Pour une pédagogie du conflit

 

 

Boaventura de Sousa Santos est un sociologue du droit portugais. Il enseigne également aux Etats-Unis. Il est à l'heure actuelle l'un des penseurs critiques les plus réputés internationalement, en particulier dans l'aire latino-américaine. Il a fallu néanmoins attendre 2016 pour que son ouvrage Les épistémologies du Sud soit traduit en français. Sa pensée partage de nombreux points communs avec celle des penseurs du groupe Colonialité/Modernité.

 

Dans Pour une pédagogie du conflit, texte publié en 2009, il se penche sur la dimension épistémologique d'une éducation émancipatrice. L'article développe plusieurs thématiques présentes par ailleurs dans les œuvre de Sousa Santos.

 

Traduction IP.

[…]

Ici réside, à mon avis, le contour d'un projet éducatif émancipateur en adéquation avec notre époque. Il s'agit d'une projet orienté contre la banalisation de la souffrance, par des images destabilisatrices à partir d'un passé considéré comme une fatalité, plutôt que comme le produit de l'initiative humaine. Un passé indiscutable précisément pour avoir été produit par l'initiative humaine, qui ayant le choix, aurait pu éviter la souffrance causée à des groupes sociaux et à sa propre nature. De cette manière, l'objectif principal du projet éducatif émancipateur consiste à récupérer la capacité d'étonnement et d'indignation et de l'orienter pour la formation de subjectivités anti-conformistes et rebelles.

 

Seul le passé comme option et comme conflit est capable de déstabiliser la répétition du présent. Maximiser cette déstabilisation est la raison d'être d'un projet éducatif émancipateur. Pour cela, il doit être d'un côté un projet de mémoire et de dénonciation, et de l'autre un projet de communication et de complicité.

 

J’essaierai maintenant de définir à gros traits, le profil d'un tel projet éducatif. Je me limiterai à sa dimension épistémologique en laissant de côté les questions institutionnelles et organisationnelles, aussi bien que les processus politiques concrets qui pourront le conduire à la pratique.

 

La conflictualité du passé, en tant que champ de possibilités et de décisions humaine, est assumée dans le projet éducatif comme conflictualité de connaissances. Pour ce projet éducatif, il ne s'agit pas d'une, mais de beaucoup de formes et de types de connaissances. Toute la connaissance est une pratique de connaissance, ou encore, elle n'existe que dans la mesure où elle met en scène et est mobilisée par un groupe social, agissant dans le champ social dans lequel agissent les autres groupes rivaux ou titulaires de formes rivales de connaissance. Le projet éducatif émancipateur est un projet d'apprentissage de connaissances en conflit, avec l'objectif de, à travers lui, produire des images radicales et déstabilisatrices des conflits sociaux par lesquelles se traduisent dans le passé des images capables de rendre possible l'indignation et la rébellion. L'éducation à l'anti-conformisme est une éducation à un type de subjectivité qui soumet à une herméneutique du soupçon la répétition du présent, qui récuse la banalisation de la souffrance et de l'oppression et voit en elle le résultat d'inexcusables options.

 

L'éducation à l'anti-conformisme doit être elle-même anti-conformiste. L'apprentissage de la conflictualité des connaissances doit être elle-même conflictuelle. Pour cela, la salle de classe doit se transformer en champ de possibilités de la connaissance au sein duquel il s'agit de choisir. Les élèves choisissent comme les professeurs et les choix des uns et des autres n'ont pas à coïncider et ne sont pas universels. Les choix ne reposent pas uniquement sur des idées car les idées ont cessées d'être déstabilisatrices à notre époque. Elles s'appuient également sur des émotions, des sentiments et des passions qui leur confèrent des contenus curriculaires ressentis comme inextinguibles. C'est seulement ainsi qu'il est possible de produire des images déstabilisantes qui alimentent l'anticonformisme face à un présent qui se répète, répétant les choix impardonnables du passé. L'ultime objectif d'une éducation transformatrice, c'est de transformer l'éducation en la convertissant en un processus d'acquisition de ce que l'on apprend, mais que l'on n'enseigne pas : le sens commun. La connaissance suscite de l'anti-conformisme que dans la mesure où elle devient du sens commun. Il est évident que le savoir n'existe pas séparé des pratiques qui le confirment. Une éducation qui part de la conflictualité des connaissances visera, en dernière instance, à convertir la conflictualité en sens communs alternatifs, entre des savoirs pratiques qui banalisent la souffrance humaine et des savoirs pratiques qui ne se conforment pas à cela, entre des savoirs pratiques qui acceptent l'état de fait, seulement parce qu'il existe, indépendamment de sa légitimité, et des savoirs pratiques qui n'acceptent ce qui existe que dans la mesure où cela mérite d'exister, finalement entre des savoirs pratiques qui regardent les décisions, mais qui se situent en aval d'elles et les transforment en des conséquences fatales, et des savoirs pratiques qui regardent les décisions, mais qui se trouvent en amont d'elles et les transforment en inexcusables choix humains.

 

Je vais maintenant décrire les trois conflits de connaissance qui, à mon avis, doivent présider le projet éducatif. Ils n'ont pas tous le même niveau ou intensité de conflictualité. Je les présenterai par ordre croissant d'intensité.

