L'éthique moderne du scientifique comme éthique religieuse

 

Max Weber1 a théorisé la modernité occidentale comme se caractérisant par une séparation des sphères d’activité et de leurs éthiques: art, science, politique, religion...Il est également celui qui a développé la notion de neutralité axiologique. Pourtant, il est possible de se demander si la conception wébérienne du savant ne reste pas inféodée à l’éthique religieuse. Nietzsche a au contraire pour sa part montré comment l’éthique du savant restait liée à celle de la religion, alors que sa pratique réelle relèverait selon lui de l’art.

 

L’éthique du savant comme éthique religieuse

 

L’occident chrétien, dans la lignée de Platon et d’une certaine tradition grecque, a fait de la contemplation intellectuelle ce qui constitue le principe des activités spirituelles. La distinction entre le corps et l’esprit se situe au fondement de l’élaboration de la culture. Celle-ci est caractérisée par ses productions intellectuelles: la religion, l’art, la science, la philosophie...C’est par ce type d’activité que l’être humain se distingue de l’animal soumis au besoin.

L’idéal religieux est celui de la contemplation et d’une vie désintéressée détachée des intérêts matériels. Une telle vie trouve sa condition de possibilité dans le retrait du monde.

L’activité du scientifique doit prendre exemple sur ce modèle. La condition de possibilité d’une science qui soit objective consiste dans le détachement vis-à-vis des intérêts mondains. Connaître est une activité contemplative qui consiste à produire une copie adéquate de la réalité. Les scientifiques sont les moines copistes de la réalité. C’est à juste titre que Julien Benda2 en traitant des intellectuels dans l’Entre-deux guerres parla d’une trahison des clercs car les intellectuels doivent adopter dans une telle conception l’ethos extra-mondain des membres du clergé.

Cet ethos religieux n’est pas seulement exigé du savant, mais également de l’artiste. C’est du moins ainsi que l’on peut comprendre l’esthétique kantienne3: celle-ci se trouve détachée du besoin et se caractérise par le désintéressement.

 

Portrait du savant en artiste ou le problème du constructivisme esthétique

 

Lier le savant et l’artiste à des intérêts, ce serait les renvoyer soit au domaine du besoin naturel, soit à ceux des intérêts économiques. En faire des techniciens ou des artisans, c’est les renvoyer du côté de l’utilité. En outre, rapprocher le savant du technicien ou de l’artisan, c’est le renvoyer à la fabrication. Il serait alors celui qui construit des théories scientifiques et non plus celui qui produit une copie de la réalité: ce qui semble entrer en contradiction avec l’objectif de réalisme qui oriente l’éthique du scientifique.

Nietzsche, de son côté, rapproche l’activité du scientifique de celle de l’artiste4. Le scientifique n’est pas un imitateur de la réalité, il n’effectue pas une copie de la réalité. Le scientifique créé une oeuvre originale qui est l’expression de sa perspective vitale singulière.

En outre, Nietzsche critique l’application à l’artiste aussi bien qu’au scientifique de la notion religieuse de génie qui supposerait une inspiration surnaturelle. La création artistique aussi bien que scientifique est le produit d’un travail5. Cependant, Nietzsche récuse la conception utilitariste du dernier homme selon laquelle l’action humaine serait orientée par le calcul utilitaire. La création artistique est affirmation de sa puissance vitale et augmentation de celle-ci dans l’agir créateur.

Ce lien entre travail et création artistique on le trouve également chez Georges Sorel: l’ouvrier effectue un travail créatif car l’industrie met en jeu la technique. Les notions d’art et de technique sont par exemple confondues pour les grecs. Marx pour sa part associe dans le travail productif, le labeur de l’esclave et la technique de l’artisan.

 

Portrait du scientifique en travailleur

 

Il est alors possible de se demander si plutôt que penser le scientifique sur le modèle de l’éthique religieuse ou de la création artistique, il ne s’agit pas de le penser comme un travailleur.

Le travail, au sens marxiste, en tant que praxis, n’est plus l’activité par laquelle l’être humain, comme l’animal, satisfait des besoins utiles à sa survie. Le travail est une activité qui a sa fin en elle-même: l’être humain produit au-delà de la simple nécessité naturelle, librement. Le travail est l’activité par laquelle il transforme sa nature et transforme la nature qui l’environne6.

Si la connaissance scientifique est une praxis, elle devient une activité par laquelle l’être humain pour connaître la nature la transforme. L’être humain cherche à connaître la nature et la réalité car l’activité de transformation de la nature, qui est activité de connaissance, est ce qui le caractérise.

La connaissance n’est donc pas une simple copie de la réalité. Elle est une construction d’un monde où se trouve réalisée l’adéquation de l’en-soi et du pour-soi, de la réalité objective et de la subjectivité radicale. La subjectivité radicale (ou imagination créatrice) intervient dans l’activité scientifique par la production des hypothèses. La mise à l’épreuve de l’adéquation entre les hypothèses et la réalité s’effectue par l’expérimentation scientifique.

 

1 Le savant et le politique.

2 La trahison des clercs.

3 Critique de la faculté de juger.

4 Vérité et mensonge au sens extra-moral.

5 Humain, trop humain, §155.

6 Manuscrits de 1844.

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