Lu: Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question, Marseille, Agone, 2010, 311 p.

Par Nada CHAAR

L’ouvrage est une version remaniée de l’essai paru en 2004 chez Fayard sous le titre Les fils maudits de la République. L’avenir des intellectuels en France. L’auteur veut y prendre de la distance avec le contexte polémique initial de rédaction (celui des suites du mouvement social de 1995), insister davantage sur les transformations récentes du monde intellectuel français et recentrer le propos sur la problématique de la posture de l’intellectuel. Celui-ci dit en effet la vérité au pouvoir au nom des opprimés. Car les « enfants maudits de la République » sont les universitaires qui tentent de dépasser, depuis l’affaire Dreyfus, au nom de valeurs universelles, la séparation du savant et du politique.

 

Présentation de l'ouvrage:

 

G. Noiriel commence par tracer les grandes lignes des évolutions politiques, économiques et sociales qui, au XIXè siècle, donnent naissance à ce modèle de l’intellectuel. Son ancêtre est le philosophe des Lumières, qui élabore une pensée critique qui dénonce le pouvoir injuste. C’est la conjugaison de la pensée des Lumières et du mécontentement populaire qui a enclenché en 1789 le processus révolutionnaire et abouti une institutionnalisation de l’espace public.

 

Le XIXè siècle:

Dans les universités du XIXè s., à l’âge du parlementarisme, quand la politique est encore l’affaire des élites, les défenseurs de l’idée nationale (comme Guizot) ou de l’idée d’une lutte des classes (comme Marx), sont des « hommes complets », à la fois savants et publicistes, héritiers des Lumières. Dans la seconde moitié du XIXè s., une nouvelle ère voit en revanche l’intégration des masses populaires dans le jeu politique, la professionnalisation des élites politiques et le développement d’un Etat désormais social et économique, et une spécialisation des fonctions. Les partis, la presse de masse et l’université structurent l’espace public, tandis que se met en place le clivage entre une gauche qui s’adresse à l’identité sociale des électeurs tandis que la droite vise leur identité nationale.

 

La IIIe République et l'affaire Dreyfus:

La IIIè République s’impose en France en utilisant la séparation des fonctions savante et politique pour marginaliser dans le monde académique les anciennes élites culturelles et politiques, hostiles au régime. Parallèlement, le régime charge les historiens de la mission contradictoire de promouvoir une histoire universitaire et scolaire à la fois positiviste et républicaine.

 

L'affaire Dreyfus est un moment fondateur qui vient nouer les fils de ces différentes évolutions. Elle naît en effet de l’entrecroisement d’un stéréotype (celui de l'espion allemand) manié par un journal d'extrême droite antisémite, d’une presse de masse qui relaie une information (celle de la culpabilité de Dreyfus) qui correspond à sa définition de l'actualité, du souvenir de 1870 et d’un vieux fond antisémite qui amènent la population française à adhérer à la thèse de la culpabilité, d’une imprégnation rationaliste et humaniste qui, quand les preuves d’innocence sont données, agit en sens inverse, d’un écrivain (Zola), qui se place sur le terrain habituel du discours politique et journalistique en inversant la position des bourreaux et des victimes, d’une société française qui trouve dans l’Affaire une expression de ses lignes de rupture entre « France des propriétaires » (alimentant le camp antidreyfusard) et « France des salariés » (qui a profité de la démocratisation républicaine), des élites savantes qui sont du côté de l’armée tandis que les enseignants de base des facultés et les étudiants sont du côté de la justice. Que les écrivains et les artistes se mêlent de la vie publique n’a rien de nouveau. Ce qui l’est dans l’Affaire, c’est le soutien massif que reçoit Dreyfus de la part de ces anonymes du monde universitaire, qui interviennent au nom de leur compétence spécifique et d’une conception scientifique de la vérité comme ayant pour fonction non pas de distinguer le juste de l’injuste, mais « le vrai du faux ». Les universitaires apparaissent alors comme « les fils maudits de la République » parce que leur posture les place en contradiction avec les normes de la neutralité scientifique et parce que « l’instant de grâce » (p. 63) que constitue l’affaire Dreyfus ne dure pas au-delà de l’Affaire elle-même.