 

L'application technique et l'application édifiante de la science

 

Le premier conflit n'est pas à proprement dit un conflit de connaissances. C'est un conflit dans l'application des connaissances. Les systèmes éducatifs de la modernité occidentale ont été moulés par un type unique de connaissance, la connaissance scientifique, et par un type unique de leur application, l'application technique. De fait, la création moderne des systèmes éducatifs coïncide avec la consolidation de la science moderne, en tant que mode hégémonique de rationalité, la rationalité cognitive-instrumentale, une rationalité qui s'affirme par son efficacité dans la transformation matérielle de la réalité. Après la Première Révolution industrielle, cette efficacité s'est traduite dans la conversion progressive de la science en force productive, un processus historique qui atteint aujourd'hui son paroxysme avec la fusion pratiquement totale entre la science et la production des biens et des services. Aucune d'entre elles n'est possible aujourd'hui sans l'autre. Les systèmes éducatifs modernes présupposent, cependant, qu'entre la science et la production, il y a une distance et cette distance est mesurée par l'application technique de la science :

 

1. Qui applique la connaissance est hors de la situation existentielle sur laquelle influe l'application et n'est pas affectée par elle.

2. Il existe une séparation totale entre les fins et les moyens. On présuppose défini les fins et l'application influe sur les moyens.

3. Il n'existe pas de médiation délibérative entre l'universel et le particulier. L'application procède par démonstrations nécessaires qui dispensent de l'argumentation.

4. L'application s'assume comme l'unique définition de la réalité donnée par le groupe dominant et la force. Elle escamote les éventuels conflits et réduit au silence les définitions alternatives.

5. L'application du savoir-faire technique permet de se dispenser, et rend absurde, toute discussion sur un savoir-faire éthique. La naturalisation technique des relations sociales obscurcie et renforce les déséquilibres du pouvoir qui les constituent.

6. L'application est univoque et sa pensée est unidimensionnelle. Les savoirs locaux sont soit récusés, soit fonctionnalisés. Dans tous les cas, on a toujours en vue la diminution des résistances dans le déroulement de l'application.

7. Les coûts de l'application sont toujours inférieurs aux bénéfices des uns et des autres, ils sont évalués quantitativement à la lumière des effets immédiats du groupe qui change l'application. Combien davantage est fermé l'horizon comptable, combien davantage sont évidentes les fins et davantage disponibles les moyens.

 

 

Les conséquences de ce modèle de l'application de la science moderne sont aujourd'hui bien connues. A l'origine, ce modèle visait à transformer tous les problèmes sociaux et politiques en problèmes techniques et de les résoudre de manière scientifique, c'est-à-dire efficacement avec une totale neutralité sociale et politique. On mettait à disposition des décideurs politiques et des acteurs sociaux une connaissance précise et rigoureuse, qui décomposait les problèmes sociaux et politiques dans leurs différents composants techniques et leurs appliquaient des solutions efficaces, sans équivoques et consensuelles car sans alternatives. Les problèmes étaient au XIX siècle : la désorganisation de la société rurale et l'anomie urbaine causée par l'urbanisation chaotique, l'industrialisation vertigineuse, la révolte des « classes dangereuses » vivant dans la misère au côté de l'abondance, les rivalités colonialistes et impérialistes entre les Etats nationaux et l’imminence de la guerre et la dégradation de la nature par l'usage sauvage des ressources naturelles. En regardant en arrière, le prodigieux développement scientifique, qui depuis lors a eu lieu, il n'a résolu aucun de ces problèmes et, peut être, il a contribué à les aggraver. C'est pour cela que le modèle de l'application technique de la science n'a plus aujourd'hui la crédibilité qu'il avait au XIXe siècle. En outre, c'est le discrédit de ce modèle qui est une des dimensions principales du discrédit du futur car le progrès que celui-ci a promit a toujours été conçu comme une conséquence du progrès de la science. Le fait que le modèle de l'application technique de la science continue aujourd'hui de sous-tendre le système éducatif est seulement compréhensible par l'inertie ou par une foi, ou par les deux : par l'inertie de la culture officielle et des bureaucraties éducatives, par une foi de l'institution capitaliste qui utilise le modèle de l'application technique pour occulter le caractère politique et social du désordre qu'il instaure.

 

Face à cela, le projet éducatif émancipateur doit créer un champ épistémologique dans lequel le modèle de l'application technique de la science est mis en conflit avec un modèle alternatif. Le conflit entre les deux modèles constituera, dans ce domaine, le contour du processus d'enseignement-apprentissage. Comme modèle alternatif, je propose le modèle de l'application édifiante de la science, lequel se caractérise par les traits suivants :

 

1. L'application a toujours lieu dans une situation concrète dans laquelle cette application est existentielle, éthique et socialement engagée par rapport à l'impact de l'application.

2. Les moyens et les fins ne sont pas séparés et l'application a une incidence sur les deux. Les fins se réalisent dans la mesure où l'on discute les moyens en adéquation avec la situation concrète.

3. L'application est, ainsi, un processus argumentatif et la meilleure ou la moindre adéquation de l'application réside dans l'équilibre, moindre ou supérieur, des compétences argumentatives entre les groupes qui luttent pour la décision de conflit en leur faveur (le consensus n'est ni la moyenne, ni la neutralité).

4. Le scientifique doit, alors, se développer au sein de la lutte pour l'équilibre du pouvoir dans plusieurs contextes d'application et, pour cela, il devrait prendre le parti de ceux qui ont moins de pouvoir. Chaque mécanisme de pouvoir crée sa micro-hégémonie. Qui a moins de ce pouvoir tend, en cela, a ne pas avoir d'arguments pour avoir plus de ce pouvoir et, beaucoup moins, pour avoir autant de pouvoir que le groupe hégémonique. L'application édifiante consiste à relever des arguments et à rendre légitime et crédible leur usage.

5. L'application édifiante fournie et renforce les définition émergentes et alternatives de la réalité, pour cela, elle délégitime les formes institutionnelles et les modes de rationalité dans chacun des contextes, dans la compréhension de que de telles formes et manières promeuvent la violence au lieu de l'argumentation, le silence au lieu de la communication, l'exclusion au lieu de la solidarité.

