L'engagement professionnel des professeurs du secondaire

Entretien avec Aurélie Llobet, politiste

Aurélie Llobet est docteur en science politique. Elle a soutenu en juin 2011, à l’Université Paris-Dauphine, une thèse intitulée « Les professeurs du secondaire en action : de l’engagement professionnel à la mobilisation politique ».

 

 

IRESMO : Vous pratiquez une analyse qualitative à partir de quatre monographies que vous menez dans des établissements scolaires. En quoi l’inscription très locale de votre enquête vous a-t-elle permis de mieux comprendre les logiques de l’engagement professionnel et politique? Vos observations et conclusions vous paraissent-elles généralisables à l’ensemble du corps enseignant ?  

 

Aurélie Llobet :

 

La science politique développant depuis une vingtaine d’année une approche localisée du politique, j’ai choisi d’étudier la politique éducative et les pratiques d’investissement des enseignants du secondaire par le bas. Pour mener à bien ce projet, j’ai sélectionné quatre établissements : une cité scolaire du centre de Paris, un lycée professionnel de banlieue parisienne, un lycée d’enseignement général et technologique et un collège ambition-réussite, tous deux situés en province. Ces structures volontairement hétérogènes en termes de public, de taille et de corps enseignant m’ont permis de capter la diversité des contextes d’enseignement. En plongeant dans le quotidien, il est possible de saisir la pluralité des investissements des travailleurs et de dégager les différentes formes d’engagement émergeant dans le cadre du travail. En croisant observation des pratiques et analyse des carrières, on peut expliquer pourquoi certaines personnes s’engagent dans le cadre de leur activité professionnelle, quels sens donnent-elles à leurs actions. La comparaison permet de mieux cerner les caractéristiques spécifiques de chaque cas étudié mais aussi de repérer les traits communs aux différents sites et sur le plan théorique cela offre la possibilité de catégoriser et conceptualiser, finalement de produire une théorie qui rende compte d’une grande partie des comportements étudiés. 

 

IRESMO : Vous faites référence dans votre travail à la sociologie des Street Level Bureaucrats, auxquels vous comparez les enseignants. De quoi s’agit-il ? En quoi le fait de considérer les enseignants comme des Street Level Bureaucrats permet-il d’enrichir l’analyse de ce groupe professionnel?

 

Aurélie Llobet :

 

L’expression de street-level bureaucrats est utilisée par Michal Lipsky pour faire référence aux agents de base qui, sur le terrain, sont au contact des publics[1]. En se concentrant sur les micro-interactions, cette approche permet de repérer les pratiques concrètes par lesquelles s’applique une politique au quotidien[2]. Plus globalement, ces analyses dégagent le processus d’acculturation des rôles sociaux et institutionnels en pratique peu définis. Les street-level bureaucrats sont souvent pris entre plusieurs impératifs, par exemple d’assistance et de contrôle, qui génèrent autant de conflits de rôle[3]. Face à cette indétermination croissante, ces agents développent, au cours de leur socialisation professionnelle, des ressources pour faire face aux contraintes rencontrées dans le cadre de l’activité routinière. Les agents contribuent, par le bas, à définir les rôles institutionnels. Ainsi, cette littérature dévoile les logiques de contournement des tâches dévalorisées et les pratiques de résistance mises en œuvre par les street-level bureaucrats[4]. Basées sur de fines enquêtes empiriques, ces études montrent que les agents en charge de la mise en œuvre des décisions publiques procèdent à des arrangements qui détournent parfois les politiques publiques de leurs objectifs initiaux.

