Lu: Emile Pouget, L’action directe et autres écrits syndicalistes (1903-1910)

Textes rassemblés et présentés par Miguel Chueca

 

Avec ce recueil de textes, Miguel Chueca s’attache à mieux faire connaître le syndicalisme révolutionnaire, dominant à la CGT au début du XXe siècle. Ce courant assignait au syndicalisme non seulement d’améliorer les conditions immédiates des travailleurs, mais aussi, par cette action quotidienne, de préparer la grève générale expropriatrice qui devait permettre la transformation révolutionnaire de la société. Courant oh combien d’actualité lorsque on se souvient que les rues, durant cet automne 2010, raisonnaient des appels à la grève générale, mais courant socialiste oh combien méconnu, car longtemps recouvert par la tradition bolchévique.

 

Présentation:

 

L’historien Miguel Chueca continue avec ce recueil le travail d’exhumation qu’il avait entamé des textes syndicalistes révolutionnaires avec Emile Pouget, 1906. Le congrès syndicaliste d’Amiens (Paris, La CNT-RP, 2006), où il avait renouvelé la lecture de la Charte d’Amiens en montrant comment Emile Pouget faisait de cette motion non pas un texte de compromis entre révolutionnaires et réformistes, mais un texte authentiquement syndicaliste révolutionnaire. Ce travail d’édition critique s’est ensuite poursuivi avec Déposséder les possédants (Agone, 2008) sur la grève générale, où figure entre autres le texte d’Emile Pouget sur l’idée de grève générale.

 

Ce nouvel opus de textes d’Emile Pouget comprend, outre une introduction historique de Miguel Chueca qui analyse la trajectoire du militant anarchiste qui devint secrétaire adjoint de la CGT, un glossaire des noms propres et une bibliographie. Les écrits que l’on trouve rassemblés sont respectivement des textes généraux sur le syndicalisme révolutionnaire - Les bases du syndicalisme, Le syndicat, Le parti du travail -, la fameuse brochure d’Emile Pouget, L’action directe et diverses interventions de congrès concernant en particulier la campagne pour la journée de huit heures qui fut menée par la CGT. Ces différents textes sont accompagnés de notes éclairantes de Miguel Chueca, qui permettent de mieux comprendre certaines allusions qui sont contenues dans ces écrits.

 

Remarques:

 

Nous partageons fortement le projet de Miguel Chueca de faire mieux connaître les pratiques et les théories du syndicalisme révolutionnaire français du début du XXe siècle. En effet, il est bien souvent ignoré que celui-ci ne fut pas seulement une pratique, mais que de cette pratique est née une théorie politique, et au-delà même un courant philosophique, celui des philosophes de la Nouvelle école (Georges Sorel, Edouard Berth et Hubert Lagardelle).

 

Nous souhaitons néanmoins émettre quelques remarques sur des points qui nous paraissent importants concernant les écrits contenus dans ce recueil.

 

- La campagne pour la journée de huit heures:

 

Ces textes permettent de se rendre compte de l’importance que revêt dans la tradition et l’analyse syndicaliste révolutionnaire la question de la réduction du temps de travail. Il s’agit d’une part d’améliorer les conditions de travail et d’autre part de libérer du temps de loisir face à un patronat qui, pour extraire une plus-value, tend entre autres à augmenter la productivité et à allonger la durée du travail. Nous reconnaissons ici des problématiques actuelles autour par exemple de l’enjeu des 35 heures. Les débats qui ont opposé, en particulier entre 1994 et 2003, les syndicalistes révolutionnaires de la CNT(1) et les “garantistes” (2) recouvrent ainsi l’opposition entre une analyse qui accorde à la lutte contre l’exploitation du travail une place prépondérante dans la critique du capitalisme et une autre conception qui considère que désormais le travail a perdu sa centralité et qu’il s’agit avant tout de lutter pour rémunérer l’activité en générale.