 

La seconde moitié du XXe siècle:

La seconde moitié du XXè siècle est l’âge de la « démocratie du public », dans lequel l’électorat tend à devenir un public de « consommateurs qui choisissent, parmi différentes offres, celle qui leur convient le mieux » (p. 67), renforçant l’instabilité des lignes de clivage gauche/droite. La massification universitaire entamée au XIXè s. se poursuit, comme le développement du pouvoir des media, en même temps que la problématique de la lutte des classes, un moment dominante, s’estompe à partir des années 1970 au profit d’une diversification du profil des opprimés. Dans ce contexte, trois types de profils d’intellectuels, ceux de l’intellectuel révolutionnaire, de l’intellectuel de gouvernement et de l’intellectuel spécifique se mettent en place, répondant à trois types de justifications de l’intervention des élites universitaires dans l’espace public : « critiquer le pouvoir, gouverner l’opinion, éclairer les citoyens » (p. 69).

 

L'intellectuel révolutionnaire:

Les intellectuels révolutionnaires puisent dans la philosophie marxiste leur critique de la division du travail et des fondements de la société capitaliste, avant que la crise du communisme ne vienne donner le relais aux intellectuels critiques. G. Sorel et Ch. Péguy incarnent une première génération, influencée par le syndicalisme d’action directe et issue des rebelles de l’université parisienne, venus des classes populaires ou de province. Ils accusent les intellectuels de gouvernement et les intellectuels spécifiques (comme E. Durkheim) de trahir la science et leur reprochent leur connivence avec l’Etat et le capitalisme, occupés qu’ils sont à défendre leur position académique. Les deux hommes ont renoncé à leur carrière (d’ingénieur et d’universitaire) pour s’engager politiquement. Ils ont également opté pour une existence de pauvres, plus conforme à leurs idéaux.

 

La seconde génération des intellectuels révolutionnaires est celle de P. Nizan et de J.-P. Sartre, qui sont également des « intellectuels de parti » (c’est-à-dire des intellectuels qui récusent l’idée d’une neutralité du savoir et non pas des intellectuels « au Parti ») qui critiquent l’élite académique au nom de l’idéologie communiste. Sartre a particulièrement développé, dans son « Plaidoyer pour les intellectuels » (publié au début des années 1970) la contradiction à laquelle s’expose « celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas » et qui doit jouer un rôle essentiel d’éducation auprès du peuple et seconder le Parti dans son travail de perpétuation du processus révolutionnaire. Ce profil de l’intellectuel révolutionnaire écrivain s’inscrit dans un contexte : celui de l’émergence puis du développement (sous la houlette du PCF à partir des années 1920) de la question sociale sous la forme de la lutte des classes, celui également d’un monde dans lequel on peut encore vivre de sa plume, celui d’une spécialisation encore inachevée des fonctions universitaires qui rend encore possible pour un individu d’être reconnu pour sa plume et pour ses compétences scientifiques.

 

Les intellectuels critiques:

C’est pourquoi les intellectuels critiques, après Mai 68, viennent repenser la relation entre le savant et le politique, sur fond de discrédit du marxisme, de déclin du mouvement ouvrier, de multiplication des sujets de l’oppression et de désenchantement à l’égard du structuralisme et du discours scientifique en général. La critique textuelle et la déconstruction des discours de pouvoir (y compris lorsqu’ils émanent de la critique universitaire elle-même) acquièrent une place centrale, mais au prix de deux contradictions. Le brouillage des frontières entre les disciplines consécutif au postulat que « tout est littérature » aboutit à l’avènement des « nouveaux philosophes », et l’affirmation que « tout est privé » aboutit à un exercice d’émancipation personnelle qui met fin à tout projet universel et contribue à rendre l’œuvre de philosophes critiques comme G. Deleuze tout à fait hermétique. G. Noiriel fait ici une place à la philosophie de J. Rancière. Ce dernier élabore un projet d’émancipation des individus, grâce à l’esthétique, face aux porte-parole autoproclamés que sont les intellectuels . Mais G. Noiriel écarte ce qu’il considère comme une disqualification d’autorité (sans réelle justification) du discours de la science qui lui semble aboutir à un relativisme des émotions. Le profil de l’intellectuel critique est enfin analysé à travers l’exemple des historiens critiques, dont A. Mathiez, qui met la recherche historique au service d’une cause (le communisme), est posé comme le modèle.