Mais ces travaux s’intéressent le plus souvent aux agents placés au bas de l’échelle hiérarchique. Les facteurs, les agents d’accueil sont relativement peu diplômés. J’ai pris le parti de considérer les enseignants du secondaire comme des street-level bureaucrats. Bien évidemment, on pourra objecter que les enseignants ne sont pas des simples guichetiers. En effet, les professeurs du secondaire sont davantage diplômés, ils ont pour la majeure partie réussi un concours national fondé sur des savoirs spécialisés leur garantissant une compétence spécifique. De plus, les professeurs du secondaire bénéficient d’une large autonomie dans le cadre de leur exercice professionnel. Peu contrôlés, ils sont libres dans leur classe et interprètent directement les recommandations officielles à l’instar des programmes scolaires. Tout cela les différencie des guichetiers mais ne les distingue pas pour autant de la catégorie des street-level bureaucrats. D’une part, le métier de professeur trouve son essence dans le contact avec un public. D’autre part, la profession a été confrontée à différentes transformations structurelles (massification de l’enseignement, évolution du corps enseignant). La réforme des modes de gouvernement de l’Education nationale a accru l’autonomie des enseignants. Les ambitions de « professionnalisation » et de « responsabilisation » ont permis à l’institution de déléguer aux acteurs de terrain la définition des situations d’enseignement qu’elle peine, avec la massification, à réguler. L’indétermination des situations d’enseignement et la faible formalisation du rôle à tenir font que les conditions de travail des professeurs les rapprochent de celles des guichetiers. En  tant que street-level bureaucrats, ils activent leurs dispositions personnelles et procèdent, également, en fonction de ce qu’ils sont, à des arrangements, des détournements et résistances aux décisions publiques. En les appréhendant de la sorte, il a été possible de questionner tant le malheur que le bonheur au travail, de saisir tant les pratiques que les représentations des professeurs.

 

IRESMO : Votre travail accorde une place très importante à la notion d’autonomie professionnelle. En quoi consiste la « liberté pédagogique » accordée aux enseignants? Comment les enseignants la mettent-ils en pratique ? Quel rôle joue-t-elle dans le rapport que les agents entretiennent à l’institution ?

 

Aurélie Llobet :

L’autonomie est une notion centrale en sociologie des professions. La conquête d’une tâche permet aux groupes de devenir profession et de détenir un monopole sur l’entrée dans le métier. C’est le cas des enseignants dont l’autonomie est garantie et préservée par la loi[5].

Les enseignants du secondaire bénéficient de larges marges de manœuvre et restent autonomes dans leur travail. Si les professeurs sont soumis au contrôle quotidien des chefs d’établissement et à une inspection pédagogique plus sporadique, ils restent, dans les limites des programmes scolaires, libres d’organiser leur enseignement mais aussi leur temps de travail. J’ai rencontré plusieurs IA-IPR, ceux-ci ont insisté sur le fait que globalement les professeurs suivaient minutieusement les programmes scolaires, ils leur reprochaient même leur absence de prise de risques. Au-delà de la mise en œuvre des programmes scolaires, la question de l’autonomie et de la liberté pédagogique est particulièrement centrale. D’une part, elle caractérise la prise de rôle et permet de comprendre comment se forge un rapport particulier au métier. Les professeurs du secondaire se distinguent ainsi d’autres cadres notamment du secteur privé par leur libre gestion de leur enseignement mais aussi de leur temps de travail. Ces conditions de travail façonnent une indépendance professionnelle qui influe sur le plaisir à travailler. C’est cette indépendance qui offre aux enseignants une position singulière au sein de l’Education Nationale, ils se présentent comme les spécialistes de l’action pédagogique. La présence sur le terrain révèle que les professeurs sont majoritairement attachés à leur indépendance et expriment des craintes sur l’intrusion des chefs d’établissement sur les questions pédagogiques. Cette même autonomie façonne le groupe professionnel en lui-même. Ainsi, la défense de l’autonomie et de la liberté pédagogique est également un objet d’action collective que les syndicats cherchent à préserver.   

Dans le cas des enseignants du secondaire, la question de l’autonomie est particulièrement riche car elle permet à la fois d’interroger une dimension individuelle à savoir la prise de rôle et de faire le parallèle avec le groupe professionnel pour saisir ce qui fait sens et analyser la position des enseignants au sein de l’institution scolaire.  

 

 

IRESMO : La « crise » du métier enseignant est un poncif du discours médiatique et occupe une place forte dans l’image que le groupe a de lui-même. Comment les enseignants réagissent-ils dans l’exercice de leur activité aux transformations de l’école et de leur rôle ?

