Sorel, critique de Durkheim

 

Le devenir social, n°1 et n°2, 1895

 

Comme le rappelle Hans Joas, dans son article “Durkheim et le pragmatisme” (RFS, n°25-4, 1984, pp. 560-581), la critique que ce dernier fait du pragmatisme n’est sans doute pas sans liens avec l’opposition théorique qui l’oppose à G. Sorel et aux philosophes de la nouvelle école. Ainsi, dès 1895, Sorel publie un article dans la revue Le devenir social, où il effectue une analyse et une critique de la sociologie de Durkheim à la suite de la publication de De la division du travail social”.

 

Extraits commentés:

 

Sorel Georges, “Les théories de M. Durkheim”, Le devenir social, n°1, avril 1895

 

L’auteur se prononce avec une grande force contre le socialisme. [...] Dans ses conclusions, il déclare que la sociologie ne doit être ni individualiste, ni communiste , ni socialiste, dans le sens que l’on donne vulgairement à ces mots. Par principe, elle ignorera ces théories auxquelles elle ne saurait reconnaître de valeur scientifique...”

 

Sorel débute son article en situant idéologiquement son opposition à Durkheim: celui-ci tout en étant pas un libéral, se présente comme un opposant déclaré aux thèses communistes et socialistes en général.

 

Les nouvelles idées sur la démocratie conservatrice, assurant plus de justice dans les rapports économiques, favorisant le developpement intellectuel et moral du peuple, poussant l’industrie dans des voies plus scientifiques -ont enfin trouvé un théoricien qui est un métaphysicien d’une subtilité rare et un savant parfaitement armé pour la lutte”

 

Sorel rattache ensuite Durkheim à un courant politique spécifique auxquelles les thèses sociologiques de Durkheim peuvent être rattachées. Jean-Fabien Spitz dans Le moment républicain en France (Gallimard, 2005), rattache Durkheim au solidarisme, c’est-à-dire à un républicanisme social.

 

Je ne crois pas que ce soit là une bonne méthode, car elle est fondée sur la doctrine des choses en soi. Les méthodes [en science] doivent, en effet, suivant les vieux systèmes se constituer d’après les essences étudiées; malheureusement, la science n’a point pour objet la détermination des essences, des natures, mais la détermination des relations. C’est un point sur lequel j’aurai souvent à revenir, parce que l’auteur est, trop souvent, dominé par l’ancienne théorie. “

 

La première critique épistémologique que Sorel effectue à l’encontre de Durkheim consiste à lui reprocher son réalisme en science: la science viserait une connaissance de la réalité en soi. Or la science pour Sorel vise à établir des relations. Les lois scientifiques ne s’appuient pas sur une explication en soi de la réalité, mais constituent des relations constantes entre deux phénomènes.

 

[...] en sociologie le mot cause a un tout autre sens qu’en physique et que l’induction [...] a été faite par à peu près et sous l’influence d’analogies verbales. [...] Mais comment peut-on parler de causes (analogues aux causes physiques) en sociologie, alors que les chose mises en relation sont des fictions manquant de réalité individuelle ? [...] Dans la sociologie, on n’atteint donc pas de vraies causes (au sens de la physique), mais seulement des ordres de changements principaux”.

 

Il s’en suit une seconde critique épistémologique. La sociologie n’a pas pour objectif l’explication causale. La sociologie n’est pas une science explicative.

 

Ce n’est pas le moment de chercher comment s’opère cette consolidation; les sentiments jouent un rôle prépondérant comme dans toutes les questions où interviennent les associations d’idées; mais est plutôt du ressort de la psychologie. [...] Il n’est donc pas exact de dire que la possibilité d’une science sociologique est établie par une généralisation du principe de causalité, emprunté à la physique. On doit dire qu’il existe dans l’histoire sociale des phénomènes susceptibles d’être liés par des formules empiriques analogues à celles que l’empirisme emploie pour la connaissance de certains ordres de sciences naturelles”.

 

L’épistémologie de Sorel n’est pas rationaliste, mais empiriste. Les relations qui unissent deux phénomènes sont des conjonctions constantes, mais pas une relation causale par laquelle un fait en expliquerait un autre.