6. Au-delà d'une limite critique socialement définissable, une plus grande participation dans une vision morale et politique est meilleure qu'une croissance du bien-être matériel. Le savoir-faire technique est imprescriptible, mais le sens de son usage lui est fourni par le savoir-faire éthique qui, en tant que tel, donne une priorité à l'argumentation.

7. Les limites et les déficiences des savoirs locaux ne justifient jamais qu'on les récuse de prime abord, parce que cela signifie le désarmement argumentatif et social de ce qui les composent. Si l'objectif est d'amplifier l'espace de communication et de distribuer plus équitablement les compétences argumentatives, les limites et les déficiences de chaque savoirs locaux dépassent, en transformant les savoirs de l’intérieur, en s'interpénétrant avec des significations produites par d'autres savoirs locaux, en se dénaturalisant au travers de la critique scientifique.

 

8. L'amplification de la communication et l'équilibration des compétences vise la création de sujets socialement compétents. Les mécanismes de pouvoir tendent à s'alimenter par l'incompétence sociale et par l' « objectivation » des groupes sociaux opprimés, mais l'application édifiante de la science court un double risque. D'un côté, on sait que ces objectifs ne sont pas obtenables exclusivement avec une base scientifique et argumentative. Il y a des intérêt matériels et des luttes entre les classes et les autres groupes sociaux qui en utilisent d'autres supérieurs pour imposer ce qui leur est bénéfique. Pour cela, la lutte pour l'application édifiante est toujours précaire, elle s'intègre (parfois sans le savoir) dans d'autres luttes et leurs résultats ne sont jamais irréversibles. En effet, c'est une lutte sans présupposés, ni assurance. Une lutte pour une fin sans fin.

 

D'un autre côté, l'application édifiante doit, dans cette phase de transition paradigmatique, partir des consensus locaux pour créer plus de conflit, dans l'objectif du meilleur éclaircissement des raisons contingentes qui soutiennent beaucoup de ce qui surgit comme socialement nécessaire. Ce conflit amplifié est vu comme une condition de l'amplification de l'espace de communication et de l'élargissement culturel éthique et politique des arguments utilisables par les différents groupes en présence. Mais du fait des conditions qui soutiennent le premier risque, il n'y a pas de garanties que la potentialisation du conflit ne puisse induire chez aucun groupe le recours à la violence, la réduction au silence et l'exclusion, et ainsi réduire la communication et l'argumentation au lieu de les augmenter. La science telle qu'on la conçoit pour l'application édifiante ne se soucie pas que la transformation soit modérée ou radicale, réformiste ou révolutionnaire. Elle s’intéresse à l'élargissement de la communication et de l'argumentation ou évidemment à ne pas faire obstacle à l'intensité du conflit ou au caractère inconditionnel de l'engagement des participants.

 

9. L'application édifiante vigoureuse au sein de sa propre communauté scientifique et technique. Les scientifiques et les techniciens parient sur la lutte pour l'augmentation de la communication et de l'argumentation au sein de la communauté scientifique et technique et luttent, pour cela, contre les formes institutionnelles et les mécanismes de pouvoir qui en eux-mêmes produisent de la violence, du silence et de l'exclusion. Mais en plus de cela, la transformation des savoirs locaux se produit avec la transformation du savoir scientifique et avec cela arrive la transformation du sujet épistémique, de l'être scientifique et de l'être technique. Parce que l'application est contextualisée tant par les moyens que par les fins et parce qu'ils sont soumis à un savoir-faire éthique, le scientifique et le technicien édifiants doivent savoir parler comme des spécialistes et comme des non-spécialistes dans le même discours scientifique et, complémentairement, ils doivent savoir parler comme des scientifiques dans les différents discours locaux, propres à chaque contextes d'application. Cette transformation ne peut être exigée complètement et sans contradiction du scientifique et du technicien individuel. La réflexivité, pour avoir un poids, doit être collective. Mais en plus de cela, la transformation est rendue possible par de nouvelles formes d'organisation de la recherche, par des moyens alternatifs de primer l'excellence du travail scientifique. Ces formes alternatives entrent en contradiction avec la matérialité et la résistance des solutions courantes. C'est également ici que se vérifient les deux risques antérieurement pointés : il n'est pas possible de contrôler par la science ou la technique édifiante les conséquences de l'augmentation de la conflictualité qu'elle promeut dans cette phase de transition paradigmatique ; les résultats, outre le fait d'être réversibles, peuvent être contre-productifs et peuvent par moment empirer les choses. Et là encore, il n'y a pas d'assurance contre ces risques.

 

10. Mais si dans la communauté scientifique, comme dans toute autre, il n'y a pas d'assurance contre ces risques, il est pour le moins possible de déterminer le profil des conflits dans lesquels ses risques arriveront. L'application édifiante ne méconnaît pas les applications techniques, mais les soumets à l'exigence d'un savoir-faire éthique. A l'inverse, l'application technique est plus radicale et méconnaît de manière militante le savoir-faire éthique.

 

Le projet éducatif conflictuel fait du conflit entre le modèle de l'application technique et le modèle de l'application édifiante un des axes principaux de l'enseignement-apprentissage. Les professeurs et les élèves discutent les deux modèles, les différences et les ressemblances entre eux et simulent des champs d'expérimentation sociale dans lesquels il est possible de visualiser les conséquences de l'adoption de chacun d'eux. La pédagogie de ce conflit, comme d'autres, n'est pas facile du fait de l'inégalité structurelle des modèles en conflit. Dans la mesure où l'un d'eux a détenu le monopôle de l'application de la science, et que l'autre ne dépasse pas le stade d'une potentialité prometteuse. Les enseignants et les élèves devront se tourner vers la pédagogie des absences c'est-à-dire imaginer l'expérience passée et présente comme si d'autres options avaient été prises. L'imagination des conséquences de ce qui n'a jamais existé pourra développer l'étonnement et l'indignation durable face aux conséquences de ce qui existe.