 

Aurélie Llobet : Cette enquête empirique a permis d’établir la variété des positions mais surtout des pratiques. On observe tant des professeurs mécontents qui maugréent sans prendre publiquement la parole, d’autres qui restent et mettent en place des solutions locales ou bien encore ceux qui expriment un bonheur professionnel. L’entrée dans le métier est liée à la maîtrise d’une discipline universitaire ; ils entrent tous dans l’enseignement pour la transmettre aux élèves. A partir de là, les professeurs, en fonction de leur parcours et origines sociales, modèlent des définitions du rôle qui leur sont propres. Mais, cette dimension est centrale pour étudier la pluralité des comportements adoptés par les enseignants. C’est en vertu des savoirs, d’une compétence spécialisée qu’ils déterminent leurs manières de faire. Quand l’institution évolue ou adopte des dispositifs, on adapte ses pratiques en fonction de ce schème du savoir et du rôle de l’enseignant centré sur la transmission. Quand l’institution change soit les professeurs ne font rien, soit ils évoluent avec elle dans la mesure du plaisir retiré. Les évolutions de l’institution les éloignent des savoirs pour lesquels ils sont entrés dans le métier. Des professeurs affectés par le déclassement ne trouvent pas les ressources leur permettant de tirer profit de leur activité. Ainsi, ils refusent de prendre en charge des tâches les éloignant de la transmission des savoirs et développent un discours négatif sur le métier et l’institution. Pour continuer à s’investir dans le métier et l’institution, les enseignants ont besoin de rétributions à leur engagement. L’éducation ou la prise en charge de tâches annexes à la transmission des savoirs sont prises en charge par les enseignants pendant un temps mais génèrent usure et fatigue professionnelle. Les professeurs se recentrent vers ce qu’ils maîtrisent le mieux : les savoirs et demandent classiquement leur nomination dans les établissements les moins difficiles. L’institution accepte cela et se contente d’une orthodoxie des pratiques. L’investissement dans le métier d’enseignant est à corréler au plaisir que l’on peut retirer dans le métier. Les bénéfices sont multiples. Il peut tant s’agir de la possibilité de s’épanouir dans les savoirs en enseignant en lycée ou classes préparatoires, d’être intégré à un collectif ou bien encore d’avoir le sentiment d’agir en conformité avec ses idéaux.

La fidélité à l’institution prend une pluralité de formes pouvant se juxtaposer dans le temps. Cette thèse a permis de dégager les formes de résistance émergeant dans le travail, a mis en exergue les logiques de la mise en retrait de certains professeurs et les stratégies d’accommodation des autres. L’analyse du rapport au rôle corrélé à l’étude des trajectoires biographiques et carrières professionnelles dégage un panel de moyens d’actions individuels qui sont autant de stratégies pour se déprendre des difficultés que les professeurs du secondaire rencontrent dans l’exercice de leur métier.

 

IRESMO : Les enseignants, vous le soulignez dans votre travail, ont un taux de syndicalisation très supérieur à la moyenne de la population et de la fonction publique. Que recherchent-ils en adhérant à un syndicat ? Peut-on déduire de cette forte syndicalisation un fort attachement des enseignants à leurs syndicats et à l’action collective ?

 

Aurélie Llobet :

 

 Le syndicalisme occupe une place centrale dans l’Education Nationale : la syndicalisation moyenne dans le secondaire s’établit à 31,6% et à 26,2% dans l’enseignement primaire. 70% du même corpus est ou a été syndiqué, seuls 30% ne l’ont jamais été[6]. La position des syndicats dans les instances représentatives leur permet de proposer leurs services aux enseignants et de les orienter dans leurs stratégies de carrière. Leur efficacité et pouvoir sont ancrés dans les représentations des enseignants qui utilisent cette ressource. De fait, bien que les taux de syndicalisation restent élevés, les pratiques d’adhésion sont de courte durée. La syndicalisation répond à des besoins précis d’information et de conseil dans la gestion d’une carrière, elle s’effectue majoritairement au cours des premières années d’enseignement ou sur le tard, à un tournant de carrière. Cependant, l’utilitarisme tend à se transformer en conformisme. Le fait de se syndiquer est intégré dans les pratiques enseignantes, sans avoir d’intérêt direct, on se syndique par précaution mais aussi par conformisme par rapport aux pairs. La mise en place d’une norme syndicale repose largement sur les sociabilités locales. L’on sait que la syndicalisation croît en fonction de l’implantation syndicale. Dans presque tous les établissements de l’enseignement secondaire, au plus près des enseignants, se déploie une activité syndicale. La présence de responsables syndicaux favorise l’acte d’adhésion et explique la formation de pratiques de participation.