 

- L’action directe:

 

Cette notion est bien souvent l’objet de nombreux préjugés et d’une mauvaise compréhension. Pouget, dans sa brochure la définit de la manière suivante: “Elle signifie que la classe ouvrière, en réaction constante contre le milieu actuel, n’attend rien des hommes, des puissances ou des forces extérieures à elle, mais qu’elle crée ses propres conditions de lutte et puise en soi ses moyens d’action” (p.153). Cela signifie que l’action directe est une revendication d’autonomie au sens de capacité pour un groupe à agir par lui même pour régler ses propres affaires. Pour les syndicalistes révolutionnaires, cela signifiait le refus de l’action par l’intermédiaire des partis politiques - fussent-ils socialistes - car bien souvent ceux-ci sont dirigés par des individus issus de la bourgeoisie, et cela signifiait a fortiori le refus de l’action par le biais des élus politiques de la démocratie représentative qui en réalité eux aussi, de par entre autres leur extraction sociale, ne peuvent pas défendre les intérêts du prolétariat.

 

Une fois cela admis, l’action directe syndicaliste désigne avant tout la grève, puis le sabotage, le boycott et le label syndical. Il ne s’agit donc pas de confondre, comme le fait souvent l’imaginaire collectif, l’action directe et la “propagande par le fait”. Cette dernière désigne entre autres une stratégie anarchiste qui a donné lieu à une vague d’attentats en France dans les années 1892-1894. C’est justement suite à l’échec de cette stratégie que les anarchistes français rejoignent, à partir de 1895, les syndicats.

 

Un autre point qui suscite en général des fantasmes est la question du rapport de l’action directe à la violence physique. Pouget précise dans sa borchure: “L’action directe, c’est la force ouvrière en travail créateur: c’est la force accouchant du droit nouveau- faisant le droit social”. Il s’agit ici d’une réminiscence de Proudhon, qui avait exposé dans son ouvrage de 1861, La guerre et la paix, des thèses opposées à celle de Rousseau. En effet, l’on se souvient que Rousseau, dans Du contrat social, avait affirmé l’absurdité du “droit du plus fort”. Proudhon pour sa part affirme que la force est bel et bien créatrice de droit, mais que cependant le droit créé par la force ne se réduit pas à cette dernière.

Pouget ajoute également dans sa brochure que “la violence est inéluctable” car l’expérience a prouvé “l’impossibilité d’évoluer par des voies pacifiques” (p.179). Ainsi cette violence n’est pas recherchée par les révolutionnaires pour elle-même. Elle n’est que la conséquence des rapports de force dans la réalité sociale. Dans Comment ferons nous la révolution ? (1909), roman d’anticipation social, co-écrit avec Emile Pataud, Pouget met en scène cette force révolutionnaire du peuple, mais qui n’utilise la violence que comme un acte réactif. Ainsi l’événement qui déclenche la révolution se déroule à la fin d’un meeting durant un mouvement de grève reconductible: “ Le meeting finissait. La sortie fut entravée par les coutumières mesures de police. [...] La foule s’irrita de l’embouteillage qui lui était imposé. Comme un élément trop comprimé, elle se détendit brusquement et, en une poussée furieuse, elle disloqua les barrages policiers. [...] Les officiers de police, encolérés par l’échec de leurs précautions, ordonnèrent le ralliement et lancèrent leurs troupes au revers du flot populaire qui s’écoulait bruyant par la rue Saint-Antoine. Les grévistes firent front à l’attaque et, en peu de temps, la bagarre dégénéra en échauffourée...”. Plusieurs chapitres plus loin, après que la grève générale fut déclenchée, les auteurs prennent soin de préciser: “Des citoyens bien intentionnés, souhaitant que la révolution ne s’ensanglante pas inutilement, et qui la rêvaient sans actes de haine et de vengeance, dérobèrent les ministres aux colères populaires”.