 

A ce type d’histoire engagée G. Noiriel reproche une démarche de jugement, qui vient contredire la neutralité scientifique. C’est dans cette lignée qu’il place également le traitement par P. Ndiaye de la question noire, auquel il reproche celui d’être une histoire qui se construit à partir des catégories morales du discours journalistique et politique et de mettre l’historien au service d’une communauté, le privant ainsi de toute prétention à l’universalité.

 

Les intellectuels de gouvernement:

Les intellectuels de gouvernement dominent la vie culturelle à partir de la fin des années 1970 en se plaçant au cœur des réseaux académiques, éditoriaux, journalistiques et politiques et en se posant comme des experts. Ce profil est déjà illustré au XIXè siècle par les trajectoires d’A. Fouillée, de Ch. Seignobos, et d’A. Siegfried, trois hommes issus des élites républicaines, proches du pouvoir et présentant leur recherche du « juste milieu » comme une vérité scientifique.

 

G. Noiriel analyse « la construction d’une hégémonie » (p. 150) des intellectuels de gouvernement dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale. En effet, deux institutions, la Fondation nationale des sciences politiques et la VIè section de l’Ecole pratique des Hautes Etudes (aujourd’hui EHESS), d’abord très différenciées dans leur profil politique, mais présentant le point commun de donner une large place à l’histoire contemporaine et aux questions d’actualité, contribuent à l’ascension de deux intellectuels très influents : R. Rémond et F. Furet. Ces derniers s’appuient sur des fonctions académiques prestigieuses, sur leurs liens forts avec le monde du journalisme, de l’édition et de la politique, mais aussi sur des relations personnelles « quasi-féodales » (p. 163), qui se construisent autour des deux revues Esprit et le Débat et dans les cercles des anciens élèves des deux hommes à l’IEP ou à l’EHESS. Ces réseaux fonctionnent de façon assez souple, autour généralement d’entreprises éditoriales ou d’événements académiques.

 

L’ascension de ces intellectuels de gouvernement coïncide avec la montée du parti socialiste puis son accession au pouvoir, le recentrage de la CFDT, le développement de la deuxième gauche et l’émergence des nouveaux philosophes à la fin des années 1970 à la faveur d’un nouveau journalisme culturel porté par le Nouvel Observateur ou l’Express et par la télévision. Un tel succès s’explique, dans un contexte de délitement du communisme, par l’accent mis sur un antitotalitarisme d’autant plus commode qu’il permet aux intellectuels de gouvernement de se faire les porte-parole des opprimés des pays de l’Est tout en défendant le pouvoir au niveau national.

 

La repolitisation des enjeux de mémoire (avec les questions liées à la Révolution, à Vichy, au Génocide ou à la traite négrière) est également, avec la défense de l’intégration et des libertés républicaines contre le communautarisme et l’islamisme, un élément qui leur permet d’occuper le devant de la scène médiatique tout en se posant comme les défenseurs de la « liberté de penser ». La démarche des ces intellectuels, s’éloigne des normes universitaires en raison de leur accaparement par une activité journalistique et politique qui les empêche de consacrer le temps nécessaire à un véritable travail de recherche. C’est ainsi que G. Noiriel explique par exemple l’instrumentalisation de l’« histoire problème » née de l’Ecole des Annales, par F. Furet, dont l’œuvre fait passer le génie avant le travail et le jugement avant la compréhension.