 

Contre l’organiscisme: “Le socialisme introduit dans l’étude ce processus un facteur que négligent systématiquement les sociologistes; il ne sépare point la division du travail et la formation des classes; celles-ci, organisées pour la lutte, exercent une influence capitale sur la division du travail, en introduisant des forces bien différences de celles dont parle M. Durkheim. Grâce à la doctrine de la lutte des classes, on peut suivre le vrai processus historique, tandis que celui de notre auteur est seulement schématique et logique. Grâce à la théorie des classes, les socialistes ne rapportent point les fins à des entités imaginaires, à des besoins de l’âme collective et autres nigauderies sociologiques, mais aux hommes réels groupés en groupes agissant dans la vie sociale. C’est ainsi qu’ils ouvrent à la recherche psychologique une voie nouvelle et lui permettent de prendre une grande part à l’investigation sociologique: ils lui marquent les directions dans lesquelles elle doit pousser ses analyses. La psychologie, ainsi mise à sa véritable place, fournit à la sociologie des éléments explicatifs, comme (à peu près) la chimie en fournit aux sciences naturelles”.

 

Si la sociologie ne peut pas prendre modèle sur les sciences physiques, elle peut s’inspirer des sciences de la vie. Mais elle doit néanmoins ne pas prendre la société comme un organisme qui constitue une totalité unifiée qui cherche à réaliser ce qui lui est utile pour sa survie.

En effet, la sociologie peut prendre appuie sur la notion de fonction et d’utilité comme dans les sciences du vivant, mais cette utilité se situe au niveau des classes sociales.

Si la sociologie s’oppose à la psychologie, c’est en tant que celle-ci est individualiste. Mais pour autant la sociologie marxiste n’adopte pas un organicisme holiste. La société n’est pas une totalité unifiée, elle est divisée par une lutte entre des classes sociales.

 

Sorel Georges, “Les théories de M. Durkheim (suite et fin)”, Le devenir social, n°2, 1895

 

K. Marx montra que tous les systèmes politiques, philosophiques, religieux, ne peuvent pas être considérés comme des systèmes complets, ayant leurs racines fondamentales propres et il mit en évidence la nécessité de placer sous toute cette superstructure les relations économiques. Ce qu’il y a de plus frappant dans la société moderne, au point de vue économique, c’est la lutte acharnée des intérêts, c’est l’anarchie de la concurrence, c’est l’absence de toute coordination.

Tandis que jadis tout semblait subordonné à une certaine unité (plus ou moins idéale) de l’Etat, la nouvelle philosophie aperçut la division fondamentale que les anciennes théories avaient considérer comme accidentelle. L’Etat n’apparut plus avec l’extraordinaire prestige qu’il avait autrefois; il fut considéré comme distinct de la société et celle-ci fut dissoute en ses relations. [...] Impossible désormais, de chercher la pensée de la personne nationale, puisque toute l’histoire est dominée par la lutte des classes”.

 

L’apport de la sociologie matérialiste de Marx n’est pas seulement l’analyse en termes de classes sociale, mais d’avoir rompu avec le primat du politique. L’analyse marxiste fait de l’économie la base d’analyse des phénomènes sociaux.

 

[...] K. Marx a posé, avec une grande lucidité, le rôle futur de l’idéalisme. Jadis les révolutionnaires ont été, presque toujours, amenés à s’imposer une théorie illusoire d’après la légende du passé: ils marchaient avec la pleine certitude de répéter une expérience acquise à la science: - ces réminiscences historiques empêchaient de voir et de discuter les faits qui se déroulaient dans la réalité. Mais la grande révolution totale ne pourra être faite ainsi; car pour l’effectuer il faut acquérir la certitude qu’elle ne doit se produire sur aucun modèle antérieur, qu’elle est impossible à éviter, que l’avenir ne peut être déterminé. Ce que nous devons demander à la science sociale, c’est de nous faire connaître l’évolution et l’importance des forces révolutionnaires; mais tandis que, dans le passé, on embrassait l’avenir dans une hypothèse, reçue avec la déférence que l’on eût accordée à une théorie scientifique, nous ne pouvons avoir sur l’avenir que des vues indéterminées, exprimables seulement dans la langue de l’imagination artistique.

