Les enseignants du secondaire et l’action collective : non-engagement et engagement paradoxal.



Recherche menée par : Nada Chaar

avec le soutien de l'IRESMO

 

Présentation du projet de recherche:

 

Les enseignants du secondaire et l’action collective : non-engagement et engagement paradoxal.

 

 

Les enseignants souffrent de manière croissante d’une dégradation de leur image, de leur statut et de leurs conditions de travail. Si certains sont adhérents à des syndicats dont la stratégie privilégie le combat social et un discours critique sur le politique, et ont même une activité militante, une majorité refusent de s’engager franchement dans la construction collective d’un discours et d’une action de dénonciation. Parmi eux, une partie optent pour un syndicalisme corporatiste ou co-gestionnaire et préfèrent, quand ils exercent des fonctions de représentation du personnel au niveau local, coopérer avec la direction de l’établissement plutôt que d’adopter une stratégie de conflit. Cette attitude face à l’engagement se situe volontairement hors de tout discours ou projet de type politique. Et pourtant les conversations ordinaires de salle des professeurs ou de réfectoire, les éclats de colère ou les échanges ironiques qui accompagnent divers incidents matériels et conflits individuels avec la direction de l’établissement regorgent d’amertume et la complainte est omniprésente. Nous-même enseignante, responsable de la section locale d’un syndicat de lutte, nous nous posons souvent la question de savoir pourquoi nos collègues préfèrent se plaindre devant la machine à café plutôt que de s’organiser.

De ce paradoxe du sens commun, nous entendons, en pratiquant l’observation participante et les méthodes d’enquête qualitative, tirer une réflexion scientifique d’ordre sociologique, en essayant d’éclairer les logiques du non-engagement et de ce que nous appellerons provisoirement des formes d’engagement paradoxal, qui conduisent les acteurs à privilégier les stratégies de coopération avec une direction qui applique des décisions qui les font souffrir plutôt que de recourir aux stratégies de lutte.

 

Si la sociologie a largement porté son attention sur l’engagement et la mobilisation, le non-engagement nous semble un terrain encore neuf. Notre projet de recherche, encore balbutiant, nous a amenée à formuler un certain nombre de constats et d’hypothèses de départ :

 

*Constats :

 

-Puisant essentiellement dans le répertoire notionnel du structuralisme-constructiviste de P. Bourdieu, nous constatons que les enseignants, catégorie sociale dotée d’une fort capital culturel (les enseignants du secondaire sont recrutés, au moyen de concours relativement sélectifs, à bac + 3 et plus) et d’un pouvoir symbolique important (ils participent activement à la construction des catégories par lesquelles leurs élèves, les adultes de demain, comprennent le monde qui les entoure), ne mobilisent que faiblement ce capital et ce pouvoir au service de la défense de leur intérêts.

 

-Pourtant, les enseignants sont très conscients de former une catégorie à part et l’affirment dans leurs pratiques culturelles et sociales et dans les discours, à la fois professionnels (annotations des copies et bulletins scolaires, interventions lors de réunions de travail) et ordinaires (conversations de salle des professeurs) qu’ils tiennent sur le réel. Nous appelons ethos professionnel l’ensemble des valeurs et des représentations qui guident la perception et l’action des enseignants et leur rapport à leur métier.

 

-Leur attachement à des valeurs et à une image idéale de la façon dont ils devraient pouvoir exercer leur métier sont des éléments essentiels qui expliquent la souffrance des enseignants face aux évolutions socio-économiques qui viennent porter atteinte à leur image et à leur travail.

 

*Hypothèses :

 

-L’individualisme des enseignants, qui travaillent la plupart du temps seuls devant leurs livres, leurs copies, ou leur classe, est sans doute un facteur d’explication important. Néanmoins, il ne nous semble pas constituer un facteur déterminant. On pourrait imaginer que les enseignants, au nom même de la défense de ce métier qui leur permet de travailler individuellement, recourent provisoirement au collectif pour lutter contre les évolutions qui les menacent.

 

-L’exploration des mécanismes psychologiques de la souffrance, de la peur et de la soumission nous semble pouvoir apporter des éclairages sur la raison pour laquelle les individus ne s’engagent pas. Dans un contexte de précarisation croissante de leurs revenus et de leur attachement à un établissement d’exercice (lié aux suppressions de postes et aux stratégies de flexibilisation des affectations) et avec l’augmentation du pouvoir des chefs d’établissement, les individus se trouvent fragilisés et mis en concurrence les uns avec les autres. De plus, le sentiment d’une dégradation de leur image aux yeux de la société et de la délégitimation croissante de leurs motifs de plaintes dans une société où d’autres catégories connaissent le chômage et la précarité entraîne chez de nombreux enseignants un sentiment de honte qui entrave l’expression collective des mécontentements. Souffrance, peur et honte semblent neutraliser chez les enseignants le recours à des catégories critiques pourtant omniprésentes dans leur enseignement et donner lieu à des stratégies individuelles qui oscillent entre les accommodements avec la direction et les comportements d’évitement.

 

-Mais une approche de type psychologique nous semble devoir être nécessairement complétée par une démarche sociologique. Construire collectivement un discours et une action de dénonciation engage doublement l’individu. D’abord, il est tenu de renoncer à une partie de sa liberté d’opinion et d’action pour se ranger aux décisions issues des délibérations collectives. Ensuite, il se trouve contraint d'adhérer à un discours collectif de refus et à ce qui est un projet alternatif. Or il nous semble que cette posture critique exige des individus un effort d’abstraction par rapport à l’état présent de l’ordre social et politique. C’est précisément là ce qui nous semble retenir de nombreux enseignants au seuil de l’engagement ou les maintenir dans ce que nous avons appelé des attitudes d’engagement paradoxal : l’attitude des enseignants nous semble se marquer par une profonde adhésion à un ordre social dans lequel ils apparaissent comme une catégorie socialement et économiquement privilégiée. La construction d’un discours radical critique ne peut alors porter que sur ce qui menace précisément cet ordre qui les avantage. Nous faisons donc l’hypothèse que les enseignants se trouveraient piégés par leur propre conservatisme social, économique et politique.

 

*Méthode :

 

-Enseignante et militante depuis sept ans, responsable syndicale depuis deux ans, nous sommes constamment immergée à la fois dans la sociabilité, les perceptions et les pratiques enseignantes et dans des tentatives renouvelées et difficiles de construction d’une mobilisation. Cela nous permet de connaître de près les discours par lesquels les enseignants expriment leur souffrance et justifient leur action. A ce titre, l’enquête ethnographique sous forme d’observation participante forme une part essentielle de notre travail de terrain.

 

-Pour analyser les rapports à l’action, au collectif, à l’engagement des enseignants, il nous semble utile de compléter cette démarche par le recours au questionnaire fermé (qui permet, de façon anonyme, de caractériser et de tenter de généraliser des groupes d’attitudes face à l’engagement). L’entretien pourra ensuite permettre d’ouvrir les catégories et laisser s'exprimer la subjectivité des acteurs dans un autre contexte que celui des conversations ordinaires, qui exercent une contrainte sociale sur la parole.

 

-Enfin, il nous semble important de compléter notre observation des rapports subjectifs des enseignants au politique et à l’action collective par l’étude de leurs lectures dans la mesure où celles-ci viennent structurer leurs perceptions.