 

Enfin, la crise que les intellectuels de gouvernement traversent à la suite de la confrontation des deux pétitions antagonistes de 1995 (pour défendre le projet de réforme de la Sécurité sociale ou pour soutenir les grévistes) s’explique à la fois par leur trop grande proximité des cercles du pouvoir, qui les empêche de « dire la vérité au pouvoir » et tend à orienter leurs discours vers le populisme, et par la « loi du silence » qui règne au sein des réseaux et empêche leurs membres d’exprimer publiquement des opinions qui contredisent celles qui émanent d’autres membres influents.

 

L'intellectuel spécifique:

Si l’expression d’intellectuel spécifique est née sous la plume de M. Foucault, la posture qu’elle exprime date de l’affaire Dreyfus : « l’intellectuel spécifique est un universitaire qui accepte de prendre la parole en public pour poser autrement les problèmes d’actualité » (p. 209), E. Durkheim étant ici la figure modèle. Pendant l’affaire Dreyfus, contre Brunetière qui accusait les intellectuels de s’arroger le monopole de l’intelligence, il défend en effet l’idée que ces derniers possèdent une compétence spécifique, liée à leur maniement permanent de la raison, qui leur permet de s’émanciper des croyances traditionnelles et d’accéder à l’universel. Sans prôner le repli des universitaires dans leur tour d’ivoire, Durkheim pense que seule son autonomie par rapport à la politique peut donner une légitimité à la science.

 

C’est la même posture que l’on retrouve chez les fondateurs de l’Ecole des Annales, chez Cl. Lévi-Strauss, M. Foucault et P. Bourdieu et qui justifiera leur méfiance par rapport à l’étiquette d’intellectuel engagé. L’intellectuel spécifique est avant tout un scientifique doté d’une méthode rigoureuse qui privilégie une démarche qui consiste à comprendre au lieu de juger. Cette posture (que G. Noiriel tente également de faire sienne) accorde une place centrale à la tentative d’élucider les classements et le travail de désignation, d’assignation et de nomination accompli par la société. Si chacun a développé cette problématique selon une démarche propre (chez Durkheim, une foi dans la communauté et dans l’Etat comme protection contre la violence, chez Bourdieu, l’accent mis sur les conflits et les structures de dominations, chez Foucault, une conception de la vérité comme un enjeu de luttes de pouvoir, chez Cl. Lévi-Strauss une tentative de déjouer les catégories du discours colonial), les intellectuels spécifiques ont tenté de contribuer à l’élaboration de représentations collectives nouvelles. D’où l’importance que Durkheim ou Bourdieu ont accordée à l’éducation comme processus d’émancipation et leur tentative également de constituer une communauté savante autonome et parlant la même langue.G. Noiriel décrit Bourdieu comme étant animé par un « militantisme rationaliste […] justifié par l’idée qu’en transmettant aux citoyens le savoir critique élaboré par la sociologie, ce dernier leur donne la possibilité d’échapper (ou tout au moins de résister) à [la] domination symbolique » (p. 248).

 

Mais le profil des intellectuels spécifiques est également celui du désenchantement, qui mène finalement Bourdieu à accepter l’engagement public en 1995 et à tenter de mettre en place un réseau destiné à relier monde savant et monde militant avec Raison d’agir. G. Noiriel explique les échecs des intellectuels spécifiques par leur difficulté à parler un même langage et à transmettre aux masses un discours accessible. Aujourd’hui, dans un contexte d’atomisation du milieu scientifique et de repli du discours contestataire sur la défense du statut et du salaire des chercheurs, les universitaires tendent à limiter leurs interventions publiques au domaine de l’expertise, dans lequel ils sont constamment sollicités.