 

La solution du conflit pédagogique entre les modèles de l'application de la science n'est pas pré-déterminée. Le passé sera conçu de manière cohérente comme initiative humaine et option responsable seulement si les professeurs et les élèves ont la capacité d'initiative et de choix pour connaître et évaluer les conséquences des choix pris et de ceux qui auraient pu être pris et ne l'ont pas été. La qualité de la pédagogie du conflit se mesure par la qualité des options qui dans le conflit sont prises par les professeurs et les élèves.

 

La connaissance comme régulation et la connaissance comme émancipation

 

Le deuxième conflit de connaissance qui doit animer un projet pédagogique émancipateur est plus intense que le précédent une fois que l'on ne limite pas les choix d'application à un certain type de connaissance et que l'on l’étend à la connaissance qui doit être appliquée. La science moderne, comme je l'ai dit, est aujourd'hui la forme de connaissance hégémonique tant dans le système éducatif qu'en dehors de lui. Il s'agit surtout d'une hégémonie à risque en vertu de plusieurs facteurs, y compris en raison de ce que j'ai souligné au dessus sur la croissante contradiction entre le brillant des promesses de la science et la médiocrité, voire même l'horreur, de certaines de ses réalisations. Outre cela, il y en a d'autres de nature plus spécifiquement épistémologique qui sont liées à la rigueur et à l'objectivité de la connaissance scientifique et les présupposés sur lesquelles elle s'appuie comme par exemple : la dichotomie sujet-objet ou la conception de la nature comme entité séparée de la société et de la culture. Ces questionnements ont contribué à diminuer la confiance épistémologique de la science moderne, à tel point que, selon certains, parmi lesquels je m'inclus, nous sommes en train de rentrer dans une longue période de changement de paradigme au sein duquel le paradigme scientifique moderne, atteint par une crise irréversible et finale, sera remplacé par un autre paradigme de connaissance qui n'est pas encore défini, mais que j'ai désigné comme un paradigme de connaissance prudente pour une vie décente.

 

Le deuxième conflit de connaissance à construire dans le champ pédagogique part de l'idée de transition paradigmatique, mais au lieu de procéder à une analyse prospective du paradigme émergent, il procède à une archéologie de la modernité avec l'objectif de reconstruire un conflit épistémologique matriciel au sein duquel la science a commencé à participer, mais qui a été occulté au fur et à mesure que s'est constitué une forme hégémonique de connaissance. L'idée, c'est qu'à partir, on approfondie la crise de confiance épistémologique de la science moderne et se créent les énergies pour l'émergence de nouveaux conflits épistémologiques.

 

Je considère ce conflit matriciel comme un conflit entre la connaissance comme régulation et la connaissance comme émancipation. J'en suis venu à défendre l'idée qu'il n'y a pas de connaissance en général, ni d'ignorance en général. Chaque forme de connaissance connaît en relation à un certain type d'ignorance, et vice-versa, chaque forme d'ignorance est ignorance d'un certain type de connaissance. Chaque forme de connaissance implique ainsi une trajectoire d'un point A désigné comme ignorance, à un point B, désigné comme savoir. Les formes de connaissances se distinguent par la manière dont elles caractérisent les deux points et les trajectoires entre elles. Dans la modernité occidentale, cette trajectoire est en même temps une séquence logique et une séquence temporelle. Le mouvement de l'ignorance vers le savoir est également un mouvement du passé vers le futur.

 

J'en suis venu à défendre que le paradigme de la modernité comporte deux formes principales de connaissance : la connaissance comme régulation et la connaissance comme émancipation. La connaissance comme régulation consiste dans une trajectoire entre un point d'ignorance désignée par chaos et un autre point de connaissance désigné par ordre. La connaissance comme émancipation consiste dans une trajectoire entre un point de l'ignorance appelée colonialisme et un point de connaissance appelé solidarité. Ces deux formes de connaissance furent également inscrites dans le paradigme de la modernité : la vérité néanmoins, c'est que durant le siècle dernier, la connaissance comme régulation a gagné une totale suprématie sur la connaissance comme émancipation. En cela, l'ordre est devenue la forme hégémonique de la connaissance et le chaos la forme hégémonique de l'ignorance.

 

Cette hégémonie de la connaissance comme régulation a permi à celle-ci de recoder dans ses propres termes la connaissance comme émancipation. Ainsi, ce qui était un savoir dans cette dernière forme de connaissance s'est transformé en ignorance (la solidarité a été recodée en chaos) et ce qui était ignorance s'est transformée en savoir (le colonialisme a été recodé comme ordre). Avec la séquence logique de l'ignorance vers le savoir et la séquence temporelle du passé vers le futur, l'hégémonie de la connaissance comme régulation a fait que le futur et la transformation sociale soit conçue comme ordre et le colonialisme comme un type d'ordre. Parallèlement, le passé a été conçu comme le chaos et la solidarité comme un type de chaos. La souffrance humaine peut ainsi être justifiée au nom de la lutte de l'ordre et du colonialisme contre le chaos et la solidarité. Cette souffrance humaine doit et continue à avoir des destinataires sociaux spécifiques – travailleurs, femmes, minorités ethniques et sexuelles -, chacun à sa manière est considéré comme dangereux précisément parce qu'il représente le chaos et la solidarité contre laquelle, il est nécessaire de lutter au nom de l'ordre et du colonialisme. La neutralisation épistémologique du passé a toujours la contre-partie de la neutralisation sociale et politique des « classes dangereuses ».