Nos pères s’étourdissaient pour ne pas voir le présent et se croyaient sûrs des solutions futures; - nous cherchons à connaître rigoureusement le présent et nous refusons de traiter l’avenir sous une forme scientifique. Cette transformation est bien quelque chose; elle est la conséquence de la théorie matérialiste de la sociologie”.

 

Une sociologie matérialiste n’est pas pour Sorel une sociologie qui détruit enlève toute fonction aux idéologies. Les croyances idéologiques ont une fonction dans l’action révolutionnaire. Néanmoins, elle modifie le rôle de la science dans l’action révolutionnaire. La sociologie scientifique peut nous fournir des descriptions utiles du présent, mais elle ne peut pas prétendre prévoir l’avenir. Ce qui dans l’action révolutionnaire relève d’une projection dans le futur n’est pas déterminable par la science. Cela relève de l’imagination artistique. Ce thème joue un rôle important dans la suite de l’oeuvre de Sorel dans la mesure où la théorie de la grève générale comme mythe constitue une illustration d’une telle position épistémologique.

 

Les écrivains qui ne font pas dogmatiquement de la sociologie se sont souvent mieux rendu compte de cette situation que les professionnels: ils n’ont pas en effet la prétention d’expliquer, d’une manière discursive, les phénomènes; ils cherchent surtout à faire sentir la vie dans les évènements et ils insistent beaucoup (trop parfois peut-être) sur les courants d’opinion, les centres d’excitation révolutionnaires, les sociétés politiques. Sans avoir de principes philosophiques arrêtés, ils disent ce qui les frappe: et ce qui est frappant dans le milieu humain est ce qui humain, c’est-à-dire l’action considérée dans l’agent”.

 

Sorel revient ici sur sa thèse selon laquelle la sociologie n’est pas une science explicative, mais une science de l’action. On reconnaît ici des thèmes qui sont communs également avec Bergson: l’opposition entre l’explication mécaniste de la matière et le mouvement de la vie.

 

[...] les institutions ne sont pas des choses ayant une origine mystérieuse: ce sont des oeuvres humaines “les rapports sociaux, dit Karl Marx, sont aussi bien produits par les hommes que la toile, le lin, etc.;” dans toute opération il faut distinguer la matière, la forme et l’opérateur; - seule la philosophie socialiste a su rester fidèle à ce principe et c’est pourquoi elle donne si grande place à la lutte des classes”. [...] Les rapports réels, dit K. Marx “ne sont pas des rapports d’individu à individu, mais d’ouvrier à capitaliste, de fermier à propriétaire foncier. Effacez ces rapports et vous aurez anéanti votre société”. Voilà pourquoi les hommes sont considérés en tant qu’ils appartiennent à des classes (ce mot étant entendu au sens marxiste)”.

 

Ce ne sont pas les structures sociales objectives qui sont les causes des actions sociales, mais ce sont les actions qui produisent les structures sociales. Ces actions ne sont pas les actions individuelles, mais les luttes des classes.

 

Ainsi nous possédons le moyen de reconnaître ce qu’il y a de vraiment humain dans la sociologie; nous pouvons définir correctement les groupes actifs, voir les conditions économiques de leur formation. Leurs mouvements devront être décrits avec des qualificatifs psychologiques et toute analogie tirée de la physique ne pourrait que nous induire en erreur: ainsi on observera dans quelle mesure les individus ont conscience des mouvements auxquels ils participent; on cherchera l’origine des illusions sentimentales qui dissimulent, les plus souvent, aux classes, sous des apparences idéologiques, le vrai caractère des luttes: on notera, avec soin, les variations dans les sentiments de solidarités, etc.

 

La sociologie ne rompt pas avec la psychologie dans la mesure où pour analyser les luttes des classes, elle doit introduire des analyses en termes de stratégies et donc des intentions et des buts. L’analyse des classes ne s’appuie pas sur une sociologie modélisant les actions des acteurs à partir d’un calcul rationnel. Ce qui les fait agir comporte des mobiles sentimentaux ou émotionnels.

 

Usage sociologique du darwinisme: “Le socialisme complète le darwinisme en introduisant le concept humain de lutte des classes; et alors il faut se demander quelles sont les raisons qui font survivre une forme; si c’est son utilité; à qui est-elle utile ? c’est là ce que l’histoire, éclairée par la théorie marxiste, doit nous apprendre. [...] Le plus fréquent, le normal, est utile...pour certaines catégories”.