 

G. Noiriel situe sa propre posture dans ce contexte général en explicitant le travail qu’il a fait dans Le creuset français. Dans cet ouvrage, il a voulu constituer un nouveau domaine de recherche, apportant une approche socio-historique de l’immigration « entendue comme un processus historique » et non comme une condition. Il insiste aussi sur sa tentative de constituer un espace de travail collectif sur l’histoire de l’immigration. Les malentendus auxquels a donné lieu la réception de son œuvre par les intellectuels critiques comme par les intellectuels de gouvernement, l’impression que « nos interventions publiques sont intégrées à l’avance dans les stratégies de communication développées par les gouvernants » le portent à hésiter entre la conclusion que « garder le silence est parfois la meilleure solution » et le fait que « lorsqu’on a investi dans la science pour combattre le stéréotypes et les humiliations publiques, il faut se faire violence pour résister à la tentation de répondre ».

 

La catégorie d'"histoire personnelle":

En effet, Noiriel rattache l’expérience qu’il a fait enfant de la stigmatisation raciste à celle racontée par Bourdieu et avoue un lien très net entre son histoire personnelle et son travail d’historien et d’intellectuel. C’est sans doute cela qui explique la place importante qu’il accorde à la notion d’ "histoire personnelle", mobilisée comme un élément essentiel d’explication des trajectoires et des postures particulières des intellectuels étudiés. Et dans cette analyse, qui se situe au croisement du sociologique et du psychologique, les figures du « traître », du « transfuge » et le thème de la culpabilité sont dominants. Sartre le premier leur a donné une place essentielle. Pour lui, la marque particulière de l’intellectuel est la trahison, qui procède d’un processus de « désidentification » qui l’amène à rompre avec sa classe et son milieu professionnel. C’est ce statut de traître qui lui permet d’accéder à l’universalité, qui seule fait de lui le porte-parole du peuple. L’intellectuel sartrien s’exprime dans le langage de la littérature et de l’autobiographie pour élucider la question de sa trahison en s’adressant à la fois aux émotions et à la liberté de ses lecteurs. Dans l’ouvrage, seuls les intellectuels de gouvernement échappent à ce cadre d’explication psychologique (leur profil offre une homogénéité sociologique qui en fait des enfants des élites restés dans l’élite), que G. Noiriel ajuste également aux postures des intellectuels critique et spécifique.

 

Les intellectuels révolutionnaires ont renoncé au monde universitaire et, « rebelles », ils ont refusé les normes dominantes. Des intellectuels spécifiques comme Durkheim et Bourdieu ont rompu avec la tradition familiale (Durkheim était destiné à succéder à plusieurs générations de rabbins) ou avec leur milieu social. Mais surtout, tous ont fait l’expérience de la stigmatisation, liée à leurs origines sociales, culturelles ou « raciales » et cette expérience est fondamentale dans leur œuvre et dans la justification qu’ils donnent à leur investissement dans la sphère publique. Si G. Noiriel intègre dans son travail des analyses qui semblent si peu sociologiques, c’est qu’il perçoit, dans l’autobiographie des intellectuels qu’il étudie, une place centrale du thème de la culpabilité : celle du transfuge bourgeois devenu porte-parole du peuple chez Sartre, celle de l’enfant d’origine populaire en conflit avec l’institution scolaire qui ne peut s’empêcher d’adhérer intimement, ce qui ne peut générer que de la souffrance, aux classements et aux formes de reconnaissance qu’elle produit chez Bourdieu. C’est à la fois par leur échec à parler la langue des classes populaires et le caractère très personnel de leur œuvre que G. Noiriel explique l’échec des intellectuels : ne pouvant partager ce qui relève avant tout de leur propre histoire, ils n’ont su être que des porte-parole auto-proclamés et ont dû renoncer à la science pour la littérature (c’est le cas de Sartre, mais aussi des dernières œuvres de Bourdieu) pour tenter de partager les contradictions et les culpabilités de leur posture.