 

Le projet original de la science moderne comportait ainsi un équilibre entre la connaissance comme régulation et la connaissance comme émancipation. Mais, à mesure que la science moderne a été gagnant du terrain sur les formes alternatives de connaissance – des savoirs locaux à la religion, de la philosophie aux humanités – et surtout, à mesure que cela a été transformé en force productive pour le capitalisme industriel, l'équilibre entre les deux formes de connaissance s'est brisé et la science moderne est devenue la connaissance avec régulation par excellence.

 

La réactivation du passé dans notre direction, proposition au service du projet pédagogique que j'élabore, consiste, dans ce domaine, à reconstruire le conflit entre la connaissance comme régulation et la connaissance comme émancipation. Le conflit pédagogique serait, alors, entre les deux formes contradictoires du savoir, entre les savoirs comme ordre et colonisation et le savoir comme solidarité et comme chaos. Ces deux formes de savoir servent de support aux formes alternatives de sociabilité et de subjectivité. Le champ pédagogique expérimente, par l'imagination de la pratique et la pratique de l'imagination, ces sociabilités et les subjectivités alternatives, élargissant les possibilités humaines jusqu'à les inclure toutes et pouvoir choisir entre elles.

 

Ici également les choix ne sont pas pré-déterminés. La pédagogie du conflit est une pédagogie à haut risque contre laquelle il n'y a pas de police d'assurance : comme dans le conflit antérieur, la lutte, et la partie inégale, entre une forme de connaissance dominante – la connaissance comme régulation – et une forme de connaissance dominée, marginalisée, supprimée – la connaissance comme émancipation – que le champ pédagogique reconstitue au moyen de l'imagination archéologique. La reconnaissance de cette asymétrie est surtout constitutive de l'expérience pédagogique et à partir d'elle on peut imaginer des stratégies pour réduire, dans le champ pédagogique, cette asymétrie. Il s'agit d'inventer des exercices rétrospectifs et des exercices prospectifs qui nous permettent d'imaginer le champ des possibilités qui seront ouvertes à notre subjectivité et à notre sociabilité s'il y avait un équilibre entre connaissance comme régulation et connaissance comme émancipation.

 

Impérialisme culturel et multiculturalisme

 

Le troisième conflit épistémologique a mettre en œuvre dans le projet pédagogique que je propose est encore plus large que les deux précédents.

 

Tandis que le conflit entre le modèle technique et le modèle édifiant de l'application de la science et le conflit entre la connaissance comme régulation et la connaissance comme émancipation se produisent dans les limites de la modernité eurocentrique, la troisième conflit déborde ces limites, et de ce fait, outre le fait d'être un conflit épistémologique, est un conflit culturel.

 

La carte culturelle qui sous-tend les systèmes éducatifs de la modernité est cartographiquement parlant, une carte comme une projection Mercator, le grand cartographe des Pays-bas dont les techniques de projection ont été adoptées en Europe à partir du XVIIe siècle. La caractéristique centrale de la projection Mercator, c'est qu'elle met le continent européen au centre de la carte, gonflant ses dimensions au détriment d'autres continents. En termes symboliques, la carte éducative de la modernité est une carte Mercator. La culture eurocentrique occupe presque toute la taille de la carte et seulement de manière marginale, et toujours en fonction d'un espace central, sont désignées les autres cultures indigènes, les cultures noires et les cultures des minorités ethniques ou autres. C'est cela, la carte de l'impérialisme culturel de l'Occident. Dans cette carte, le conflit entre les cultures n’apparaît pas ou apparaît comme un conflit résolu par la supériorité de la culture occidentale en relation avec les autres cultures. C'est pour cela que dans le système éducatif hégémonique, les autres cultures sont ou absentes ou sont vaincues, marginalisées et supprimées.

 

Cette carte de l'impérialisme culturel est en train de passer par une période de grande turbulence, une période qui a commencé après-guerre, avec les images d'horreur de la guerre et de destruction qui révélèrent le côté sinistre de la culture eurocentrique, avec le processus de décolonisation et l'émergence de nouveaux états porteurs de cultures nationales réelles ou imaginaires, mais dans tous les cas, non eurocentriques, et avec la lutte des mouvements noirs aux Etats-Unis.

 

A la fin des années 60, le mouvement étudiant de Mai 68 représente un autre moment de turbulence significative dans la mesure où pour la première fois, dans le monde développé, le modèle eurocentrique est soumis à une critique culturelle et civilisationnelle qui englobe aussi bien les sociétés capitalistes que les sociétés communistes dans l'Est de l'Europe. Les complicités entre libéralisme et marxisme sont exposées pour la première fois. Avec la décennie des années 1970, commence le processus d'érosion du modèle social qui a dominé les pays développés depuis la guerre, en même temps que les pays du tiers monde ont cherché un nouvel équilibre mondial symbolisé par la monté des prix du pétrole, par la défaite des américains au Viet Nam et par la lutte de l'ONU pour un nouvel ordre économique mondial.

