Les sondages: technocratie contre démocratie

L'actualité au prisme de la philosophie

 

Durant le mouvement des retraites, les sondages faisaient état de plus de 70% d’opinions opposées à la réforme des retraites. Après l'allocution du Président de la République sur les chaînes de télévision, mardi 16 novembre au soir, c’était de nouveau la course aux sondages: 47% des personnes interrogées n’étaient pas convaincues...

 

Une opinion publique qui n’est jamais donnée....

 

Cette nécessité de connaître l’état de l’opinion publique repose sur un présupposé de la démocratie, qui se présente non comme un régime qui reposerait sur une science du politique qui permettrait d'accéder à une vérité, mais sur l’opinion, qui est elle de l’ordre du vraisemblable. Cependant, au-delà de l’opinion individuelle, comment réussir à déterminer ce qui serait l’opinion publique ?

 

En effet, ce qui est donné, ce sont les opinions individuelles. Mais par quelles procédures peut-on dégager une opinion qui soit collective ? Par conséquent, le premier présupposé qui se trouve dans l’usage médiatique dominant des sondages, et qui doit être remis en cause, c’est qu’il existerait une opinion publique qui serait donnée et que les sondages ne feraient que recueillir. Or l’opinion publique, en tant que collectif, ne peut-être donnée: elle doit être construite.

 

Cependant, un second problème s’est posé aux philosophes de la démocratie: comment constituer une procédure qui permettrait d’établir une adéquation entre opinion publique et raison ? Comment serait-il possible d’établir une adéquation entre souveraineté populaire et compétence, entre opinion publique et justice ? De manière générale, comment déterminer une procédure qui ferait qu’une décision soit légitime à la fois parce que l’on est certain qu’elle est bien l’expression de l’opinion publique et parce qu’elle est conforme à l’intérêt général?

 

Le sondage: une prétention à dire l’opinion publique

 

Les sondeurs sont des experts qui affirment une prétention à dire ou à donner “une idée” de l’état de l’opinion publique.

 

Il y a dans cette prétention trois présupposés: 1) la prétention à pouvoir déterminer ce que dit l’opinion publique 2) le sous-entendu que cette opinion publique pré-existerait à la mesure 3) le sous-entendu démocratique que, puisqu’il s’agit de l’opinion publique, celle-ci est juste.

 

En réalité, ce que font les sondeurs est l’exact contraire du présupposé démocratique. En effet, étant donné que l’opinion publique n’existe pas en tant que telle et qu’il faut la produire, les sondeurs sont des experts de la production de l’opinion publique. Or étant habilités à la construire, ils acquièrent indirectement le pouvoir de dire ce qui serait juste.

 

La production collective de l’opinion publique

 

Néanmoins, il faut se garder d’un préjugé anti-démocratique qui consisterait à dire que l’opinion publique n’est qu’une illusion car elle ne peut être que le produit d’une construction.

Le problème n’est pas que l’opinion publique n’existe pas en tant que donné, le problème porte sur qui la construit.

Cette opinion publique ne peut être le produit des experts car sinon, nous ne sommes plus dans une démocratie, mais dans une technocratie.

 

L’opinion publique doit être le produit des règles collectives de délibération et décision que se sont donnés les citoyens. C’est ce que Proudhon appelle la raison collective ou raison publique. L’opinion publique ne peut être que le produit d’un débat argumenté et non, comme dans le sondage, la simple agrégation ou addition d’opinions individuelles.

 

Par ailleurs, Proudhon nous met en garde sur un second point: dans une société clivée en classes sociales, il ne peut y avoir de réel débat démocratique, car les procédures ne permettent pas à ceux qui sont opprimés de faire valoir leurs intérêts à égalité avec les possédants.

 

C’est pourquoi, dans une société inégalitaire, il ne peut y avoir de démocratie réelle pour Proudhon que dans des espaces publics autonomes plébéiens que les opprimés constituent eux-mêmes au sein de leurs propres organisations. Une opinion publique démocratique est donc, dans ce cas, celle que les opprimés construisent eux-mêmes de manière autonome.

 

Irène Pereira

 

Pour en savoir plus:

 

Bourdieu Pierre, "L’opinion publique n’existe pas", in Questions de sociologie, Paris, Ed. de Minuit, 1972.

Disponible sur: http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/questions/opinionpub.html

Rancière Jacques, La haine de la démocratie, Paris, La fabrique, 2005.

 

Proudhon Pierre-Joseph, “Corruption de la raison publique par l’absolu”, in De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise, Librairie de Garnier Frères, 1858. 

Proudhon Pierre-Joseph, “Lettre aux ouvriers” (1864).

Disponible sur: http://www.monde-nouveau.net/spip.php?article75

 

 

 

 

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