 

Notre avis sur l'ouvrage:


Il nous faut avouer que la trame psychologique de l’explication nous laisse perplexe. S’il semble pertinent d’analyser chacune des trajectoires en fonction de critères biographiques et autobiographiques, la généralisation de ce type d’explication comme critère typologique nous semble poser deux problèmes.

Il aboutit d’abord à donner l’impression d’une juxtaposition de notices biographiques plus ou moins similaires. Ensuite, le lecteur ressent l’impression que G. Noiriel a simplement voulu distinguer les intellectuels qui se révoltent de ceux qui coopèrent, parce que les premiers seraient des stigmatisés et des rebelles et les seconds des enfants gâtés. Ce découpage semble un peu manichéen. Mais cela n’invalide pas nécessairement la démarche, qu’un travail de théorisation plus approfondi de l’apport heuristique de la notion d’histoire personnelle pourrait peut-être venir consolider. Cela dit, un tel travail déborde très clairement le cadre de l’essai que G. Noiriel s’est fixé.  

 

Nous avons en revanche particulièrement apprécié trois choses dans l’ouvrage.

D’abord, il constitue une synthèse commode d’un certain nombre de débats récents qui ont secoué le monde universitaire et intellectuel et qui sont restitués d’une façon qui rend très lisibles les différentes positions, en particulier sur des questions vives comme celle des lois mémorielles.

Ensuite, l’audience des discours des intellectuels de gouvernement chez les membres des catégories sociales à fort capital culturel et scolaire (ceux qui écoutent France Culture, regardaient Apostrophes et ou lisent le Monde), et qui sont eux-mêmes des transmetteurs culturels (nous pensons notamment aux enseignants) nous semble pouvoir apporter un éclairage intéressant sur l’hyperprésence dans l’espace public d’un discours du politiquement correct (que nous serions tentée d’appeler doxa républicaine) réformiste et légaliste, voire centriste, focalisé sur des problématiques et des notions médiatiques et à charge critique très faible, y compris chez ceux qui se réclament d’un vote ou d’une appartenance de gauche voire de gauche radicale.

Enfin, nous trouvons particulièrement éclairante l’analyse que G. Noiriel fait du fonctionnement sociologique des réseaux multiples tissés par les intellectuels de gouvernement et de la façon dont leurs discours combinent un certain rapport à un ordre social qui leur est favorable et des constructions idéologiques qui reposent sur la conjugaison de déterminismes sociaux, d’adhésions personnelles, et de logiques de pouvoir. G. Noiriel démonte avec efficacité les ressorts à la fois intellectuels et stratégiques des prises de position publiques des personnages qui dominent le paysage universitaire français. L’influence sur la production des discours culturels de la configuration des champs journalistique, éditorial et académique vient en effet montrer à quel point le discours savant (ou qui se pose comme tel) est tributaire de logiques extérieures à la pratique scientifique elle-même.

On peut peut-être regretter néanmoins les allures parfois pamphlétaires que donne l’imposition privilégiée d’une telle analyse à la catégorie des intellectuels de gouvernement alors qu’elle pourrait être élargie à tous les types de discours scientifiques et intellectuels (comme G. Noiriel le signale lui-même à partir des analyses de Foucault ou de Bourdieu).

L’auteur, même s’il ne le dit pas de façon manifeste, ne cherche d’ailleurs pas à exposer de façon neutre des discours qu’il présenterait comme équivalents. Il fait sienne la prétention des intellectuels de « dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés». Sa critique des intellectuels de pouvoir repose précisément sur le fait qu’ils trahissent les opprimés au profit du pouvoir.