 

IRESMO : Dans les quatre établissements que vous avez étudiés, qu’est-ce qui fait que les équipes ou les individus se mobilisent ou au contraire restent à l’écart de l’action collective ?

Quels rapports avez-vous constatés entre l’engagement professionnel et l’engagement politique ?

 

Aurélie Llobet :

 

Dans chaque établissement est fréquemment présente au moins une section syndicale. Les sections syndicales participent à la vie collective du métier d’enseignant. Le plus souvent, elles représentent les personnels au Conseil d’Administration et organisent les réunions syndicales.

Les responsables des sections syndicales sont les intermédiaires entre les organisations et la base enseignante. Leurs pratiques et manières d’être influent sur le rapport entretenu par les professeurs à leur syndicat. Relais entre les directions nationales et la base enseignante, ils jouent un rôle central dans la socialisation professionnelle et politique des professeurs du second degré. Leur présence dans les établissements fait qu’ils sont les premiers interlocuteurs des enseignants. Ainsi, ces militants endossent, de fait, un rôle de recruteur et d’incitateur à la mobilisation. Ils conseillent, informent et organisent l’action collective. L’heure mensuelle d’information syndicale qui autorise les syndicats à organiser une heure de réunion par mois pendant leur service, est régulièrement utilisée au sein des établissements scolaires. C’est un instrument routinier destiné à produire du collectif. Bien que les usages en soient différenciés en fonction des établissements, les heures d’information syndicale incarnent des lieux de rencontre et de débat pour les équipes éducatives et permettent, dans une certaine mesure, de sensibiliser les enseignants à la cause syndicale. Mais les réunions ne sont pas toujours suffisantes pour susciter la mobilisation. Les mouvements dans l’Education Nationale reposent sur une minorité politisée et très active dans et à l’extérieur des établissements scolaires. Si les héritiers sont nombreux, une partie a été initiée au syndicalisme au cours de la socialisation professionnelle. Tous se caractérisent par un fort ancrage local dans les réseaux militants et par une disponibilité. Ces poignées de politisés participent à l’émergence des mobilisations dans les établissements scolaires et prennent en charge le travail militant.

 Les militants syndicaux ont un rôle central dans l’émergence des mobilisations au sein des établissements scolaires. La profession offre, par l’interaction avec les collègues, un cadre de mobilisation et initie les enseignants à l’action collective. Une partie des enseignants, malgré le travail d’incitation local, se tient à distance des syndicats mais aussi du collectif enseignant. La socialisation primaire ou les logiques d’accès à la profession expliquent bien souvent ces mises à l’écart.

D’autres professeurs, non socialisés politiquement, découvrent l’action collective dans le cadre professionnel. Les pratiques de sensibilisation mises en place par les responsables syndicaux ainsi que les contextes d’enseignement favorisent l’engagement dans des actions essentiellement locales. Syndiqués et non-syndiqués militent dans le cadre de l’établissement sous le joug des syndicats. Le prolongement de l’activisme à l’extérieur de l’établissement est, par contre, difficile à rendre effectif. Par manque de disponibilité, nombreux sont les professeurs qui s’investissent dans le cadre de l’établissement.

La rencontre, au sein des établissements scolaires, entre des militants et de simples adhérents participe, par un travail d’animation et de sensibilisation, à l’émergence et la reproduction d’un potentiel protestataire.

 

 



[1] Michael Lipsky, Street level bureaucracy. Dilemmas of the individual in Public Services, New York, Russel Sage Fondation, 1980.

[2] Vincent Dubois, « Avant-propos », La vie au guichet, Paris, Economica, 2010, [2003, 1999].

[3] Voir : Vincent Dubois, « Le paradoxe du contrôleur. Incertitude et contrainte institutionnelle dans le contrôle des assistés sociaux », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°178, 2009, p.28-49.

[4] C’est notamment le cas de certains facteurs, voir sur cette question : Marie Cartier, Les facteurs et leurs tournées : un service public au quotidien, Paris, La Découverte, 2003. 

[5] Article L 912-1-1 du Code de l’Education.

[6] Données établies par l’ANR sur l’engagement des enseignants dirigé par Frédéric Sawicki au CERAPS-Université Lille 2.

 

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