat comme le fait Carole Pateman: « La catégorie d'individu est une catégorie patriarcale » (p.257), « un ordre social libre ne peut pas être un ordre contractuel. Il existe d'autres formes d'accord librement consenti à travers lesquelles les hommes et les femmes peuvent nouer des relations politiques, bien que, dans cette période où les socialistes sont occupés à reprendre à leur compte le contrat, peu de créativité politique semble consacrée à la recherche des nouvelles formes nécessaires » (p.316).

            Nous ne partageons pas ces positions. Il nous semble au contraire que le courant libertaire a produit tout un travail de théorisation non-libérale des notions d'individu et de contrat. L'individu tel qu'il est pensé par les philosophes libertaires n'est pas un atome dont l'identité pré-existerait à la société. L'affirmation de l'individualité telle qu'elle est comprise par les anarchistes ne présuppose pas l'individu poursuivant son intérêt égoïste, mais au contraire la plus grande affirmation d'individualité se trouve dans l'altruisme qui est un débordement de force vitale et donc dans les plus grandes relation de solidarité que les individus peuvent établir entre eux.

            De même, la conception du contrat telle qu'elle est pensée chez les auteurs de la tradition libertaire, tels que Proudhon, est analysée comme une relation à la fois de solidarité économique et d'autonomie de décision. Le contrat social proudhonien comprend une double entrée sur le plan politique, le fédéralisme, et sur le plan économique, le mutualisme. Le contrat libertaire ne peut donc être une relation d'exploitation économique d'un contractant au détriment de l'autre et ne peut donc pas être compatible avec une relation économique capitaliste.

            Si Proudhon est connu pour ses analyses conservatrices sur les femmes, il faut au contraire rappeler que la notion de libertaire fut inventée par Joseph Déjacque contre les positions de Proudhon concernant l'émancipation des femmes.

           

           

 Irène Pereira

 

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Commentaires: 3
  • #1

    luc nemeth (jeudi, 27 décembre 2012 15:06)

    Bonjour. Prenant connaissance de cet article je suis... surpris de voir Proudhon pudiquement présenté comme
    "connu pour ses analyses conservatrices sur les femmes".
    D'abord ce n'est pas inutile de rappeler que l'expression "les femmes" ne faisait pas partie de son vocabulaire -tant il craignait de voir deux femmes, ou plus, se parler : il écrit toujours, significativement, "la femme". Mais surtout, loin de s'en tenir à une simple analyse : il s'était livré à tout un travail théorique de justification de la mise en infériorisation de "la femme" dans la société.
    En ce sens, la brochure publiée par Déjacque à la Nouvelle-Orléans en 1857 ("de l'Etre-humain, mâle et femelle") est fondamentale, pour une raison qui va plus loin que la création -en français, au moins- du néologisme 'libertaire' : elle contribua, aux côtés de l'humiliation infligée peu après à Proudhon par les écrits de Jenny d'Héricourt et Juliette Lamber, à fermer la voie à sa toxique tentative de FONDER sur... le socialisme, l'infériorisation de "la femme". On ne rend pas service au lecteur qui ne serait pas informé de cette controverse (de 1857) quand on renvoie Déjacque et Proudhon dos-à-fos, comme le fait cet article.
    Cordialement

  • #2

    Irène Pereira (jeudi, 27 décembre 2012 15:16)

    Merci pour ces précisions. Il est vrai que l'objet de l'article ne m'incitait pas à développer davantage sur ces questions.

  • #3

    luc nemeth (vendredi, 28 décembre 2012)

    Ces questions restent encore largement à développer, notamment du fait qu'elles ont été peu à peu occultés à cause de l'orientation "différentialiste" prise par les études sur le genre -qui du même coup se sont peu intéressées à "J. d'H" et "J. L." (comme les appela en tête d'un de ses livres, Proudhon, ne voulant pas même les nommer !), figures sans aucun doute plus proches de ce qu'il est convenu d'appeler féminisme universaliste.
    D'autre part sur le terrain politique on se doit de faire preuve de prudence si tant est que toute critique de Proudhon, dont on voit mal toutefois au nom de quoi il échapperait à la critique, est susceptible d'être utilisée contre l'anarchisme. Mon point de vue est toutefois que c'est parce que sur ce point précis il... cesse d'être anarchiste, et se comporte en idéologue, qu'il se met à déraper.