 

Mais l’ouvrage ne met pas suffisamment l’accent sur deux questions essentielles. Pourquoi le discours du pouvoir doit-il être contesté comme illégitime et injuste (à cette question, G. Noiriel ne répond que par des exemples, celui de l’affaire Dreyfus ou des lois mémorielles), quelles sont les logiques de construction de ce discours (dont les agents ne sont pas assez clairement identifiés, en dehors des catégories du « pouvoir politique » ou des « media » par exemple) et quels sont les ressorts de l’oppression multiforme qu’il perpétue ? Pourquoi les universitaires, dont le discours se construit selon des logiques différentes de celles du pouvoir, seraient-ils dépositaires de la faculté de dénoncer l'oppression et de présenter un contre-discours (à cette question, la réponse est trop souvent celle des acteurs eux-mêmes, dans les catégories qui sont les leurs : « justice », « vérité »)? L’absence d’une réponse clairement théorisée à ces questions donne à l’essai des allures polémiques, voire normatives, qui affaiblissent le propos.  

La question centrale que pose l’ouvrage nous semble en effet se résumer ainsi: comment les intellectuels, sans s’imposer comme les porte-parole auto-désignés des opprimés, peuvent-ils contribuer à l’émergence d’une réponse critique aux discours du pouvoir ? Cette question est d’autant plus essentielle qu’aujourd’hui, une dimension fondamentale de la vie publique est le conflit de discours qui s’affirment, avec un recours croissant à l’expertise, comme porteurs de vérité. Il est indispensable, dans ce contexte, que les analyses des intellectuels, puissent concurrencer, en termes d’audience, les discours du pouvoir. G. Noiriel place d’ailleurs la question de la fabrique des discours et celle de la langue des intellectuels au cœur du problème. 

Mais si le discours du pouvoir mobilise des catégories simplistes et mise sur les affects, ne serait-ce pas une forme de condescendance de la part des intellectuels que de vouloir s’adresser aux émotions et à l’empathie, comme le propose l’auteur parce que le discours savant ne serait pas audible de tous? La question sous-jacente est de savoir si le discours savant est une forme parmi d’autres de discours ou s’il présente, dans sa tentative de comprendre le réel, des qualités qui le rendraient plus apte à contribuer à la construction du politique. Dans cette seconde hypothèse, est-il impossible d’universaliser les normes de production du discours scientifique ? Si le commun des mortels ne peut pas recevoir et critiquer les textes des intellectuels, n’est-ce pas l’accès de tous à la maîtrise même du discours qui doit être repensé ? Certes, les intellectuels spécifiques, gagneraient à réfléchir à la langue qu’ils emploient. Mais cela ne peut, à notre sens, se faire que comme un travail de co-construction, qui pour être mené efficacement et démocratiquement, doit l’être avec les destinataires/producteurs du discours eux-mêmes. Si les intellectuels ne veulent pas se poser comme des élites éducatrices, il leur faut trouver les bases d’une réflexion citoyenne, construite par-dessus les barrières sociales. Cette réflexion peut émerger dans le vocabulaire et selon les règles du sens commun pour s’élever aux normes de la production scientifique. « S’élever » parce que le sens commun dont il s’agit de se démarquer, est l’expérience commune de tous les individus, quel que soit leur niveau d’instruction, antérieurement à l’exercice de la faculté du jugement critique. C’est les normes et les protocoles de l’exercice d’une telle faculté qui pourraient faire l’objet d’une co-construction démocratique qui viendrait remettre en question la rupture entre sens commun et sens critique, les catégories considérées comme naturelles dans la société et les normes de production du discours scientifique comme produit d’un rapport de force. 

Mobiliser les émotions dans un tel travail de co-construction n’est pas une démarche condamnable en soi. Mais elle nous expose à trois risques: une régression dans le pré-social et le pré-politique, une naïveté qui conduirait à penser que le monde de l’art serait un monde de la spontanéité du ressenti au lieu d’un monde qui (comme G. Noiriel le dit lui-même) fonctionne selon des règles de pouvoir, une omission qui consisterait à penser que l’œuvre d’art serait une création des sens qui s’offre aux sens, alors qu’y jouent un rôle central la mobilisation d’une culture d’élite et un rapport intellectuel à la création qui combine une multiplicité de références et de discours et une infinité de niveaux de clins d’œil adressés au spectateur/interactant averti.


 

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