 

La dramatique intensification des interactions transnationales à partir des années 1980 donne naissance au moment de turbulence dans lequel nous nous trouvons actuellement. La globalisation de l'économie a proclamé globalement l'hégémonie du fondamentalisme néolibéral. Cela a fait décoller progressivement l'axe du dynamisme capitaliste de l’Océan Atlantique vers l'Océan Pacifique, assurant une nouvelle visibilité aux cultures asiatiques. Le libéralisme économique et les politiques d'ajustement structurel ont été proclamées globalement avec la démocratie libérale occidentale. Les transitions démocratiques en Amérique latine arrivent simultanément avec la perte du rendement global des pays du continent et l’aggravation dramatique des inégalités sociales.. L'Afrique a été intégrée dans ce modèle de la manière la plus cruelle par l'exclusion totale, par la faim, par les épidémies et par la guerre. A la fin de la décennie, la modernité occidentale dans sa version libérale, aussi bien économique que politique, considère comme acquise sa victoire. La chute du Mur de Berlin, le début du démantèlement de l'Apartheid en Afrique du Sud sont des moments décisifs de cette victoire. La victoire est surtout technologique confirmée tant par la Guerre du Golfe que par les nouvelle technologies de l'information et de la communication. Il n'est pas surprenant que l'accumulation de ces réussites ait été le terrain adéquat pour une théorie de la fin de l'histoire.

 

Cependant, cela est seulement un des côtés de l'histoire de ces derniers 15 ans. Les processus de globalisation arrivent comme des processus de localisation, comme l'adoption de politiques de l'identité de la part de groupes sociaux victimes, directement ou indirectement, de la globalisation hégémonique : minorités ethniques, peuples indigènes, groupes de migrants, femmes… Victimes du fondamentalisme néolibéral et ayant vu échouer dans le passé d'autres stratégies de développement d'origines occidentales, comme par exemple le nationalisme ou le socialisme, certains peuples islamiques adoptent des politiques affirmatives d'identités qui ont été amalgamées par les médias occidentaux sous le nom de fondamentalisme islamiste. D'un autre côté, émergent des formes de globalisation contre-hégémoniques, c'est-à-dire des coalitions transnationales de mouvements sociaux en lutte contre le modèle de développement et la culture hégémonique, les groupes de droits humains, d'indigènes et de minorités ethniques, des groupes écologiques, féministes, pacifiques, les mouvements artistiques et littéraires d'orientation post-coloniaux et post-impérialiste.

 

Toute cette conflictualité et diversité a causé une turbulence énorme dans les cartes culturelles qui servent de base aux systèmes d'éducation eurocentriques. Je pense pouvoir détecter deux tendances contradictoires : une qui va dans le sens de l’aggravation des conflits culturels à la fin du siècle et une autre qui va dans le sens opposé, celui de la fin de tels conflits. La première tendance, celle de l'aggravation des conflits surgit sous deux formes : une hégémonique et une autre contre-hégémonique. La forme hégémonique a son origine chez les intellectuels occidentaux, mais conservateurs qui se refusent à voir dans la domination globale de l'économie de marché, la consommation de la victoire de la culture occidentale. Mais au contraire, je pense que la domination de l'économie cache une vulnérabilité culturelle croissance face aux cultures extra-européennes, englobant des populations chaque fois plus nombreuses et assumant des positions de confrontation hostiles avec la culture eurocentrique, comme l'est spécifiquement le cas de l'Islam. Pour ces intellectuels conservateurs, dont le porte voix est Samuel Huntington, nous sommes en train d'entrer dans une nouvelle période de choc des civilisations, un choc entre l'Occident et les reste du monde.

 

Les formes contre-hégémoniques de l'aggravation des conflits culturels sont mis en scène par les mouvements et les groupes sociaux qui luttent pour l'affirmation de l'identité culturelle contre l'homogénéisation revendiquée par la culture hégémonique. Une forme particulièrement subalterne de cette affirmation est précisément le fondamentalisme islamique dans sa lutte contre le fondamentalisme néolibéral.

 

Une idée commune aux formes hégémoniques et contre-hégémoniques est celle que les modèles sociaux de développement, et la lutte contre ceux-ci, ne se jouent pas seulement au plan économique. Ils présupposent un substrat culturel largement partagé qui fourni de l'énergie pour promouvoir une forme donnée de sociabilités et pour la défendre contre des formes sociabilités rivales. Dans ce contexte, la distinction entre lutte économique et lutte culturelle cesse de faire sens.

 

La deuxième tendance de la turbulence culturelle contemporaine a un sens opposé à la première et défend que dans ces conditions globales générées, tant par la société de consommation comme par la société de l'information, les conflits culturels auront chaque fois une moindre audience. La globalisation de la communication sociale et de l'information, le développement de l'interaction transnationale de biens, de personnes et de services produisent une telle compression du temps et de l'espace que les différences culturelles qui ont toujours été le fruit de la distance et de l'incommunicabilité finiront pas se dissoudre.

 

Cette tendance assume deux formes différentes, les deux hégémoniques. Une consiste dans une version ultralibérale du relativisme culturel, dans l'idée que toutes les cultures et toutes les versions d'une même culture ont une singularité originale qui ne permet aucune comparaison, ni dialogue profond entre elles. Elles sont toute également valides. On doit ainsi admettre leur co-existence pacifique et que chacun et chacune doit choisir de laquelle il se sent proche. L'autre manière de voir la tendance pour l'atténuation des conflits culturels fait une lecture de la situation culturelle partiellement contradictoire avec celle d'avant. Elle se base sur l'idée que les contacts entre cultures, qui sont chaque fois plus intenses, font qu'elles perdent progressivement leur intégrité et leur singularité. A la place des cultures singulières surgissent des cultures hybrides, produits des fertilisations et de contaminations croisées entre cultures. Le phénomène d'hybridation rend ainsi difficile de parler de culture dominantes et de cultures dominées car toutes sont sujettes au même processus de dilution spécifique. Une autre version, partiellement différente, de la théorie de l'hybridation, est l'idée qu'au-dessus des cultures existantes, toutes spécifiques et parcellaires, est en train d'émerger une culture globale, une culture sans racines, ni loyauté locales, qui est partagée par des gens dans le monde entier, une culture cosmopolite qui sous-tend ce qui est globalement commun à toute l'humanité.