 

- Démocratisme contre démocratie directe et droits des minorités:

 

Certains historiens (tels que Zeev Sternhell) ont cru voir entre le syndicalisme révolutionnaire et le fascisme des points communs: fascination pour la violence, critique du parlementarisme et de la démocratie, affirmation des minorités agissantes contre les majorités passives...

 

Nous avons montré ci-dessus qu’il n’y a pas de fascination pour la violence en soi chez les militants syndicalistes révolutionnaires. De même, deux autres dimensions distinguent fortement cette forme de syndicalisme et le fascisme: alors que le fascisme prône un Etat total, le syndicalisme révolutionnaire veut l’abolition de l’Etat et son remplacement par l’autogestion de l’économie par les syndicats, alors que le fascisme est nationaliste et militariste, le syndicalisme révolutionnaire est internationaliste et anti-militariste.

Il est néanmoins un point qui est souvent mal compris: c’est la critique du parlementarisme, du démocratisme et l’affirmation du droit des minorités agissantes chez les syndicalistes révolutionnaires.

 

Le syndicalisme, nous l’avons vu, met au principe de sa pratique l’action directe, qui consiste à agir par soi-même sans l’intermédiaire de représentants. Elle suppose donc une critique de la démocratie représentative et l’affirmation de formes de démocratie directe. Ainsi Pouget écrit-il: “Le conseil syndical exécute les décisions de l’assemblée générale du syndicat, qui, elle, est toujours souveraine” (p.115). Il y a bien des délégués, mais ceux-ci sont tenus par un mandat impératif et non par un mandat représentatif, contrairement aux élus de la démocratie représentative, auxquel les électeurs accordent un blanc seing.

 

Mais la démocratie directe syndicaliste révolutionnaire n’est pas la démocratie directe de Rousseau, dans laquelle domine de manière absolue le principe de la majorité. Cette critique du démocratisme rousseauiste s’élabore par la volonté de trouver des solutions à des problèmes concrets (3): Ceux qui s’abstiennent lors d’un vote syndical doivent-ils être comptabilisés ? Le principe du référendum peut-il s’appliquer au syndicalisme ? Le vote proportionnel au nombre d’adhérents du syndicat doit-il régir les votes dans un congrès syndical ou s’agit-il d’appliquer le principe “un syndicat = une voix” quel que soit le nombre d’adhérents du syndicat ?

 

La critique du démocratisme et les positions prônées par les syndicalistes révolutionnaires à ces questions découlent de la notion même d’action directe. En effet, il s’agit de défendre une conception fortement participationniste de l’action syndicale. De fait, les solutions proposées et les voix qui doivent compter ce sont celles de ceux qui agissent. Par conséquent, il faut que ceux qui agissent, et qui ne sont bien souvent qu’une minorité, ne voient pas leur action bloquée par ceux qui ne participent pas. Il s’agit également par ce biais d’inciter fortement à la participation, puisque la voix d’un individu ne compte que dans la mesure où il est également un acteur.

Ainsi les absents, les abstentionnistes ne doivent pas être comptabilisés. Les petits syndicats, qui sont souvent les plus actifs, ne doivent pas voir leur action entravée systématiquement par le poids des grands syndicats, qui ont souvent beaucoup d’adhérents qui ne militent pas.

 

Ainsi le syndicalisme révolutionnaire met-il en avant une conception de la prise de décision qui promeut un syndicalisme non d’adhérents, mais de militants, contre le modèle du citoyen de la démocratie représentative, qui n’agit que par le biais du suffrage universel, en déposant son bulletin dans une urne.

 

Irène Pereira

 

(1) Confédération nationale du travail

(2) Vocable générique désignant ceux qui sont favorables à un revenu détaché de l’emploi et versé sous forme d’allocation par l’Etat.

(3) Il s’agit là également d’une conséquence de l’action directe qui se trouve en adéquation avec cette thèse de Proudhon: “les idées naissent de l’action”. Il s’agit là d’une divergence fondamentale avec le léninisme pour lequel il ne peut y avoir de mouvement révolutionnaire sans une théorie révolutionnaire préalable.

 


 

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