 

De nouveau Sorel défend la possibilité d’une continuité entre les sciences sociales et les sciences du vivant, néanmoins il s’agit davantage d’une complémentarité que d’un darwinisme social. En effet, la société n’est pas envisagé comme un organisme social et ce n’est pas non plus au niveau de l’individu que l’utilité pour la survie doit être appréciée. Le concept d’utilité doit être appliqué aux classes sociales qui sont l’unité sociologique pertinente d’analyse d’une société.

 

Notre auteur se place du point de vue de l’homme d’Etat et il écrit pour l’homme d’Etat”.

 

Sorel souligne ici l’utilité politique de la sociologie. Le sociologue entend être un conseillé du Prince, ou plutôt un expert qui par sa compétence scientifique éclaire l’action du politique. La critique du rôle des intellectuels par rapport aux hommes politiques est un des axes de l’ouvrage d’E. Berth, Les méfaits des intellectuels. En 1909, dans un article intitulé “Syndicalistes et Bergsoniens” (La revue du mois, n°1), c’est à cette critique que semble en particulier répondre Celestin Bouglé, prôche de Durkheim, dans sa critique des philosophes de la nouvelle école et des syndicalistes révolutionnaires.

 

Les hommes d’Etat [...] ne cèdent que le jour où ils voient l’opinion contraire à la ler soutenue fermement par des groupes qu’il est impossible de dissoudre (attendu qu’ils sont associés d’une manière indissoluble dans la vie économique et qu’ils ont acquis la pleine conscience des intérêts de classe). A ce moment, ils font volte-face, ils font passer dans la législation des règles qu’ils avaient, juque là, considérées comme impraticables. Quand ces réformateurs sont habiles (et que les circonstances les favorisent) ils arrivent à dissoudre, pour un temps, les groupements formés sur le terrain politique et alors recommence une ère dite de paix sociale.

En dernière analyse, les hommes politiques ont dépassé le point de vue de la sociologie; leur conduite constante ne peut être expliquée que par es principes de la philosophie marxiste. C’est pourquoi nous pouvons dire que nos thèse ne sont pas de simples thoéries subsjectives, mais qu’elles représentent seules l’interprétation scientifique des procédés empririques suivis par les hommes de gouvernement, qu’elles sont fondés que l’expérience - autant que l’expérience est possible en ces matières”.

 

L’objectif d’expertise politique que s’assigne la sociologie durkheimienne paraît vain à Sorel. En effet dans sa pratique même, confrontés aux conflits sociaux, les hommes politiques sont conduits à admettre l’existence d’une société divisée en classes sociales par une lutte des classes.

 

M.Durkheim cherchera-t-il à dépasser la position qu’il a prise ? S’il le fait, il ne pourra manquer d’emprunter au marxisme la conception des classes”.

 

En définitif, si Sorel reconnaît la qualité intellectuelle des travaux de Durkheim, il considère que sa sociologie demeure limitée par le refus d’aborder la société comme divisée en classes sociales.

 

Conclusion:

A travers la critique qu’il effectue des thèses d’Emile Durkheim, Georges Sorel défend sa propre conception d’une sociologie matérialiste d’inspiration marxiste. Tout d’abord, il s’oppose au réductionnisme physicaliste que défend selon lui Durkheim et qui le conduit à faire de la sociologie une science explicative. Au contraire, pour Sorel, la sociologie doit partir des actions humaines. Mais celles-ci ne sont pas les actions individuelles, mais les actions des classes sociales. L’objet de la sociologie ce sont les rapports de classes et donc la lutte des classes.

En définitive, la sociologie de Durkheim en évacuant la division de la société en classe sociale adopte une approche organiciste. Une telle conception se donne pour objectif de faire du sociologue le conseiller technique de l’homme politique en lui permettant de remédier aux pathologies sociales. Cependant l’approche marxiste conduit à poser la fonction sociale de ce qui est, non pas au niveau de l’intérêt général, mais de l’utilité de la classe dominante.

En définitif, face à l’expérience des conflits sociaux, l’homme politique est lui aussi conduit à adopter une lecture classiste de la société.

 

 

 

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