 

La coexistence de lectures tant contradictoires de notre condition culturelle contemporaine montre par elle-même la turbulence à laquelle sont sujettes les cartes culturelles qui servent de base aux systèmes éducatifs modernes. Pour certains, ces cartes, même si parfois fois ce sont l'expression de l'impérialisme culturel, ont cessé d'être en phase avec des relations qui aujourd'hui dominent entre cultures : des relations chaotiques, de coexistence et d'interdépendance.

 

Pour d'autres, l'impérialisme culturel, loin d'être achevé, a à peine changé de forme. Il assume maintenant des formes caméléonienne : parfois la forme d'un choc des civilisations (Huntington), parfois la forme de l'hybridation et de la culture globale. En cela, l'hybridation est toujours un échange inégal de reproduction, sous une autre forme, une existence de cultures dominantes et de cultures dominées. Cependant, la culture globale n'est pas plus que la globalisation de certaines caractéristiques spécifiques de la culture eurocentrique.

 

Cette énorme diversité des lectures de la situation culturelle de notre temps est, en général, absente des systèmes éducatifs. Le débat, quand il a lieu, se déroule aux marges du système dans des initiatives extra-curriculaires entre professeurs et étudiants, mais rarement elles pénètrent le curriculum. A mon avis, un projet éducatif émancipateur doit mettre le conflit culturel au centre de son curriculum. Les difficultés pour le faire sont énormes, elles ne sont pas liées à la résistance et l'inertie des cartes culturelles dominantes, mais elles sont dues aux modalités chaotiques à partir desquels les conflits culturels sont discutés à notre époque. Il en ressort que la communication, en apparence facilitée par la société de l'information, continue de rencontrer de nombreux obstacles, à être sélectif et à réduire de nombreuse personnes et choses au silence. Même, certaines politiques contre-hégémoniques comme, par exemple, celles de l'affirmation nationale, ethnique, sexuelle et culturelle ont, dans leurs versions les plus extrêmes, contribués au séparatisme et la création de ghettos culturels mutuellement incommunicables.

 

Le projet éducatif émancipateur a, alors, dans ce domaine des responsabilités croissantes. Il doit, d'un côté, définir correctement la nature du conflit culturel et il doit, de l'autre, inventer des dispositifs qui facilitent la communication. N'oublions pas qu'à la différence des conflits antérieurs, le conflit culturel n'arrive pas au sein de la même culture, mais avant dans un espace inter-culturel qui doit être construit pour que la communication soit possible.

 

Je propose que le conflit soit défini comme conflit entre l'impérialisme culturel et le multiculturalisme. Plus qu'un conflit de cultures, il s'agit d'un méta-conflit de cultures. Ou encore, il s'agit d'un conflit entre deux manières de concevoir le conflit entre cultures, deux modèles d'interculturalité. Comme dans les conflits antérieurs, le champ pédagogique doit créer par l'imagination une conflictualité qui est niée par le modèle hégémonique. Il doit, en somme, créer des espaces pédagogiques pour le multiculturalisme en tant que modèle émergeant d'interculturalité. Le modèle dominant de l'impérialisme culturel ne reconnaît pas d'autres types de relations entre cultures si elles ne sont pas hiérarchisées selon des critères qui sont conçus comme universels et spécifiques à son univers culturel, la culture occidentale. Les caractéristiques de ces critères est la supériorité culturelle propre des cultures dominantes qui justifie l'existence des cultures dominées. Cette supériorité peut s'affirmer de différentes manières inclusives à travers des manières qui apparemment nient l'idée de hiérarchie comme l'hybridation et la culture globale. Elles ont pour limites de ne pas mettre fin à l'hégémonie de la culture occidentale.

 

Tout d'abord compléter le champ pédagogique émancipateur en créant des images déstabilisatrices de ce type de relations entre les cultures, images créées à partir des cultures dominées et de la marginalisation, de l'oppression et de la réduction au silence auxquelles elles sont sujettes et avec elles les groupes sociaux qui en font partie. Ces images déstabilisatrices aideront à créer l'espace pédagogique pour un modèle alternatif de relations interculturelles, le multiculturalisme. Comme il s'agit d'un modèle émergeant, le type de communication et de relation qu'il établit entre les cultures est encore peu structuré et de plus difficile à apprendre et doit pour cela occuper un espace central dans l'expérience pédagogique.

 

Je propose comme dispositif de communication multiculturelle, ce que je désigne par herméneutique diatopique. Il s'agit d'un procédé herméneutique basé sur l'idée que toutes les cultures sont incomplètes et que les topoï d'une culture donnée, pour aussi puissants qu'ils soient, sont aussi incomplets en ce qui concerne la culture à laquelle ils appartiennent. Les topoï puissants sont les principales prémisses de l'argumentation d'une culture donnée, les prémisses qui rendaient possible la création et l'échange d'argument. Cette fonction des topoï créait une illusion de totalité assise sur la synecdoque, la partie pour le tout. Pour cela, l'incomplétude d'une culture donnée est seulement valable à partir des topoi d'une autre culture. Vus d'une autre culture, les topoi d'une culture donnée cesse d'être des prémisses de l'argumentation pour être de simples arguments. L'objectif de l'herméneutique diatopique est de maximiser la conscience de l'incomplétude réciproque des cultures, à travers un dialogue, avec un pied dans une culture et un pied dans l'autre : de là son caractère diatopique. L'herméneutique diatopique est un exercice de réciprocité entre cultures qui consiste à transformer les prémisses de l'argumentation d'une culture donnée en arguments intelligibles et crédibles dans une autre culture. Pour donner un exemple, issu de mon travail, j'ai proposé une l'herméneutique diatopique entre les topoi des droits humains de la culture occidentale, les topoi du dharma dans la culture hindou et entre les topoi des droits humains et ceux de la Ouma dans la culture islamique, avec dans ce cas un dialogue avec Abdullahi Ahmed An-na'im.

 

Elever l'incomplétude au maximum de la conscience possible ouvre des possibilités insoupçonnées à la communication et à la complicité. Il s'agit d'un processus difficile, post-colonial et post-impérialiste, et dans un certain sens, post-identitaire. La propre réflexivité sur les conditions qui la rendent possible et nécessaire est une des plus exigeantes conditions de l'herméneutique diatopique. Avec un fort contenu utopique, l'énergie pour la mettre en pratique provient d'une image déstabilisatrice que je désigne sous le terme épistémicide, l'assassinat de la connaissance. Les échanges inégaux entre cultures ont toujours conduit à la mort de la connaissance particulière de la culture subordonnée et des groupes qui en font partie. Dans les cas les plus extrêmes, comme dans celui de l'expansion européenne, l'épistémicide a été une des conditions du génocide. La perte de confiance épistémologique pour ce qui se passe actuellement dans les cartes culturelles hégémoniques rend possible d'identifier l'ampleur et la gravité des épistémicides commis par la modernité hégémonique eurocentrique. L'image de ces épistémicides sera d'autant plus déstabilisatrice que la pratique de l'herméneutique diatopique aura de la consistance.

 

L'herméneutique diatopique est le dispositif privilégié du multiculturalisme en tant que modèle privilégié d'interculturalité. Il s'agit d'un modèle très exigeant. Appliqué de manière naïve ou négligée, elle peut se transformer facilement en son contraire c'est-à-dire une forme d'impérialisme culturel. De là, l'attention qui doit être donnée à ses présupposés et aux conditions de son application. Le premier présupposé, c'est que maintenant toutes les cultures aspirent à des valeurs ultimes, mais seulement la culture occidentale les définis en termes de valeurs universelles. En d'autres termes, la question de l'universalisme est une question particulière, spécifique à la culture occidentale.

 

Le deuxième présupposé est que outre que toutes les cultures sont incomplètes, elles sont toutes également relatives. Cependant le relativisme en tant que posture philosophique est incorrecte. Ou encore, toutes les culture ont différentes versions et toutes ne sont pas également adéquates pour participer au dialogue multiculturel.

 

Le troisième présupposé est que parmi les différentes versions d'une culture donnée, doivent être choisies pour le dialogue multiculturelle, celles qui offre le choix le plus vaste de réciprocité et l'ouverture la plus large aux autres cultures. D'où le cas d'une topique importante dans la culture occidentale, les droits humains. Il existe dans la culture occidentale deux grandes traditions des droits humains : la libérale qui donne la priorité aux droits civiques et politiques, négligeant les droits économiques et sociaux, et la tradition marxiste qui, sans perdre de vue les droits civiques et politiques, donne la priorité aux droits économiques et sociaux. Entre ces deux traditions, doit être choisie la tradition marxiste du fait qu'elle a un champ de réciprocité plus large : les droits économiques et sociaux sont des fondements pour l'exercice effectif des droits civiques et politiques.

 

Les conditions de la pratique du multiculturalisme sont encore plus exigeantes que les propositions. Depuis plusieurs siècles de domination culturelle, on se demande s'il est légitime ou même possible de tenter un dialogue autant que possible égalitaire entre les cultures. Cela s’accroît avec le fait que cette domination culturelle s'est caractérisée, entre autres choses, par le fait de rendre imprononçable certains des thèmes et des aspirations plus fondamentales des cultures dominées. Cependant, l'énonciation de ces thèmes ne leur a pas été dévolu, le dialogue interculturel peut de manière persévérant, et dépit de bonnes intentions, contribuer à l'approfondissement de sa domination.

 

Le projet pédagogique émancipateur que je vous propose connaît toutes ces difficultés, mais il sait également qu'il doit dépasser sous peine de s'acheminer de manière chaque fois plus rapidement vers une situation d'apartheid global. Pour cela, une part de ces mêmes difficultés et de la nécessité doivent être dépassées pour instaurer un champ pédagogique dans lequel le multiculturalisme surgit comme une alternative crédible à l'impérialisme culturel.

 

Conclusion

 

Je vous ai proposé dans ce texte un projet pédagogique conflictuel et émancipateur dont j'ai essayé de brosser le profil épistémologique à gros traits. J'ai identifié trois grands conflits épistémologiques que, par ordre croissants, j'ai désigné comme conflit entre l'application technique et l'application édifiante de la science, le conflit entre connaissance comme régulation et comme connaissance comme émancipation, comme conflit entre impérialisme culturel et multiculturalisme. J'ai défendu que ces conflits doivent occuper le centre de toute l'expérience pédagogique émancipatrice. Le conflit sert, avant tout, à vulnérabiliser et à déstabiliser les modèles épistémologiques dominants et pour regarder le passé à travers la souffrance humaine, qui à travers eux et l'initiative humaine qui y fait référence, a été indiscutablement causée. Ce regard produira des images déstabilisatrices susceptibles de développer chez nos étudiants et nos professeurs la capacité d'étonnement, d'indignation, de volonté de rébellion et d'anti-conformisme. Cette capacité et cette volonté seront fondamentales pour regarder avec engagement les modèles dominés ou émergents à travers lesquels il est possible d'apprendre un nouveau type de relation entre savoirs et également entre personnes et groupes sociaux. Une relation plus égalitaire, plus juste qui nous fait appréhender le monde de manière édifiante, émancipatrice et multiculturelle. Ce serait cela le critère ultime du bon et du mauvais apprentissage.

 

 

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